Les Forçats du mariage/7

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Librairie internationale (p. 83-90).

vii


Robert, à quatre heures précises, entrait chez Juliette.

Elle était levée, et, bien que sa pâleur fût extrême, elle semblait calme. Toutefois, en l’observant avec attention, on eût pu voir se soulever la veine bleue de la tempe, et sa main se crisper au bras du fauteuil.

Quand elle entendit le pas de Robert, elle ferma les yeux comme pour recueillir ses forces.

Robert, en la voyant si pâle, fut profondément remué.

Il voulut lui prendre la main.

— Ne me touchez pas ! s’écria-t-elle avec hauteur.

— En effet, je ne mérite plus que vous me traitiez en ami.

— J’ai à vous parler, reprit-elle péniblement, j’ai un service à vous demander.

— Je serai heureux, reconnaissant même de vous le rendre. Je ferais l’impossible pour vous prouver mon dévouement.

— Vous vous mariez demain, n’est-ce pas ?

Cette question parut lui coûter un si grand effort que les muscles de son visage se contractèrent. Cependant sa voix vibrante ne trembla pas.

— Oui, demain, répondit Robert, en baissant les yeux.

— Vous m’avez offert de me marier. Je veux l’être dans un mois.

— Je vous promets de faire tout ce qui sera en mon pouvoir, dit-il. Mais vous oubliez que cela dépend aussi de la volonté d’une autre personne, Enfin, je dois partir demain…

Il n’osa ajouter avec ma femme.

— Ne venez-vous pas de me dire que pour m’obliger, vous feriez l’impossible, interrompit Juliette avec impatience ?

— Je le ferai, repartit Robert qui songea soudain à Étienne Moriceau. Dès que vous serez tout à fait guérie, je vous présenterai celui que, dans ma pensée, je vous destinais.

Juliette laissa échapper un soupir de soulagement.

— C’est bien, merci ! dit-elle. Au revoir.

Elle lui fit un signe de la main.

Il comprit et se retira.

Il se rendit immédiatement chez Étienne.

— Je viens, lui dit-il, vous entretenir d’une affaire grave. Il m’est venu, cette nuit, à votre sujet, une idée lumineuse.

— Vous excitez ma curiosité. Voyons cette idée.

— Non-seulement je me marie ; mais ce qui va vous surprendre davantage, reprit Robert gaiement, je me fais courtier de mariage.

— En effet, d’après les toasts que je vous ai entendu porter l’autre jour…

— Et c’est vous que je songe à marier, interrompit le comte de Luz. Comme je vous ai vu jaloux de mon bonheur, je veux faire le vôtre. Je connais une femme, une perle.

— Je me défie des femmes que vous connaissez, beau prince, repartit Étienne avec un sourire sceptique.

— Mon cher Moriceau, je vais faire tomber d’un mot cette défiance : J’ai aimé la mère… — ne souriez pas — d’une pure affection. J’avais alors vingt-deux ans ; et je lui jurai à son lit de mort de protéger sa fille. La pauvre enfant n’a plus qu’une vieille grand’mère, une véritable duègne, qui lui rend la vie fort triste. Mes préoccupations pécuniaires et matrimoniales me l’avaient fait négliger un peu. Je viens de la voir pour lui annoncer mon mariage. Ma belle pupille m’a paru un peu languissante. J’ai pensé qu’un changement de vie et de milieu lui serait salutaire. Je me suis souvenu de vous, de votre caractère excellent, de vos principes austères, de vos aspirations vers la vie de famille, et je me suis dit : Voilà le phénix qu’il faudrait à Juliette. Quoique je ne sois guère religieux, je suis un peu superstitieux. Je crois qu’en m’acquittant envers la mère, ce mariage, qui ferait en même temps deux heureux, me porterait bonheur.

— Ah ça ! dit Étienne, c’est donc sérieux ?

— Très-sérieux.

— Alors, donnez-moi quelques renseignements sur la jeune personne et sur sa famille.

Robert lui raconta l’histoire douloureuse de Mme Delormel ; puis il ajouta :

— Vous le voyez, elle a eu l’enfance la plus abandonnée et la plus triste. Je vous assure qu’elle n’a pas été gâtée, et qu’il vous sera facile de la rendre heureuse.

— Mais alors, pourquoi ne l’avez-vous pas épousée ? questionna Étienne toujours soupçonneux.

— Parce qu’elle n’a que 200 000 francs de dot, et que j’ai 700 000 francs de dettes. Enfin, je lui porte un trop réel intérêt pour lui donner un mari tel que moi.

— Et vous l’avez vue souvent depuis sa sortie du couvent ?

— Mon cher Moriceau, je suis moins corrompu que je n’en ai l’air. Ayant connu Juliette tout enfant, et l’ayant vue grandir, je la regarde absolument comme ma fille.

— Vous pourriez le jurer ?

— Je le jure, affirma Robert, qui ne mentait pas absolument, car le sentiment paternel qu’il avait voué à Juliette dominait peut-être l’amour.

Le loyal Étienne ne soupçonna aucune réticence.

— Eh bien ! je consens à voir votre perle, mais à la condition que la vue ne m’engage à rien.

— Vous la verrez : je vous préviens toutefois que lorsque vous l’aurez vue, vous serez fort engagé, car vous en serez amoureux : elle est remarquablement belle.

— Cependant vous y avez résisté, vous ?

— Une barrière morale nous séparait.

— N’importe ; malgré le danger, je verrai votre protégée. Ce qui m’intéresse à elle, c’est moins cette beauté remarquable que cette enfance douloureuse, privée de toute affection. Ces dissensions de famille, ce scandale qui rejaillit nécessairement sur cette jeune fille innocente, m’attirent au lieu de m’arrêter : non pas que j’en espère de la reconnaissance ; mais il y a en moi un besoin de dévouement, de sacrifice. Je voudrais une femme, non-seulement pour l’aimer, mais pour la protéger. Si je m’abandonne devant vous à cette sentimentalité que vous trouvez peut-être ridicule…

— Ridicule, protesta vivement Robert ; vous me voyez, au contraire, tout attendri. Depuis notre voyage en Grèce, j’ai deviné en vous des trésors d’affection et de bonté.

— J’ai souffert, reprit Étienne, beaucoup souffert dans mon enfance d’une situation fausse et pénible. Ma mère, comme la plupart des créoles, était indolente, coquette, emportée et jalouse. Mon père, au contraire, était un homme excellent, affectueux, un peu faible peut-être. Sa vie fut un enfer, tant que ma mère vécut. J’aimais ma mère, malgré ses défauts, malgré la tyrannie qu’elle exerçait sur moi ; mais j’adorais mon père et je n’osais point le laisser paraître. Or, placé entre eux, au milieu de cette discorde perpétuelle, je pris l’habitude de me replier sur moi-même. De là ma nature en apparence froide et concentrée. Cependant je tiens de ma mère une certaine violence de tempérament que je parviens à dominer, à dissimuler même, et qui m’effraye parfois. Après la mort de ma mère, j’entrai dans la marine ; ainsi, je n’ai pu jouir de l’affection de mon père. Voilà pourquoi je souhaite ces joies d’intérieur que je n’ai jamais connues. Je vous l’avouerai donc, mon cher comte, au risque de vous faire sourire, quand je pense à ce bonheur : avoir une femme à aimer, une femme à moi, et des enfants surtout, de petits mioches qui me sauteraient sur les genoux, il m’en vient des larmes aux yeux.

Robert éprouvait une sorte de remords d’abuser ainsi cet homme bon et candide.

— Pauvre garçon ! pensait-il, s’il épouse Juliette, il pourrait bien encourir le même sort que son père. Bah ! après tout, la vie est ainsi faite : les uns bourreaux, les autres victimes.

— Alors, à quand la première entrevue ? demanda Étienne.

— Je me marie demain. Dans quelques jours, je vous préviendrai.

En quittant Étienne, il se rendit de nouveau rue de Provence.

— Vous m’avez paru si triste tout à l’heure de mon départ, dit-il à Marcelle, que je reviens dîner avec vous. Et puis, j’ai hâte de vous communiquer un beau projet. Nous avions décidé, n’est-ce pas, de partir après-demain pour l’Italie ?

— Oui, mes malles sont déjà prêtes.

— Eh bien ! je viens vous faire une autre proposition qui m’a été inspirée tout à l’heure par ce beau printemps.

— Quoi donc ?

— C’est aujourd’hui le 1er mai. En allant vers le Midi, nous trouverions peut-être une chaleur insupportable. Puis les chemins de fer, les hôtels, quel bruit ! quel prosaïsme ! Je comprends que pour des époux vulgaires, un voyage sauve l’embarras du premier moment ; mais entre nous, Marcelle, qui nous nous aimons comme de vrais amoureux, je vous assure que ces distractions forcées nous seraient odieuses.

— Je vous approuve, dit Marcelle. Je me réjouissais de voir l’Italie avec vous ; mais j’aime mieux encore rester ici tout absorbée dans mon bonheur.

— C’est aussi ma pensée, reprit Robert. Je me sens le cœur trop plein de vous pour que mon esprit puisse rien voir et rien admirer en dehors de vous.

— C’est vrai ? bien vrai ? s’écria Marcelle au comble de la joie.

Robert proposa d’aller passer les premiers temps de leur mariage dans une maison de campagne que M. Rabourdet possédait aux environs de Sceaux.

En réalité, Robert ne renonçait au voyage d’Italie que pour obéir à Juliette qui lui avait demandé l’impossible, c’est-à-dire de la marier dans un mois.