Les Forçats du mariage/2

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Librairie internationale (p. 28-39).

ii


Pour la première fois, cet enfant choyé de la fortune se trouvait en face d’une situation sérieuse. Comme il était resté, au milieu de sa vie de plaisir, scrupuleusement honnête, grande était sa perplexité, malgré le ton frivole qu’il tâchait d’affecter.

Il dîna fort mal, du bout des dents.

À sept heures, il sortit, et dit à son cocher :

— Rue de Vaugirard, en face du Luxembourg.

Quand il y arriva, les portes étaient encore ouvertes. Il traversa le jardin, sortit par la rue de Fleurus. À l’angle de la rue Jean-Bart, il longea une muraille élevée et noirâtre, s’arrêta devant une petite porte verte et sonna.

Une femme âgée vint lui ouvrir.

Mme  de Brignon ? demanda-t-il.

— Elle s’est trouvée un peu indisposée ce soir, et s’est couchée.

Mlle  Delormel ?

— Mademoiselle est au jardin, répondit la vieille femme.

Le jardin était assez vaste. Il faisait déjà sombre. Les derniers reflets du jour éclairaient seulement le haut des arbres. L’atmosphère était lourde, électrique et chargée d’effluves printanières.

Robert, en pénétrant dans ce jardin, se sentit oppressé.

Il regarda sa montre.

— Je n’ai que vingt minutes, pensa-t-il, car je dois être à neuf heures chez les Rabourdet.

Il marcha plus vite. Puis il ralentit le pas. On eût dit qu’il hésitait.

Tout à coup un petit cri contenu s’échappa d’un fourré de charmille.

Il s’arrêta.

— Où êtes-vous donc, Juliette ? dit-il à demi-voix.

Une jeune fille sortit du massif, et se présenta en lui tendant la main.

Il prit cette main, et la porta à ses lèvres.

Juliette s’appuya contre un arbre, comme si elle défaillait.

— Qu’avez-vous ? demanda Robert anxieux.

— Rien. Le froid sans doute.

— Il est tard en effet, reprit Robert, qui ne voulut pas s’apercevoir du trouble qu’il causait. Que faisiez-vous là toute seule ?

— Toute seule ! Ne suis-je pas toujours seule ? fit elle amèrement. Je pensais…

— À quoi ?

— À vous.

La voix de Juliette, en prononçant ces mots, eut une vibration qui fit tressaillir le jeune homme.

— Et que pensiez-vous de moi ? dit-il gaiement.

— Je souffrais, répondit-elle d’un ton brusque. Il y a huit jours que je ne vous ai vu, et vous êtes mon seul ami.

— Mille pardons, chère enfant, j’ai eu tant de d’affaires sur les bras !

— Des affaires ! Je croyais que vous n’aviez d’autres soucis que vos plaisirs.

— Je vais vous faire une grosse confidence. Mais n’aurez-vous pas trop de chagrin si je vous raconte mes malheurs ?

— Je vous en prie, dites-les-moi.

— Je suis ruiné.

— Ah ! tant mieux ! exclama Juliette en lui serrant fortement le bras.

— Je vous supposais plus d’amitié pour un vieux camarade.

— Vous ne me comprenez pas.

— Alors je demande une explication.

— Il ne me plaît pas de m’expliquer.

— Bizarre fille ! murmura Robert. Vous vous ennuyez bien ici, n’est-ce pas, Juliette ?

— Oh ! oui, surtout quand je passe huit jours à attendre quelqu’un qui ne vient pas.

Il y avait des larmes dans sa voix.

— Pardonnez-moi, dit Robert.

— Non.

— Pourquoi ?

— Parce que cela me coûterait, et que vous n’y tenez guère.

— Enfant gâtée.

— Gâtée, moi !

— Votre grand’mère est souvent grondeuse, j’en conviens.

— Qu’est-ce que cela me fait ?

— Alors c’est la solitude qui vous ennuie. En effet, depuis votre sortie du couvent, votre vie est bien triste pour une jeune fille. Sans doute, je me suis assez mal acquitté du devoir que j’ai contracté, il y a bientôt huit ans, lorsque je promis à votre mère mourante de veiller à votre bonheur.

— Ah ! je ne vous fais aucun reproche, dit-elle d’un ton plus doux. Vous avez été très-bon pour moi.

Elle s’arrêta.

— Trop bon, reprit-elle avec un soupir.

— Que voulez-vous dire ?

— Que vous m’avez un peu gâtée en effet, et que si je me montre exigeante, c’est votre faute.

— Alors il faut que je devienne méchant ?

— Non, oh ! non ! supplia-t-elle.

— Écoutez, ma chère enfant, je veux vous parler sérieusement ce soir. Votre grand’mère se fait vieille ; moi-même, me trouvant ruiné, que vais-je devenir ? Il vous faut un protecteur, un appui ; je veux vous marier.

— Moi, me marier ! s’écria Juliette avec un rire nerveux. Mais je ne pense pas à cela.

— J’y pense pour vous, repartit Robert avec gravité. Je veux assurer votre avenir. Vous avez vingt ans, peu de fortune. Si votre grand’mère venait à mourir, que feriez-vous avec votre complète ignorance du monde ?

— Je connais le monde plus que vous ne le croyez.

— Par les livres ? Non, chère amie, vous ne le connaissez pas ; et cette ignorance est d’autant plus dangereuse que votre esprit s’est exalté au couvent d’abord, par la religion mystique qu’on vous y a enseignée ; puis ici par la solitude et la lecture.

— Les romans ! Vous savez bien que la dernière fois que mon père nous a quittées, il a soigneusement soustrait de sa bibliothèque tous les livres d’amour.

— Pas tous. Vous m’avez dit avoir lu Paul et Virginie, les Confessions de Jean-Jacques et la Nouvelle Héloïse.

— Vous me croyez romanesque ?

— Je vous crois une imagination très-ardente ; et c’est afin de prévenir les périls où pourrait vous jeter cette disposition d’esprit, que je désire vous marier. Je vous trouverai un homme bon, riche, estimable.

— Encore une fois je ne veux pas me marier, interrompit-elle sèchement. Mon père et ma mère ont trop souffert du mariage. Rentrons, il fait froid.

En effet, Juliette grelottait, ses dents claquaient, et son bras tremblait si fort sur celui de Robert, qu’il lui demanda si elle avait la fièvre.

— C’est possible, répondit-elle ; car je n’ai pas dîné.

Ils restèrent quelques instants silencieux.

Arrivés au salon :

— Ne faites pas de bruit, dit Juliette, grand’mère dort. Sa chambre est là. Venez dans la mienne.

Robert sans doute prévit un danger. — Je ne puis m’arrêter longtemps, on m’attend à neuf heures. D’ailleurs vous êtes souffrante, je reviendrai demain.

Ils se trouvaient dans une obscurité complète.

— Non, venez, insista Juliette, j’ai à vous parler. Elle le saisit fortement par la main et l’entraîna.

Il essaya encore de résister.

— Je le veux, dit-elle d’une voix troublée, mais impérieuse.

Arrivée dans sa chambre, elle alluma une bougie.

Cette chambre était tendue de mousseline blanche. Des nœuds de satin bleu relevaient les rideaux du lit et des fenêtres. Au-dessus d’un prie-Dieu était suspendu un crucifix d’ivoire. Et dans un enfoncement, sur un petit autel, s’élevait une statuette de Vierge entourée de fleurs.

— Pourquoi l’autre jour avez-vous refusé de me montrer votre chambre quand je l’implorais, et pourquoi aujourd’hui m’y amenez-vous de force ? demanda le comte sur un ton de plaisanterie.

— Parce que…

— Oh ! je le sais, « parce que, » telle est la raison suprême des femmes. Pourquoi ne voulez-vous pas vous marier ? — Parce que…

— Eh bien ! c’est parce que…

Elle hésita.

— C’est parce que je vous aime, reprit-elle impétueusement.

Et elle attacha sur Robert un regard hautain et scrutateur.

De Luz resta un instant abasourdi : que répondre à cette étrange déclaration ?

Juliette, pour oser faire un tel aveu, s’était crue aimée. Mais, devant l’hésitation de Robert, elle perdit sa fière contenance. En un instant, son visage passionné exprima les sentiments les plus opposés : l’amour et la haine, la dignité offensée et l’anxiété suppliante.

Elle était à la fois touchante et terrible. Ses lèvres tremblaient.

Robert l’observait avec une sorte d’effroi.

Lui avouer qu’il l’aimait aussi, c’était impossible ; lui dire qu’il ne l’aimait pas, c’eût été la tuer peut-être.

Il ne répondit rien.

Mais elle interpréta ce silence ; elle poussa un gémissement étouffé et se jeta éperdue sur le divan.

Robert voulut s’approcher d’elle.

— Sortez, s’écria-t-elle en se relevant tout à coup.

— Non, ma pauvre enfant, reprit Robert ému, je ne puis vous laisser en cet état. Depuis le jour où votre mère me pria, malgré ma jeunesse, de vous protéger, je me fis un devoir, bien plus, un point d’honneur de vous regarder comme ma fille.

— Vous saviez bien pourtant que je vous aimais ?

— J’avais cru, en effet, le deviner.

— Alors, pourquoi reveniez-vous ?

— Je voulais m’abuser. Enfin, je serai sincère. À mon insu peut-être, le charme du danger m’attirait.

— Était-ce là remplir votre devoir vis-à-vis de votre fille ?

— J’étais sûr de résister.

— Mais, vous jouiez avec mon cœur. Depuis un an je souffre.

— Je ne croyais pas votre affection sérieuse. Je me disais : C’est une enfant ; elle m’aime parce qu’elle n’a jamais vu que moi. Elle aimera de même le premier qui se présentera.

— Pour qui me prenez-vous donc ? Depuis que je vous aime, tous les autres hommes me semblent odieux, haïssables.

— Quoi qu’il en soit du passé, mon enfant, nous devons aujourd’hui dominer cet entraînement, puisque je suis pauvre.

— Je vous aime mieux pauvre, vous serez plus à moi, reprit-elle avec un accent douloureux et attendri.

— Oh ! la pauvreté, Juliette, la pauvreté aurait bien vite tué l’amour.

— J’ai entendu dire à grand’mère que j’aurais deux cent mille francs de dot.

Le comte ne put réprimer un sourire.

— J’en dois déjà six cent mille, et deux cent mille francs font dix mille francs de rente, c’est-à-dire la misère.

— Mais je vous aimerais mendiant, criminel même ; je vous aimerais surtout malheureux.

— Vous ne savez rien de la réalité, pauvre amie, calmez donc cette chère petite tête.

— Ma tête ! c’est mon cœur qui vous aime.

— Allons, soupira-t-il, il le faut.

Il s’assit à côté d’elle sur le divan et lui prit la main.

— Chère Juliette, peut-être, si j’avais su plus tôt… si… Je vous aime aussi, moi… bien plus que vous ne le croyez. En cet instant, je suis aussi troublé que vous-même. Mais mon amitié, mon dévouement très-réels me font un devoir de refouler tout autre sentiment.

— C’est bon ! Taisez-vous, s’écria-t-elle en retirant sa main…

— Eh bien ! Juliette, tâchez de regarder de sang-froid ma position et jugez-la. Je me marie dans huit jours.

À ces mots, Juliette se dressa toute pâle. Elle voulut parler, mais les mots s’arrêtèrent dans son gosier. Puis elle retomba ; ses yeux fixes, agrandis par le désespoir, ne voyaient plus. Sa douleur était horrible.

Robert s’agenouilla devant elle et lui baisa respectueusement les mains en pleurant.

Elle les lui abandonnait ; car elle ne sentait ni ses baisers, ni ses larmes.

Quand elle eut dominé ce premier trouble, elle retira ses mains doucement, s’appuya aux coussins, la tête renversée. Elle fermait les paupières ; des larmes roulaient sur ses joues.

— Pauvre enfant ! murmurait Robert.

Son cœur saignait aussi. Il n’osait parler.

Tout à coup, elle se releva.

— Adieu, adieu ! fit-elle d’une voix strangulée.

Robert voulut encore protester ; mais le regard de Juliette lui ordonnait si impérativement de sortir, qu’il se dirigea vers la porte.

Au moment où il la franchissait, il entendit un cri sourd. Il se retourna, vit Juliette chanceler, courut à elle. Elle était évanouie.

Il la porta sur son lit, brisa sa ceinture, réchauffa d’une haleine ardente ses lèvres et son cœur glacés. Il l’appelait avec passion des noms les plus tendres.

Peu à peu, sous l’influence de ce magnétisme véhément, Juliette revint à la vie. Ses bras rigides se détendirent, et d’eux-mêmes s’enroulèrent au cou de Robert.

Ce fut un rêve, une extase.

Comment Robert était-il là, dans ses bras ? Elle ne pensait plus, ne se souvenait plus. Une ivresse profonde paralysait ses sens et sa volonté.

— Robert, je vous en conjure, dit-elle enfin, aimez-moi comme je vous aime. Vous m’avez pris mon âme. Maintenant je ne pourrais vivre sans vous. Ce que j’ai souffert depuis huit jours, vous ne le saurez jamais. Vous ne pouvez m’épouser, dites-vous, parce que je suis pauvre. Mais donnez-moi un an de votre vie… Tenez, six mois. En retour, je vous donnerai ma vie entière et mon éternité. Quand vous me quitterez, je me tuerai ; mais je veux me damner pour vous. Vous seul, vous serez mon Dieu, ma religion, ma foi. Robert, mon Robert !

Maintenant elle parlait d’une voix suppliante et plaintive, et comme oppressée par un amour infini.

Robert éprouvait, lui aussi, une sorte de vertige. Tant de beauté et de jeunesse, et cette douleur et cet amour naïfs le bouleversaient. Il embrassait follement ses cheveux, ses bras, son cou, lui jurant de l’aimer toujours. Elle se donnait à lui. Peut-être allait-il céder au délire qui l’emportait, lorsque minuit sonna.

Tout à coup sa situation lui revint en mémoire.

On l’avait attendu toute la soirée chez les Rabourdet. On devait ce soir-là même poser les bases du contrat. Il entrevit soudain son mariage manqué, les créanciers frappant de nouveau à sa porte, l’horrible misère prenant possession de son domicile.

Il frissonna et dit assez froidement :

— Il faut nous quitter, ma chère amie.

— Où allez-vous ? cria Juliette qui eut un soupçon de la vérité.

— À minuit ? je vais me coucher, parbleu !

Elle lui étreignit les mains avec force.

— Ne me trompez pas, Robert, j’en mourrais.

Il promit de revenir le lendemain.