Les Forçats du mariage/19

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Librairie internationale (p. 168-179).

XIX


Pendant un mois, Étienne et Juliette furent tout occupés de leur installation. Robert les voyait chaque jour. Devenu leur indispensable conseiller, ses avis étaient presque toujours adoptés.

Certes, bien qu’elle s’en défendît, Juliette l’aimait encore. Quand il n’arrivait pas à l’heure annoncée, elle éprouvait les mêmes angoisses qu’autrefois. Cependant elle conservait un vif ressentiment du passé. À la moindre contrariété, sa colère renaissait violente ; haineuse. Elle souhaitait de le voir souffrir, de le voir malheureux.

Parfois, elle se repentait d’être revenue à Paris, d’avoir acheté cet hôtel. Parfois même elle disait à Étienne :

— Je regrette mon caprice. Si tu veux, nous revendrons tout, et nous retournerons à Nantes.

C’était Étienne qui insistait pour rester,

La vérité est que cet amour effrayait Juliette : où la conduirait-il ? Si elle cédait à son entraînement, Robert ne l’abandonnerait-il pas une seconde fois ? Et puis, elle était jalouse de Marcelle.

Les deux jeunes femmes se voyaient fort peu. Elles éprouvaient l’une pour l’autre une répulsion, une méfiance instinctives.

Marcelle aussi souffrait cruellement de l’abandon où Robert la laissait. Il ne s’ennuyait plus. Il ne pouvait rester plus d’un quart d’heure auprès d’elle sans laisser voir son impatience de sortir. Elle devinait qu’il allait chez Juliette, Serait-ce une fantaisie passagère ou un attachement durable ? lui reviendrait-il jamais ? L’avenir, hélas ! lui paraissait bien noir.

Ne pouvant plus sortir, chaque jour plus souffrante, plus fatiguée, elle eût eu besoin des soins tendres de son mari pour l’aider à envisager avec calme la crise terrible qu’elle allait traverser ; et au lieu de tendresse, c’était pis que l’abandon, c’était la trahison peut-être. Tantôt elle souhaitait de mourir ; tantôt se reprenant à aimer la vie, elle voulait essayer de lutter, de reconquérir son mari : elle pensait à aller trouver Juliette, à l’attendrir par la peinture de ses douleurs, à la supplier de lui laisser le cœur de Robert, son bien, son seul bonheur.

Mais au moment de franchir le seuil de sa maison, elle avait peur. Pouvait-elle s’humilier ainsi devant cette femme qui, peut-être, aimait aussi Robert, et rirait de ses tourments ?

Tout le jour elle restait donc couchée sur une chaise longue, dans une attitude anxieuse, désolée. On eût dit, à voir sa large pupille, fixée dans le vide, que son œil cherchait à franchir l’espace. Que faisait-il ? Où était-il ? aux pieds de Juliette sans doute, lui prodiguant les protestations ardentes dont il l’avait enivrée elle-même, et qu’elle ne pouvait oublier.

Alors une chaleur brûlante lui montait aux joues ; elle se levait, s’habillait fiévreusement pour aller le surprendre. Comme toutes les femmes jalouses, elle voulait savoir, préférant une certitude qui la tuerait peut-être au doute qui la torturait. Mais tout à coup cette force factice l’abandonnait, ses jambes fléchissaient. Que dirait Robert d’une telle démarche ? Au lieu de ressaisir son amour, n’était-ce pas le moyen de se rendre importune, odieuse peut-être ? Elle retombait désespérée, mourante sur sa chaise longue.

Robert, tout entier à sa passion renaissante, s’apercevait à peine des souffrances de sa femme. Il avait passé huit mois sans aimer. Aussi lui semblait-il retrouver toutes les jeunesses, tous les enthousiasmes du premier amour. Femme, Juliette avait pour lui une saveur que la jeune fille n’avait pu lui offrir. Et puis cette résistance l’étonnait autant qu’elle l’irritait.

Il lui faisait une cour assidue, subissant ses caprices et même ses rebuffades ; car elle ne lui épargnait aucun de ces menus supplices par lesquels une femme aime à constater son empire.

Il n’y avait pourtant chez elle aucun calcul stratégique, aucune intention même de coquetterie. Elle s’abandonnait naïvement, brutalement quelquefois, à ses impressions bonnes ou mauvaises. Elle ne voulait pas être la maîtresse de Robert, elle le lui signifiait avec hauteur, avec colère même ; mais elle ne voulait pas le perdre non plus ; et quand elle le voyait découragé, triste, prêt à quitter la partie, elle le retenait par un regard d’amour, une tendre parole. Puis, dès qu’elle l’avait reconquis, elle recommençait à le torturer.

— Vous trouvez donc un grand bonheur à me faire souffrir ? disait-il.

— Croyez-vous que je ne souffre pas, moi ?

— Mais alors pourquoi prolonger ce supplice ?

— Parce que je ne sais pas, répondait-elle, si je vous aime, ou si je vous hais. Tantôt il me semble que je ne puis vivre sans vous, tantôt je voudrais vous fuir au bout du monde.

— Cette haine, Juliette, c’est de l’amour.

— Si je vous cédais, vous me quitteriez encore.

— Laissons l’avenir : les joies du présent suffisent à ceux qui aiment.

— Tenez, allez-vous-en, ne revenez plus. Je suis malade, je deviens mauvaise ; vous avez changé ma nature. J’étais primitivement une bonne et honnête fille ; vous avez fait de moi un monstre de perversité. Je me fais horreur, je voudrais n’être jamais née. Je ne désire pas la mort, car j’ai peur de l’enfer. Cependant les tourments de l’enfer ne peuvent égaler ceux que j’endure depuis que je vous aime.

— Eh bien ! lui dit-il un jour, adieu ! Je ne reviendrai plus. Cette vie, vraiment, est intolérable.

Il se leva, prit son chapeau.

— Où allez-vous ? cria-t-elle. Ah ! je vous en supplie, ne m’abandonnez pas.

Elle se pendit à son cou, et ses lèvres pâles se tendirent à celles de Robert.

Puis elle le repoussa brusquement.

— Sortez, vous me rendez folle.

Et quand il sortit, elle lui serra la main avec force, et lui dit, en accompagnant, ces mots d’un long et brûlant regard :

— À demain.

Et le lendemain Robert revint.

Marcelle attendait chaque jour sa délivrance.

Un soir, comme Robert se préparait à la quitter, elle le regarda avec une expression si douloureuse, si suppliante, qu’il s’arrêta et resta auprès d’elle. Alors les larmes la suffoquèrent. Elle n’aurait osé lui faire un reproche ni même lui adresser une prière. Elle sentait que la pensée de son mari était toujours loin d’elle.

Mais ce flot de larmes trahit si involontairement sa souffrance, que Robert en fut touché, car il était bon, et il avait pour elle une affection, une reconnaissance très-réelles. Il redevint tendre, et sut, par de gracieuses attentions, sécher ses larmes et endormir son chagrin.

Ce jour-là, il n’alla point chez les Moriceau.

Le lendemain, vers midi, Marcelle fut prise de légères douleurs. Néanmoins il sortit. Un véritable délire le poussait vers Juliette. Il connaissait ses impatiences. Il la savait capable, dans un moment de colère, de se jeter avec passion dans les bras de son mari.

Juliette en effet l’attendait. Brisée par l’attente, elle se tenait à demi couchée dans un petit salon qui conduisait à sa chambre.

Ce salon, tendu de satin or pâle, était riche, voluptueux et coquet. Les sièges très-bas, de formes variées, étaient entièrement recouverts de même étoffe. Partout la soie, les glands touffus, les riches crépines.

Dans des jardinières de laque, les azalées éclatantes, les pâles et naïves bruyères et les bananiers à hautes feuilles prêtaient à ce salon leur parure d’hiver.

Juliette était enveloppée d’une robe de chambre de cachemire blanc, sur laquelle se déroulaient ses longs cheveux noirs.

La souffrance avait voilé son regard, pâli ses joues et attendri les lignes un peu trop énergiques de sa bouche. Des marbrures bleuâtres estompaient les tempes et les contours du visage. Elle tressaillait au moindre bruit. Par instant des larmes lui montaient aux yeux, et sa poitrine était oppressée par de pesants soupirs. Ainsi ployée par la passion, elle était plus belle encore, presque touchante.

— Qu’as-tu ? ma bien-aimée Juliette ? souffres-tu ? demanda Étienne avec anxiété.

— Oui, je ne sais ; un peu de lourdeur dans la tête. Ce n’est rien.

Il s’assit à côté d’elle.

Elle appuya son front languissant sur l’épaule de son mari.

— As-tu mal dormi ? reprit-il.

— Oui, c’est cela ; j’ai passé une nuit fort agitée.

— Et qu’est-ce qui causait ton agitation ?

— Le sais je ? répondit-elle avec impatience.

Il lui passa la main sur les cheveux et voulut la baiser au front.

Juliette ne put réprimer un léger mouvement de répulsion qui n’échappa point à Étienne. Il fronça le sourcil, ses paupières eurent une imperceptible contraction. Puis, posant doucement la tête de sa femme sur le coussin :

— Tâche de dormir un peu, dit-il ; cela te remettra. J’ai rendez-vous avec un expert pour faire estimer ce Titien que tu désires.

— Oui, je vais essayer de dormir, répondit-elle.

Étienne sortit. Elle poussa un soupir dé soulagement.

Quand elle souffrait ainsi, tout bruit, toute distraction, les attentions mêmes de son mari l’irritaient.

Robert vint quelques instants après.

Son visage était également altéré. Son beau regard rayonnant semblait abattu par la fièvre et par l’insomnie,

Juliette, malgré sa joie de le voir, se contint. Elle resta étendue, immobile, les yeux fermés.

— Vous souffrez ! s’écria Robert.

— C’est vous qui me faites mourir, dit-elle faiblement. Pourquoi n’êtes-vous pas venu hier ?

— Marcelle était malade.

— Puisque vous aimez tant votre femme, que ne restez-vous auprès d’elle ? Je ne veux pas d’un amour partagé, entendez-vous ? je n’en veux pas.

— Mon amour est tout à vous, Juliette, je vous le jure. Je ne suis resté hier auprès d’elle que par pitié. Je ne puis cependant pas la tuer dans l’état où elle est. Vous-même, si j’étais capable d’une semblable cruauté, vous me mépriseriez, vous me haïriez.

— Vous aimez mieux que je souffre, moi ? Que vous importe ? Je ne suis pas votre femme, je n’ai aucun droit. Vous pouvez sans cruauté me faire mourir, n’est-ce pas ? Eh bien ! non, non, je ne veux pas souffrir.

— Moi non plus, je ne veux pas que tu souffres ; je t’aimerai uniquement, éternellement.

— Jure-le sur ma vie, sur la tienne, sur notre salut à tous deux.

Robert prononça les plus terribles serments.

Alors Juliette, complètement guérie, devint douce et charmante. Une teinte rosée reparut à ses joues. Ses yeux encore endoloris prirent une expression de tendresse infinie.

Il semblait que tout sentiment de colère, de vengeance fût éteint, que la passion sensuelle elle-même fût absorbée par l’ivresse du cœur, une ivresse chaste et profonde.

— Que je suis heureuse de t’aimer ainsi ! reprit-elle. Et je t’aime sans remords. Pourquoi aurais-je des remords ? N’est-ce pas toi que mon cœur avait d’abord choisi ? Ne me demande pas d’être ta maîtresse, nous sommes si heureux ainsi !… Jusqu’alors, il m’avait semblé avoir au dedans de moi comme un démon qui me dévorait ; maintenant, c’est la pure félicité des anges. Mon âme enfin se dilate, s’épanouit. Merci, Robert, merci. Cet instant me fait oublier toutes les amertumes du passé. Je suis bien réellement ta femme. Quelles lois, quelle force humaine pourraient nous séparer ?

Elle enlaçait de ses beaux bras le cou de Robert.

— J’ai assez lutté, reprenait-elle d’une voix attendrie, plaintive. Mon courage est à bout, je me rends. J’ai voulu te haïr ; je ne puis que t’aimer. J’ai essayé d’aimer mon mari ; mais ta pensée toujours était entre nous. Tu ne sauras jamais ce que j’ai souffert pour toi. Guéris-moi, console-moi, Robert, fais-moi la vie heureuse. Je ne suis pas la femme méchante que tu supposes. Quand je suis mauvaise, c’est que je souffre. Je suis tendre, au contraire, aimante ; je veux être aimée infiniment comme je t’aime. Je veux ton cœur à moi, tout à moi. Je veux que ma vie soit fondue dans la tienne. Pardonne-moi, pardonne, je t’en conjure, mes caprices, mes boutades. Je suis tienne, ta chose, ta servante, Robert, mon Robert !

Elle s’était laissée glisser à genoux.

En la voyant, elle si altière, dans cette attitude humiliée, Robert se sentit vraiment attendri. Il la releva et lui baisa les mains longtemps, respectueusement. Chez lui aussi ce ravissement du cœur succédant à une souffrance aiguë avait vaincu l’ardeur des sens.

— Restez à dîner avec nous, dit-elle, et ce soir nous irons ensemble à l’Opéra.

— Mon adorée, c’est impossible. Il faut que je rentre ; une affaire urgente…

— Eh bien ! sacrifiez-moi cette affaire. Ne gâtez pas ce beau jour. Passons-le ensemble tout entier, je vous en supplie.

— Je suis engagé pour ce soir, reprit-il embarrassé. Mais si je le puis, je vous jure…

— Ce n’est pas une promesse cela, dit-elle impérieusement.

— Eh bien ! je vous promets, à moins…

— À moins que Marcelle ne vous retienne, n’est-ce pas ? acheva Juliette d’un ton irrité, sarcastique.

— Mais enfin, mon amie, si elle était au plus mal ! La quitter dans un moment semblable…

— Ah ! c’est cela ! Eh bien ! adieu ! adieu !

Elle s’élança dans sa chambre et s’y enferma.

À huit heures, Robert vint prendre Juliette pour l’accompagner à l’Opéra.

Mais il n’écouta point la musique. Il était pâle, défait, absorbé. Quand Juliette lui parlait, il entendait à peine. Elle lui pressa furtivement la main, le sollicitant du regard. Il ne répondit ni à son regard, ni à son étreinte.

— Adieu, dit-il tout à coup ; rester ici, c’est plus qu’une indignité, plus qu’un crime, c’est une lâcheté.

— Qu’y a-t-il donc ?

— Marcelle se meurt peut-être.

Et brusquement, sans attendre la permission, ni l’adieu de Juliette, il sortit.