Les Forçats du mariage/43

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Librairie internationale (p. 397-404).


XLIII


Étienne, au lieu de rentrer chez lui, resta dehors sur la grève. Mais ce n’était point pour observer les horreurs grandioses de cette nuit d’orage, les incendies du ciel et la tourmente des flots.

Il marchait lentement, la tête penchée en avant. Il ne sentait ni la pluie qui mouillait son visage, ni la rafale, qui par instant s’opposait à sa marche. De temps à autre, il découvrait son front brûlant, comme pour apaiser la tempête qui bouleversait aussi son cerveau. Mille pensées tumultueuses traversaient son esprit désolé, semblables aux nuages grisâtres qui, poussés par le vent, couraient épars sur un fond noir.

Tout à coup il marcha plus vite, puis il revint sur ses pas comme invinciblement attiré. Il s’éloigna de nouveau avec colère.

Marcelle habitait une maisonnette sur la baie des Villes. Il côtoya le rivage, franchit le Rochroum, puis le fort de Liek, et continua son chemin jusqu’à une falaise escarpée, qui dominait la mer en sur plomb.

La tempête semblait se calmer. On voyait circuler sur la plage quelques vigies, quelques falots.

Il gravit le rocher. Arrivé au sommet, son regard embrassait la mer immense. D’un côté, la petite anse de Roscoff ; en face de lui, l’îlot de Batz, avec son phare à feux tournants, qui éclairait de ses rayons impassibles et splendides cette lutte titanesque des éléments.

Tout à coup, il lui sembla que des voix sortaient du rocher. Il tressaillit, prêta l’oreille. Il n’entendit plus rien.

Alors il leva au ciel un regard désespéré ; une dernière fois il se tourna vers la demeure de Marcelle ; puis il se précipita dans le gouffre.

Au moment où Étienne Moriceau parvenait au haut de la falaise, deux hommes assis dans une anfractuosité du rocher, à l’abri de la bourrasque, fumaient et devisaient.

— Tu m’avoueras, disait l’un, que tu me conduis là à un spectacle peu récréatif : passer la nuit dernière en chemin de fer, et, au lieu de s’étendre dans un bon lit, venir s’asseoir dans cette grotte humide, si ce sont là les délices de Roscoff…

— Tais-toi, ripostait l’autre, ton prosaïsme me fait pitié. Peut-on être dépourvu à ce point de l’amour du beau ?

— De l’horrible, veux-tu dire ?

— Mais regarde donc cette sublime tempête, ces montagnes mouvantes qui se heurtent et se dévorent, ces embrasements sinistres succédant aux ténèbres du chaos, et ces déchirements du ciel et ces nuages semblables à des dragons en furie. Puisque ce spectacle ne t’émeut pas, fume et ne dis rien. Tu sais que je n’aime pas à être distrait, quand je fais mes études. Il faut que je m’imprègne de toutes ces horreurs ; car je médite un naufrage pour la prochaine exposition, une œuvre magistrale, tu verras.

Ils se turent. Soudain, ils virent le corps d’un homme traverser l’espace et disparaître dans la vague.

Tous deux, d’un même élan, coururent au bord du précipice.

— Au secours ! au secours ! crièrent-ils ; mais leurs voix se perdaient dans les mille voix de l’ouragan.

L’artiste jeta ses vêtements, et plongea.

L’autre hélait toujours. Penché sur l’abîme, il sondait le gouffre d’un regard plein de terreur.

Cependant, les secours arrivèrent. Il était temps. Vingt fois le sauveteur avait saisi Étienne ; vingt fois la vague les avait séparés. Ses forces étaient à bout.

Une heure après, Étienne, ranimé, se trouvait couché à l’hôtel de Bretagne. Il avait une forte fièvre, accompagnée d’assoupissement. Toutefois, le médecin déclara qu’un bon sommeil le remettrait, et que le lendemain il serait sur pied.

Mais Étienne ne put dormir. À travers la mince cloison qui le séparait de ses voisins, une conversation, qui lui parut d’abord un rêve, un effet du délire, tint son esprit en éveil.

Les deux amis qui l’avaient sauvé, soupaient avant de se coucher ; car on entendait le bruit des verres et des fourchettes se mêler à celui des paroles.

— Quelle chose bizarre ! disait l’artiste, n’ai-je pas cru reconnaître tout à l’heure dans mon noyé un homme que je n’ai vu qu’une fois, mais dans une circonstance difficile à oublier ? Bah ! c’est impossible. Il y a huit ans, tout au plus, M. Moriceau était encore fort jeune, et cet homme a les cheveux blancs. Quelle ressemblance pourtant !

— M. Moriceau ! exclama son compagnon. Serait-ce le mari de la belle Moriceau qui a, un moment, occupé tout Paris, et à laquelle tu n’as pas été, je crois, tout à fait étranger ?

— C’est cela.

— Tu as même été, rapporte la chronique, au mieux avec elle.

— Oui.

— Longtemps ?

— Pendant un mois.

— C’est peu.

— Ah ! mon cher, c’était déjà trop.

— Comment ? on la dit si séduisante !

— Elle a de belles lignes, une couleur superbe ; mais pas de cœur.

— Tu l’as aimée, cependant.

— À la folie. On ne peut aimer cette femme que comme cela.

— On prétend qu’elle a le diable au corps.

— Oui ! Elle vous brûle.

— Cependant, au bout d’un mois, tu en avais assez ?

— Certes, j’ai plus souffert en ce mois de douloureuse mémoire, que je n’ai souffert dans toute ma vie. Cette femme a pourtant eu sur ma destinée une influence décisive et bienfaisante. Elle m’a fait comprendre que je n’étais point bâti pour de telles secousses, et que l’art est un maître jaloux qui n’admet pas de rival. Juliette Moriceau a contribué puissamment à modifier mes idées sur l’art, sur la passion et sur la famille. Moi qui avais cru jusque-là qu’il fallait être possédé de la fièvre d’amour pour produire de grandes œuvres, j’ai dû reconnaître que rien n’est plus atrophiant pour le talent, plus opposé au développement du sentiment artistique que ces passions absorbantes, que ces entraînements violents.

— Que dis-tu là ?

— Hélas ! oui ; pendant ce mois de folie et les six mois qui ont suivi, je n’ai pu donner un coup de pinceau : je tournais tout bonnement à l’idiotisme. J’ai compris alors que la famille seule pouvait me sauver, en me rendant le calme et les douces affections.

— C’est à ce moment que tu as rappelé Annette ?

— Et que je me suis marié. Dès lors, j’ai recouvré toute ma liberté d’esprit, qui depuis ne m’a plus quitté.

— Donc, à quelque chose malheur est bon ; car tu es aujourd’hui le modèle des papas et des maris.

— Positivement. Moi, qui croyais détester les enfants, je reconnais maintenant que je les adore, et que j’étais fait pour le mariage. Mes deux marmots font la joie de ma vie.

— Alors tu ne crois plus à la fatalité des organisations,

— Au contraire, plus que jamais. J’ai souffert tant que mon organisation était hors de sa voie normale. Depuis que j’ai trouvé ma véritable destinée, c’est-à-dire l’amour de l’art, le travail dans le calme de la vie de famille, je suis le plus heureux des hommes. Tu vois donc bien que mon histoire prouve en faveur de ma thèse.

— Cependant, allégua son interlocuteur, supposons que la belle Juliette, au lieu de tomber sur un mari qu’elle n’aimait pas, un mari jaloux comme plusieurs tigres, jaloux comme un vrai peau-rouge, pas civilisé du tout, eût épousé Robert de Luz, crois-tu qu’elle n’eût pu faire une bonne et vertueuse femme ?

— Mariés, répliqua l’artiste, ces deux êtres-là se fussent arraché les yeux au bout de quinze jours ; car ils ne comprennent pas les sentiments tendres. Tandis que voilà dix ans qu’ils s’aiment, qu’ils souffrent, qu’ils se brouillent, qu’ils se réconcilient. Sans doute, cette vitalité exubérante, cette imagination toujours surexcitée, cette ardeur sensuelle inépuisable, constituent une maladie réelle. De pareils êtres sont des produits de notre société subversive, des sortes de maniaques passionnels qui portent avec eux le désordre et la douleur. Mais combien ne sont-ils pas plus redoutables encore quand ils sont enchaînés ?

— Encore une question sur cette belle Juliette, qu’un de mes amis a, comme toi, connue particulièrement. Qu’a-t-elle fait de son marchand de coton ?

— Elle l’a ruiné, puis congédié.

— J’ai même entendu dire que le fameux comte de Luz n’était pas étranger à cette ruine.

— Comment cela ?

— On prétend que le dit Rabourdet entretenait Mme Moriceau, et que Mme Moriceau…

— Pauvre Robert ! C’est une de mes déceptions les plus douloureuses ; car je l’ai aimé à l’égal d’un enfant d’adoption. Quelle belle et puissante nature ! Il a traversé le monde parisien comme un resplendissant météore. Que lui a-t-il manqué pour faire un grand homme, et peut-être un homme de génie ? Une jeunesse difficile qui développât en lui la volonté et le sentiment du devoir, ces deux contre poids sans lesquels les plus belles organisations restent incomplètes et stériles.

— Et qu’est devenue Mme de Luz ?

— Le piquant de cette douloureuse histoire, c’est que les deux époux trompés se consolent, dit-on, et se vengent ensemble par une lune de miel qui dure depuis six ans. Deux êtres bons et constants, d’ailleurs, bien dignes de s’aimer et d’être heureux.

— Et moi qui croyais cette jolie Mme de Luz une héroïne de vertu ! Ce chassé-croisé jette un froid sur mon admiration. Puisqu’elle accepte un consolateur, elle est à peu près pour moi sur le même rang que la Moriceau.