Les Forçats du mariage/22

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Librairie internationale (p. 194-198).

XXII


Au moment où Robert quittait Pierre Fromont, Cora Dercourt était en visite chez Mme de Luz.

Elle revenait du Midi, où elle avait passé une partie de l’hiver.

Elle avait cru découvrir dans les lettres de Marcelle bien des amertumes, bien des désespoirs. Et, à peine arrivée, elle accourait la consoler.

Quand Marcelle eut achevé le récit de son martyre,

— Et tu veux un conseil ? lui dit Cora. Mais, pauvre chère, tu ne le suivrais pas.

— Je ferai tout, je te le promets.

— Eh bien ! il n’y a plus qu’un remède. Encore le mal est-il si grand, qu’il n’est pas certain que ce remède réussisse.

— N’importe, je le tenterai.

— Rends-le jaloux.

Marcelle fit un mouvement en arrière.

— Mais, pour le rendre jaloux, répondit-elle, il faudrait que quelqu’un m’aimât, me fit la cour, que je devinsse coquette. Moi, coquette ! je ne le pourrais pas. D’ailleurs, tous les autres hommes m’ennuient et ne m’inspirent que de la répulsion.

— Tu n’as donc ni colères ni révoltes ?

— J’ai un profond chagrin, voilà tout. Il me serait impossible de le voir souffrir un seul instant les tourments que j’endure depuis un an. Il me tuerait, qu’en mourant je lui pardonnerais encore.

— Bon et cher cœur, dit tristement Cora ; mais sache bien, mon enfant, que pour retenir un homme, il ne s’agit pas seulement d’être tendre, dévouée, miséricordieuse ; il faut avoir un léger grain de perversité. Et même, ce sont souvent les femmes les plus perverses qui exercent sur les hommes le plus d’empire.

— Et moi, je ne sais qu’aimer.

— Aussi tu aimes pour deux : car il semble qu’entre deux époux il n’y ait qu’une somme d’amour à dépenser : ce que l’un a en plus, l’autre l’a en moins.

— Alors, que faire ?

— Paraître aimer moins, pour l’être plus.

— Mais, au point où nous en sommes, je paraîtrais indifférente, coquette même, qu’il ne s’en apercevrait pas. L’autre jour, je laissai échapper un reproche ; il me répondit par cette parole horrible que je n’oublierai jamais : « Laisse-moi donc ma liberté comme je te laisse la tienne. » Quelle dérision ! ma liberté ! que veut-il que j’en fasse ?

— Alors, pauvre amie, tu n’as qu’un parti à prendre : te résigner, attendre que les années et les déceptions te le ramènent.

— Ah ! je serai morte auparavant, soupira-t-elle.

Comme Cora sortait, elle rencontra Robert dans la cour de l’hôtel.

Robert aimait toutes les jolies femmes, mais particulièrement Cora, dont l’esprit original, la beauté un peu fière avaient piqué sa curiosité et son amour-propre.

— Eh bien ! lui dit-il gracieusement, vous venez encore de donner vos mauvais conseils à Marcelle ?

— Oui, certes !

— Lesquels ?

— Je l’ai fortement engagée à vous infliger la peine du talion.

— Mais d’abord, de quoi m’accuse-t-on ?

— De tuer lentement votre femme, répondit Cora avec gravité.

— Cette chère Marcelle est vraiment une enfant, repartit Robert. Voyons, que faudrait-il pour la rendre heureuse ?

— Vous ne vous en doutez pas ? L’aimer.

— Mais je l’aime de toute mon âme.

— Ce n’est pas assez ; il faudrait l’aimer encore de tout votre cœur, et le lui prouver surtout en restant plus souvent auprès d’elle.

— Alors ce serait moi qui mourrais, car il faut bien l’avouer, je n’ai pas l’humeur sédentaire. Mais, ajouta-t-il galamment, pour détourner une conversation qui l’embarrassait et l’attristait, que ne venez-vous la voir plus souvent ? Ce serait un attrait puissant pour me retenir auprès d’elle.

— Eh bien ! je viendrai, mais à une condition…

— Laquelle ?

— Vous me ferez la cour.

— Je jure que je n’ai pas d’autre pensée.

— Ce sera moi qui vengerai Marcelle. Je vous rendrai si malheureux, si malheureux, que vous serez forcé de recourir à elle pour vous consoler.

— Soitl mais je vous en préviens, c’est un pacte que vous venez de faire avec le diable. Votre âme est à moi.

— Je le veux bien, répondit-elle gaiement. Je risque volontiers mon salut éternel. Hein ! suis-je brave ? Prenez garde, toutefois ; j’ai un talisman qui me rend invulnérable.

— Vous me le donnerez.

— Tout de suite, si vous le voulez : j’aime mon mari.

— Depuis cinq ans ? C’est de la mythologie, repartit Robert en riant. Quand on aime son mari, on n’aime personne. Raison de plus pour écouter le premier venu qui saura vous dire qu’il vous aime.

— Monsieur, je suis un roc.

— Vous, insensible, avec ces yeux-là ! c’est invraisemblable. Si vous me résistez, tant mieux encore. J’aime l’obstacle, la lutte. Madame, je me déclare votre soupirant acharné.

Cora lui tendit la main.

— Le pacte est conclu, dit-elle.

Robert la reconduisit jusqu’à sa voiture, et la regardant s’éloigner :

— Je la trouverais ravissante, pensa-t-il, si je n’aimais Juliette.

Il soupira.

Pour qui était ce soupir ? Pour Marcelle, pour Juliette ?

Non, pour Cora.

Il regrettait de ne pouvoir l’aimer.

— Bah ! se disait-il en montant à l’appartement de Marcelle, pourquoi ne l’aimerais-je pas un peu ? Elle ne m’aimera jamais beaucoup : ce n’est pas dans ses cordes. Ce serait un agréable passe-temps et un préservatif contre la passion trop vive et parfois douloureuse que m’inspire Juliette. D’ailleurs, je ne puis me tenir pour battu.