Les Forçats du mariage/28

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Librairie internationale (p. 261-269).

XXVIII


Le lendemain matin, Robert partit de bonne heure pour Paris, sans parler à Marcelle de ce projet de vente dont il l’avait entretenue deux jours auparavant. Comme Marcelle voulait suivre les conseils de Cora, elle préféra attendre les ouvertures de Robert à ce sujet.

Il n’avait été fait non plus aucune allusion aux événements de la veille. Elle avait eu le cœur si souvent déchiré, qu’elle commençait à accepter son rôle de victime.

Elle restait donc seule et pensive auprès du berceau de son enfant, épiant ses moindres mouvements, les plis les plus imperceptibles de son visage, avec cette sollicitude inquiète qui, chez quelques mères, est presque maladive.

C’était Marcelle elle-même qui le soignait, l’habillait, apaisait ses cris. Elle pensait qu’une mère seule peut comprendre le langage de son enfant. Vingt fois par nuit elle se levait, allait le voir ; en un mot, elle le couvait de son amour.

Elle se jetait dans cette passion nouvelle avec la même ardeur qu’une femme trompée se plonge dans la dévotion. L’amour maternel serait sa consolation, son salut.

En repassant dans son esprit les incidents de la soirée précédente, elle s’abandonna à une rêverie, à la fois pleine de charme et d’amertume.

Le souvenir d’Étienne l’occupait autant, plus même que celui de Robert. Elle le chassait ; il revenait obstinément. Par instants il l’importunait presque.

Elle se rappelait surtout l’impression si douce qu’elle avait ressentie lorsqu’il la portait dans ses bras. Elle revoyait ce visage sombre et triste. Ce n’était plus alors sa propre douleur qui l’oppressait et soulevait sa poitrine, c’était la douleur d’Étienne. Elle eût voulu lui envoyer une marque de sympathie, un mot de consolation. Elle ne l’osa point.

Cependant, ce souvenir était très-pur. Elle avait un trop haut sentiment du devoir, et son cœur était encore trop plein de Robert, pour qu’il y entrât la moindre velléité de représailles.

Il était sept heures du matin. Les fenêtres étaient ouvertes. Marcelle aspirait l’air pur, et se baignait avec délice dans la lumière d’un vivifiant soleil.

Malgré les secousses de la veille, elle se sentait réchauffée, rassérénée par les gaietés de ce beau jour. Ses pensées étaient encore mélancoliques, mais moins douloureuses.

Tout à coup elle fut tirée de sa rêverie par un bruit de sanglots, et elle entendit sur le sable les pas d’un enfant.

Elle se précipita vers la fenêtre, et aperçut dans le parc le petit Marcel Bassou, à peine vêtu, qui pleurait à chaudes larmes.

Depuis qu’elle avait un fils, elle aimait tous les enfants, et ne pouvait les voir pleurer sans ressentir une vive souffrance. Elle courut au jardin, rapporta son filleul dans ses bras et le questionna sur la cause de ses larmes.

— Mère dort si fort, répondit-il, que je ne puis la réveiller. Je l’appelle. Elle ne répond pas. Il y a du sang plein ses cheveux, et père est parti et ne revient pas. Je suis tout seul, j’ai peur, j’ai faim.

Marcelle se rappela ce cri aigu, poignant, qu’elle avait entendu la veille ; elle appréhenda un événement sinistre. Elle courut à la sonnette, l’agita violemment :

— Vite, dit-elle, courez vite chez Bassou. Elle voulut y aller aussi ; mais elle ne put marcher.

Elle passa une demi-heure dans les transes, serrant convulsivement dans ses bras le petit Marcel, qu’elle n’avait pas la force de consoler.

Enfin on apporta Lucette tout ensanglantée. Elle n’était qu’évanouie ; mais elle avait à la tempe une profonde blessure produite vraisemblablement par la crosse d’un fusil. Sans doute Bassou l’avait crue morte, et, pris de terreur, s’était enfui.

On ranima Lucette. Elle avait une fièvre intense, accompagnée de délire.

Lorsque Robert rentra, il montra une émotion très-vive de cet événement.

— Mais aussi, dit-il, pourquoi a-t-elle voulu retourner avec ce sauvage ?

— À cause de l’enfant, répondit Marcelle. Et puis Bassou la tourmentait, l’inquiétait. Elle craignait surtout quelque résolution extrême, si elle résistait.

— Après un semblable attentat, fit observer Robert, Bassou ne peut rentrer à la maison, et notre devoir est de le dénoncer à la justice ; car on met en cage les bêtes féroces.

— Cette dernière brutalité, repartit Marcelle, amènera du moins une solution. Il y a telle situation, ajouta-t-elle avec un soupir, dont on ne peut sortir que par une crise violente.

Robert la regarda avec quelque inquiétude. Que voulait-elle dire ? Faisait-elle allusion à leur propre situation ?

Surpris que Marcelle ne lui eût pas parlé d’affaires le matin, il crut qu’elle s’apprêtait à lui refuser sa signature.

Or, ce refus allait le replonger dans de grandes difficultés : une partie de ses anciennes dettes restait à payer, et ses créanciers le tracassaient. Il avait compté s’acquitter par la vente de cette terre de Normandie.

Marcelle avait vu avec surprise Robert rentrer dans la matinée, car d’ordinaire il s’absentait pour la journée entière. Après déjeuner, au lieu de retourner à Paris, il resta auprès de sa femme. Il se montra aimable, charmant, se fit mari et papa, joua avec l’enfant, le couvrit de caresses, déploya cette grâce, cet enjouement spirituel qui le rendaient irrésistible, quand il voulait plaire. Il savait que le plus sûr moyen d’aller au cœur de sa femme et d’obtenir son pardon, c’était d’admirer et d’aimer son enfant.

Sans doute Marcelle eût été touchée du soin qu’il prenait de lui être agréable ; mais elle devina, sous cet effort de gaieté et d’amabilité, une préoccupation qui choquait son cœur délicat.

Évidemment, il avait à lui parler affaires, et sous cette apparence de tendresse et de frivolité, il cherchait le moyen d’aborder la répugnante question d’argent.

Avec sa bonté sans égale, elle eut pitié de cette petite comédie, de ce secret embarras, et alla au-devant de la proposition qu’il se préparait à lui faire.

— Vous m’avez parlé, dit-elle, d’une visite à notre notaire. Auriez-vous renoncé à la vente de cette propriété ?

— Pourquoi donc, madame, ne me tutoies-tu pas aujourd’hui ? demanda-t-il d’un ton léger et câlin. Serions-nous brouillés ? Ou bien serait-ce une nouvelle défense de papa Démosthènes ? As-tu peur qu’il n’écoute aux portes ?

Il se leva et alla ouvrir la porte.

— Il n’y a personne, nous pouvons nous aimer comme de simples mortels.

Il voulait éviter ainsi de traiter sérieusement cette ennuyeuse affaire. Craignait-il un contrôle de la part de sa femme ? ou bien était-ce un effet de son insouciance habituelle en matière d’argent ?

— Non, mon père ne m’a fait à cet égard aucune nouvelle défense. Mais à propos d’affaires, je ne sais comment je vins à lui dire que j’irais probablement avec toi aujourd’hui chez le notaire, et il m’a formellement enjoint de ne rien signer sans l’avoir consulté.

— Ah ! ah ! repartit Robert blessé.

— Mais j’ai répondu, se hâta d’ajouter Marcelle, que je ne dépendais que de toi, que je signerais ce que tu jugerais bon ; et qu’ayant un fils à présent, tu saurais sauvegarder les intérêts de notre enfant.

Robert crut deviner dans ces paroles un avertissement ou une ironie. Il se mordit les lèvres, et avec une nuance de froideur :

— Chère amie, dit-il, merci de ta confiance, que je n’ai guère méritée jusqu’ici.

— Seulement, reprit Marcelle, j’ai réfléchi de puis hier au sujet de cette propriété.

— Ah ! voyons ! fit-il d’un ton tout à fait glacial.

— Hier, Cora, en me parlant de ses fermes de la Beauce, où elle va chaque année passer quelques semaines, m’a donné envie d’être aussi fermière pendant un mois ou deux de l’année. Je voulais donc te demander s’il était possible de ne pas vendre cette propriété avant de l’avoir visitée ensemble. Veux-tu que nous nous y arrêtions cet été en allant à Trouville ?

Ah ! s’écria Robert, que ne m’as-tu parlé ce matin de ton désir ? Je viens de passer l’acte de vente. L’affaire est conclue. Il ne manque plus que ta signature. Je suis vraiment désolé de contrarier ainsi un de tes projets.

— Et l’on ne peut revenir sur ce marché ? insista Marcelle, qui, depuis la veille, caressait la chimère d’une églogue possible, et se berçait de l’espoir, qu’avec le secours de Cora, elle pourrait intéresser son mari à des occupations utiles et généreuses.

— Rompre un marché ! se récria-t-il, quand ma signature est donnée, tu n’y songes pas ! Je ne le puis absolument pas, sous peine de me faire traiter d’homme léger, indélicat même.

En disant ces mots, il était pâle, ému. Marcelle craignit de l’avoir blessé.

— Puisque c’est impossible, n’en parlons plus, dit-elle aussitôt,

— Eh bien ! alors, viens signer l’acte, et fais-moi le plaisir de n’en point prévenir ton père. Si je n’ai pas cru devoir te consulter avant de traiter, c’est que, jusqu’à présent, tu t’étais montrée fort peu soucieuse des affaires d’intérêt. Je craignais de t’ennuyer. Mais il est certain que ces choses doivent t’intéresser autant que moi, plus même, puisque cette fortune t’appartient,

— Oh ! Robert, ne parle pas de cela, je t’en prie !

— Si c’est une douce leçon que tu as voulu me donner, reprit-il, j’en profiterai ; mais pour cette fois, me pardonnes-tu ?

Marcelle lui jeta ses bras autour du cou.

— Te pardonner ! pour une pareille bagatelle ! Une misérable question d’argent pourra-t-elle jamais soulever un nuage entre nous ? Je signerai tout ce que tu voudras.

Robert remercia sa femme avec une effusion très- sincère ; car elle le tirait d’un fort grave embarras.

Or, comment comptait-il employer cette somme ? Le lendemain, il devait payer, sous peine d’être saisi, une ancienne dette de 200,000 francs, et sous peine de manquer à l’honneur, une dette de jeu de 40,000. Enfin il avait offert à Nana, comme souvenir d’ancienne affection, une parure de 60,000 francs. Pour obtenir de l’argent comptant, il vendait 300,000 francs une propriété que M. Rabourdet avait payée le double, en croyant faire un. excellent marché.

C’est ainsi que Robert entendait les affaires. N’attachant aucune valeur à l’argent, manquant absolument de prévoyance, comme tous les hommes de plaisir, il dissipait la fortune de sa femme et de son enfant avec autant de légèreté qu’il avait dissipé la sienne.

À cela, il ne pouvait rien, eût dit Pierre Fromont. La nature lui avait donné une main fine et molle, avec des doigts relevés dans le bout, ces doigts de prodigue qui ne peuvent retenir l’argent, qui même ont peine à le saisir. Vouloir inculquer la prévoyance, l’économie aux hommes qui ont ces mains-là, autant vaudrait enseigner la générosité aux avares qui, eux, ont tous, les doigts crochus !