Les Forces productives de la Lombardie

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LES
FORCES PRODUCTIVES
DE LA LOMBARDIE


I. La Proprietà fondiaria e le Popolazione agricole in Lombardia, di Stefano Jacini, Milano 1857. — II. Agriculture du royaume lombardo-vénitien, par Jean Burger. — III. De la Condition des travailleurs agricoles dans la province de Mantoue, par le comte Jean Arrivabene. — IV. Die Vertheilung des Grundeigenthums, von Dr Adolph Lette, Berlin 1858.





I

À la suite de récens et mémorables événemens, la Lombardie se trouve définitivement incorporée au Piémont. À défaut d’un surcroît de force stratégique, cette belle contrée apporte au nouveau royaume de la Haute-Italie un précieux contingent de ressources matérielles. La population, la richesse, les produits de la Lombardie vont jouer dans la vie économique du Piémont un rôle qu’il importe d’apprécier. De son côté, le Piémont peut exercer sur la Lombardie une utile influence, garantie par la façon même dont il a su fonder et pratiquer la liberté. On peut donc, sans sortir des formes d’une étude économique, rechercher jusqu’à quel point la condition sociale des populations lombardes les a préparées à jouir du régime représentatif qui leur est donné.

Parmi les forces productives de la Lombardie, c’est l’agriculture qui apparaît au premier rang, et qui appellera surtout notre attention. La raison en est simple : elle est à peu près l’unique source de la richesse de ce pays. La grande industrie manufacturière et les grandes entreprises commerciales lui sont, à vrai dire, inconnues. Une telle situation s’explique par l’histoire même de la Lombardie. Au temps glorieux où ses communes étaient libres, elles fabriquaient des armes et des étoffes de soie et de laine renommées par toute l’Europe. Malgré les guerres extérieures et les troubles civils, l’industrie enrichissait tous les citoyens ; elle disparut avec la liberté. Le sort de la Lombardie fut semblable à celui des provinces flamandes : le joug de l’Espagne y arrêta toute activité commerciale et industrielle. Les fiers et indolens hidalgos enseignèrent à la noblesse lombarde le mépris des utiles occupations et des fructueuses entreprises qui au moyen âge avaient assuré l’opulence des grandes familles et la prospérité de l’état. Des règlemens absurdes et une fiscalité tracassière découragèrent les métiers. Les fidéicommis et la main-morte s’étendirent rapidement, et les ouvriers, chassés des ateliers par la misère, allèrent mendier à la porte des couvens un pain que ne leur procurait plus le travail. Les populations des villes se laissèrent gagner par la paresse et l’inertie. L’agriculture seule ne fut pas négligée, mais elle souffrit nécessairement de la ruine de l’industrie. Les suites funestes de la domination espagnole se font encore sentir aujourd’hui. Ainsi que le remarque un économiste qui connaît parfaitement son pays, la Lombardie n’est pas tout à fait désespagnolisée (dispagnolizzata). Ici comme en Amérique, en Hollande, en Belgique, en Franche-Comté, la morgue et l’intolérance castillanes ont laissé les plus tristes souvenirs. La Lombardie, moins heureuse que d’autres dépendances de l’Espagne, n’a échappé à son joug que pour tomber sous celui de l’Autriche, et jusqu’à ce jour elle n’a point vu se ranimer ses antiques foyers de production.

Maintenant un avenir plus brillant semble s’ouvrir devant l’industrie lombarde. Cependant il faut remarquer qu’il lui manque un des principaux élémens de succès du travail moderne, le combustible : la houille lui fait défaut, et le bois est trop cher pour qu’on puisse l’employer avantageusement à faire marcher les machines à vapeur. Il existe, il est vrai, de grandes tourbières qui ne sont que peu ou point exploitées. La tourbe peut, en bien des cas, remplacer le bois et le charbon, mais malgré les nombreux essais faits en Hollande et en Suisse, on n’a pas encore complètement réussi à l’utiliser pour chauffer les chaudières des machines. À défaut de combustible, les fabriques pourraient employer comme moteur la force des chutes d’eau qui abondent dans la partie haute du pays. La Suisse offre sous ce rapport de bons exemples à suivre, et il faut croire que quelques années de paix et de liberté permettront aux populations lombardes d’en profiter.

La Lombardie ne produit plus aujourd’hui ces belles étoiles de soie si recherchées jadis. Elle exporte une grande partie de la soie qu’elle recueille, sans la transformer en tissus, et elle ne songe guère à lutter avec Lyon. C’est pourtant de ce côté qu’elle doit tourner ses efforts. La fabrication des tissus de soie est certainement pour elle une industrie naturelle, puisqu’elle produit la matière première en abondance et d’une excellente qualité. Elle ne peut pas espérer, il est vrai, égaler de si tôt l’élégante exécution des belles soieries lyonnaises ; mais, sans atteindre à ce degré de perfection, elle peut accomplir de grands progrès, et grâce à l’activité du commerce génois, se conquérir une place importante sur les marchés transatlantiques.

Depuis quelques années, la fabrication du fer s’est développée dans les montagnes de la Valteline et dans les provinces de Bergame et de Brescia. Cette industrie, fixée déjà au moyen âge dans ces cantons élevés, utilise les forces hydrauliques, mais elle ne se sert pour traiter le minerai que de charbon de bois. Elle produit par an en moyenne à peu près 11 millions de kilogrammes de fonte, qui, après les différentes manipulations qu’elle subit dans le pays, acquiert une valeur portée à 11 millions de lire[1]. Dans le Valcamonica seul, on comptait en 1857 sept hauts-fourneaux et cent trois forges. Le développement de cette production, qui fournissait jadis le fer des bonnes armes de Milan, est surtout entravé par la rareté du combustible, à laquelle on ne peut remédier qu’en reboisant les hauteurs.

Il serait superflu de mentionner ici quelques autres industries d’une importance toute locale et très secondaire. Arrivons à la véritable source de la prospérité du pays, son agriculture si renommée, et qui mérite en effet une étude détaillée. Ce n’est que depuis ces dernières années qu’on accorde aux travaux agricoles en Europe l’attention qu’ils réclament. Pendant quelque temps, l’économie politique se préoccupait trop exclusivement peut-être de la production industrielle et commerciale ; aujourd’hui, sans tomber dans l’exagération des physiocrates, on en revient à reconnaître, avec l’école économique française du XVIIIe siècle, l’importance prédominante de la production agricole, et l’on s’efforce de déterminer les causes de ses progrès ou de sa décadence. Ces études multipliées sur l’état de l’agriculture dans les divers pays offrent une utilité incontestable. Jusqu’à présent, ne connaissant ni leurs propres forces productives ni celles de leurs voisins, les peuples s’épouvantaient souvent de dangers chimériques, ou s’endormaient dans une trompeuse confiance. La connaissance plus exacte des faits dissipera ces ténèbres et ces incertitudes. Quand les résultats des travaux récens seront suffisamment contrôlés et généralement connus, il sera possible de formuler des lois plus conformes aux prescriptions de la justice et plus favorables à la production de la richesse. Ces enquêtes, faites avec soin tant à l’intérieur qu’au dehors, permettront à chaque nation de se rendre un compte précis de ce qu’elle peut espérer et de ce qu’elle doit craindre ; elles révéleront les causes des progrès accomplis, elles montreront l’effet des règlemens en vigueur, elles feront connaître quelle est la répartition de la terre et de ses produits qui est le mieux en harmonie avec les droits de tous et la plus utile au bien-être général.

L’agriculture lombarde a été l’objet en Italie de beaucoup d’ouvrages estimables ; mais s’ils jetaient d’utiles lumières sur certaines branches de la production rurale, ils étaient en général trop incomplets pour permettre d’embrasser le sujet dans son ensemble. Quelques livres récens sont venus combler cette lacune, et parmi ceux-ci on doit citer en première ligne celui de l’agronome allemand Burger et le volume publié par M. Stefano Jacini en 1857. Ce mémoire, couronné par l’académie de Milan et accueilli avec faveur par le public, fait connaître dans tous ses détails les conditions économiques d’un pays intéressant à étudier en tout temps, mais qui l’est plus encore au moment où il va faire partie d’un nouvel état. Dans son excellent travail, M. Jacini n’a négligé aucune des questions que son sujet embrassait ; il en a traité même quelques-unes très délicates avec tous les ménagemens que lui imposait le régime auquel son pays était soumis il y a quelques mois encore, mais aussi avec un patriotisme sincère et éclairé, d’autant plus touchant qu’il est plus contenu. C’est aux informations très sûres qu’il fournit que l’économiste doit s’arrêter avec le plus de confiance.

Pour bien comprendre ce que vaut l’agriculture lombarde, il faut d’abord jeter un coup d’œil sur le pays. Les 21,417,000 hectares que comprend la Lombardie proprement dite s’étendent, comme on sait, entre les Alpes rhétiennes au nord, le Pô au sud, le Tessin à l’ouest et le Mincio à l’est. Ces 21,4l9 kilomètres carrés forment une partie du côté septentrional du bassin du Pô. Le terrain descend par une déclivité continue, d’abord en étages abrupts, puis en pentes adoucies, d’une hauteur de treize à quatorze mille pieds, jusqu’à un niveau peu supérieur à celui de la mer. La moitié du territoire s’étend dans la plaine ; elle est composée de terres d’alluvion très fertiles, mais exposées aux inondations. L’autre moitié, dont les quatre cinquièmes sont occupés par des montagnes et un cinquième par des collines, comprend des terres de médiocre qualité, ou qui exigent des soins continuels pour ne pas être enlevées par les eaux aux penchans des rochers. La grande différence d’élévation de ces terres permet à l’agriculture de réunir les produits les plus divers dans un espace relativement borné. Le voyageur venant de la Suisse peut traverser le matin les neiges éternelles et se reposer le soir en vue d’une végétation qui rappelle les tropiques. Rien n’est comparable à la beauté sereine de ce pays. Laveno, Majolica, Bellagio, Iseo, Sermione, Toscolano, laissent à jamais leurs noms sonores et leurs aspects enchanteurs dans le souvenir de quiconque les a visités. La pureté de l’air, l’onde fraîche des lacs qui reflètent les cimes dentelées des Alpes, la douceur du climat, ont inspiré, et non sans raison, les chants de la muse antique et de la poésie moderne. Tout dans ces ravissans paysages semble disposé pour charmer les sens, et l’on peut dire sans exagération que la Haute-Lombardie est le paradis de l’Europe.

Cependant cette heureuse contrée est loin de tout devoir aux faveurs de la nature : c’est des mains de l’homme qu’elle tient en grande partie sa fertilité. Il a fallu le travail de cent générations pour élever ces terrasses qui soutiennent la terre aux flancs des montagnes, pour dessécher ces marais, pour creuser ces canaux, pour disposer avec un art admirable les conduites d’eau qui, descendant des hautes vallées, contournant les collines, s’entre-croisant et passant les unes au-dessus des autres à différens niveaux, vont porter au loin dans les campagnes une fécondité merveilleuse. Sans les endiguemens qui contiennent les rivières, une partie de la plaine serait un vaste marécage ; sans les irrigations, une autre partie serait brûlée par le soleil dévorant de l’été. Il n’est pas même permis au Lombard de jouir en paix des travaux de ses ancêtres ; il doit sans relâche se défendre contre les inondations du Pô et de ses affluens avec autant de sollicitude que le Hollandais en met à se préserver des atteintes de l’Océan.

Le climat de la Lombardie est très doux : la température moyenne est de 13 degrés centigrades ; mais les récoltes souffrent souvent des gelées tardives du printemps, produites par le voisinage des Alpes, et de grêles formidables, dont on attribue la fréquence désastreuse au déboisement des hauteurs. La grande inégalité d’altitude des différentes terres cultivées les soumet à des climats très variés. C’est ainsi que dans la Valteline, où l’on récolte encore du blé à la hauteur énorme de 1,400 mètres, la moisson se fait à la même époque qu’aux environs de Stockholm et de Drontheim. Si l’on excepte la péninsule Scandinave, l’Europe ne compte aucune région où il pleuve autant qu’en Lombardie, mais la pluie tombe toute à la fois. En automne, il pleut à torrens pendant des semaines et même pendant des mois. En été, on a des sécheresses prolongées qui nuiraient gravement à la culture, si les eaux des glaciers des Alpes, retenues dans les réservoirs profonds des lacs Majeur, de Côme, d’Iseo et de Garde, ne suppléaient, par les irrigations qu’elles permettent, aux eaux que refuse un ciel trop constamment serein. Contrairement à ce qui se produit en France et dans l’Europe centrale, le vent d’est amène les pluies, parce qu’il vient de l’Adriatique, et le vent d’ouest la sécheresse, parce que les colonnes d’air, en franchissant les Alpes, s’y refroidissent, et y laissent tomber sous forme de neige toute l’humidité qu’elles contiennent.

Indépendamment de la douceur du climat et des bienfaits que lui procure un système d’irrigations abondantes, l’agriculture en Lombardie est surtout favorisée par le grand nombre des voies de communication. Le territoire est sillonné de 26,947,635 mètres de routes excellentes, dont la plus grande partie est faite et entretenue par les communes. Dans les vingt dernières années, celles-ci ont dépensé pour cet objet plus de 32 millions de francs ; mais en compensation des avantages dont elle jouit, la propriété foncière supporte d’énormes impôts : en 1854, ils s’élevaient à 29,205,764 lire, ce qui correspondait à 34 pour 100 du revenu ; en 1855, ils ont monté à 36 pour 100, et depuis lors, sans compter les emprunts récens, ils ont été augmentés chaque année, ainsi que les autres taxes, dont le total, impôt foncier compris, n’était pas inférieur à 80 millions de lire. Cette lourde charge, frappant une propriété très divisée, arrête la formation du capital, entrave les améliorations, et atteint même d’une manière sensible le bien-être du pays. L’effet en était tel que les fabricans autrichiens se plaignaient un peu naïvement de ce que la Lombardie épuisée leur achetait moins d’étoffes. Il était pourtant naturel que si les Lombards devaient payer plus de taxes pour subvenir aux frais de l’occupation de leur pays, ils ne pouvaient acheter autant de vêtemens pour se couvrir.

Les principaux produits de l’agriculture lombarde sont les céréales, la soie, le vin, le lin et le fromage. Le froment est d’excellente qualité, mais les récoltes n’en sont point aussi abondantes qu’elles pourraient l’être, si les cultivateurs tenaient plus de bétail et fumaient mieux leurs terres. La culture du seigle est peu répandue, et elle perd chaque jour du terrain. Elle occupe les parties les moins fertiles du pays, notamment la Géra d’Adda, qui est comprise entre les rivières Serio et Adda, et la plaine de Gallarata, qui autrefois formait au nord de Milan une vaste bruyère depuis le Tessin jusqu’au-delà de Monza. Le parc de la résidence royale de Monza donne une idée de la stérilité de ce sol léger et maigre, où il faut l’opiniâtreté et la frugalité des petits cultivateurs lombards pour obtenir même du seigle. L’orge et l’avoine sont relativement peu cultivées en Lombardie. Comme on laboure généralement avec des bœufs, le nombre des chevaux n’est pas très considérable, et sauf les chevaux de luxe, ils sont presque exclusivement nourris de foin et d’herbe. La culture dont le succès a le plus d’influence sur le bien-être du peuple est le maïs ou blé de Turquie. Le maïs constitue la principale nourriture du pays, et les paysans italiens ont plus d’une raison pour y attacher une grande importance. En effet, sur une égale surface, il donne un produit deux fois plus grand que le blé : de trente à quarante hectolitres par hectare, au lieu de quinze à vingt. Le grain est plus facilement que celui du froment réduit en une farine qu’il n’est pas nécessaire de faire cuire au four et de transformer en pain. La ménagère peut, sans grand raffinement culinaire, préparer à volonté cette nourrissante bouillie, la polenta, dont l’abondance est aux yeux du peuple le comble du bonheur[2]. Cette utile céréale, en même temps qu’elle nourrit l’homme de son grain, nourrit le bétail de ses feuilles : quand elle a fleuri, on coupe la partie supérieure de la tige et on la distribue aux vaches, qui la mangent volontiers, et à qui elle donne un très bon lait.

La culture qui frappe le plus le voyageur est celle du riz, parce qu’elle fait penser aux latitudes tropicales. La Lombardie est la seule contrée de l’Europe où cette plante des pays chauds occupe une grande étendue de terrain et où elle donne des produits considérables. Le riz, originaire de l’Inde, n’était point cultivé en Italie pendant le moyen âge. On affirme que c’est un noble Milanais au service de Venise, Théodore Trivulzi, qui, vers 1522, essaya le premier de planter du riz dans une propriété à moitié inondée qu’il possédait près de Vérone. Son essai réussit, il trouva des imitateurs, et des marais qui, avant cette innovation, n’avaient aucune valeur en acquirent une très grande. Ce nouveau genre de culture se répandit partout le long du Pô, et aujourd’hui la Lombardie seule produit, année commune, un demi-million d’hectolitres de ce grain précieux dont la valeur est portée à 18 millions de francs[3]. Ce qui permet la culture du riz pour ainsi dire au pied des Alpes et en vue des neiges éternelles, c’est la grande chaleur de l’été en Lombardie et l’admirable système d’irrigations que ce pays possède. Cette plante des marais du Gange ne croit que dans une eau peu profonde et chauffée par les rayons du soleil à une température de 20 ou 25 degrés Réaumur. Aussi faut-il disposer avec beaucoup de soin le terrain où l’on veut établir des rizières, de telle sorte que la surface en soit parfaitement nivelée, et que les eaux, en la recouvrant partout également, aient un écoulement lent et régulier. On distingue les rizières en risaje a vicenda et en risaje stabili. Les premières entrent dans l’assolement et alternent avec le maïs, le trèfle et l’ivraie d’Italie [lolium perenne) ; ce sont celles qui donnent le produit le plus considérable. Les secondes occupent le sol d’une manière permanente ; elles rendent moins : aussi ne leur consacre-t-on en général que les terrains impropres à d’autres genres de culture. Le riz, semé dans l’eau au commencement d’avril et constamment recouvert d’une couche d’eau de deux ou trois pouces de profondeur, sarclé avec soin, mis à sec vers la Saint-Jean et préservé ainsi contre les ravages des insectes aquatiques, croît avec vigueur ; il est récolté au commencement de septembre. Les gerbes sont transportées sur de vastes aires préparées à cet effet et soumises au piétinement des chevaux, qui détache le grain. Ce procédé très primitif donne un aspect animé aux campagnes et transporte l’imagination aux premiers jours de l’agriculture ; un manège et une machine à battre feraient peut-être aussi bien la besogne, mais ceux qui aiment le pittoresque n’applaudiraient certainement point au changement.

En fait de céréales, malgré la densité extrême de la population, les provinces lombardes peuvent amplement se suffire, elles en exportent même dans les années ordinaires une quantité assez considérable, surtout dans le Tyrol. Des études statistiques faites avec le plus grand soin prouvent que la production annuelle suffirait à la consommation de treize mois et demi. On y récolte aussi beaucoup de vin, année moyenne, 1,500,000 hectolitres ; mais il est partout de qualité médiocre, âpre en hiver, aigre en été. Cette mauvaise qualité du vin provient du peu de soin qu’on met à cultiver la vigne. Les pampres grimpant aux ormeaux et suspendus d’arbre en arbre en riches guirlandes font un charmant effet dans les descriptions des poètes :

Ubi jam validis amplexae stirpibus ulmos.


Elles en font encore un assez gracieux, quoique uniforme, dans le paysage ; mais le résultat est détestable dans le pressoir. En général, le paysan italien choisit les espèces qui produisent le plus de fruits, sans s’inquiéter beaucoup du goût du vin que ceux-ci donneront. Il plante dans ses champs des lignes d’arbres, maintenus par un élagage fréquent à une médiocre hauteur, des peupliers, des mûriers, surtout des érables à petite feuille, de cent à deux cents par hectare ; au pied de ces arbres, il place de cinq à six pieds de vigne qu’il conduit jusqu’au sommet de leur tuteur, d’où il mène les flexibles sarmens à la rencontre de ceux qui s’élancent des arbres les plus voisins. Quoique très ombragé, le raisin mûrit parfaitement, il est même délicieux au goût ; mais il n’a pas ce principe liquoreux qu’acquièrent les grappes mûries près de terre, sur des ceps tenus bas, taillés avec soin et surveillés avec intelligence. Si la vigne est mal cultivée, le vin n’est pas mieux fait. Aussi a-t-on grand’peine à le conserver bon d’une vendange à l’autre[4].

Un des principaux produits de la Lombardie vient de ses vaches à lait, nourries dans les pâturages arrosés par l’eau des affluens du Pô. C’est là qu’on fabrique en grand l’excellent fromage connu partout en Europe sous le nom de parmesan, et qui porte ce nom parce que c’est aux environs de Parme qu’on a commencé à le faire. Le produit des laiteries lombardes atteint une valeur presque deux fois aussi considérable que celle du froment : elle monte à plus de 80 millions. Le parmesan deviendra, ainsi que la soie, un article très important pour le commerce génois.

Les produits que nous avons indiqués suffiraient pour expliquer la prospérité du pays ; mais celui dont la Lombardie est fière à juste titre, celui auquel chacun s’intéresse, depuis le patricien des villes jusqu’à l’humble ouvrier des champs, c’est la soie. La production de la soie a plus que doublé depuis le commencement de ce siècle, et elle augmente encore chaque jour. Le nombre des mûriers est vraiment incalculable, et avec les autres arbres qui servent de support aux vignes, ils donnent à toute la contrée, vue d’une certaine hauteur, l’aspect d’une immense forêt. Le semis et la culture des jeunes plants de mûriers forment seuls une industrie dont on peut apprécier l’importance en visitant les magnifiques pépinières qu’on trouve dans les jardins des environs de Milan. La vente des feuilles de mûrier est aussi l’objet d’un commerce très actif et très animé. Quand le ver à soie est jeune, il mange peu, et les feuilles sont à bon marché ; mais à mesure que la vorace et précieuse chenille grandit, il lui faut une nourriture de plus en plus abondante, et la valeur des feuilles augmente sans cesse. La grêle a-t-elle ravagé quelque partie du territoire, le prix s’élève aussitôt dans tous les environs, et les spéculateurs habiles peuvent réaliser de grands bénéfices. Il y a des courtiers en feuilles de mûrier qui mettent l’acheteur en relation avec le vendeur ; viennent ensuite les periti, qui estiment le poids des feuilles sur l’arbre ; on débat le prix, puis, le marché conclu, l’acquéreur les cueille lui-même, et ainsi la production de la soie répand partout l’animation et la vie. Quand arrive le moment de former le fil avec les brins menus du cocon, on rencontre de tous côtés près des maisons des métayers, à l’ombre de la vigne, des jeunes filles habillées avec goût, chantant et causant entre elles, tout en dévidant hors des bassines remplies d’eau chaude le fil d’or qui produit l’aisance dans les campagnes et le luxe dans les villes. Représentez-vous d’une part ce tableau charmant : sur les beaux coteaux de la Brianza ou de Varese, le ciel bleu et le gai soleil éclairant de leurs rayons à travers la treille les bavardes contadines, qui filent la soie brillante comme la lumière du midi et destinée aux riches. Figurez-vous de l’autre une filature de Manchester où, au milieu de l’air assombri par la fumée du charbon et au rugissement de la vapeur, l’ouvrier silencieux, relancé par la machine, file le terne coton produit par des esclaves et destiné aux pauvres. Quel contraste ! L’industrie, qui pour l’Anglais est un rude asservissement et presque un martyre, est pour l’Italien un joyeux délassement et presque une fête. C’est au moyen de la soie, dont une grande partie est exportée, que la Lombardie paie ses achats à l’étranger, et qu’elle fait pencher la balance des échanges en sa faveur. On estime que la soie produite annuellement vaut plus de 100 millions de lire.

Quand on veut calculer la valeur totale de la production agricole d’un pays, on ne peut prétendre à obtenir que des résultats approximatifs. La statistique n’est encore nulle part assez avancée pour nous donner des chiffres exacts, et il fallait en espérer en Autriche moins qu’ailleurs. D’après les évaluations publiées à Vienne par le ministère du commerce[5], la valeur des produits de l’agriculture lombarde se serait élevée en 1850 à 360,630,000 lire ; mais M. Jacini, d’après des relevés faits avec le plus grand soin, et sévèrement contrôlés, estime que ce chiffre est beaucoup trop bas, et qu’il faut le porter au moins à 450 millions, somme considérable, surtout quand on songe qu’elle est le produit d’un million d’hectares soumis à la culture[6].

Les sources de prospérité de la Lombardie, dont nous avons indiqué rapidement les principales, ne pourront manquer de se développer par suite de la réunion avec la Sardaigne. Cette union est un fait préparé et amené par la nature même des choses, car les provinces lombardes sont en réalité la continuation de la partie orientale du Piémont. Tout est semblable, mœurs, besoins, habitudes, traditions, croyances, systèmes de culture, contrats agraires, organisation sociale, nature du terrain, production du sol, etc. La liberté apportée aux Lombards réveillera en eux l’esprit d’initiative individuelle et l’esprit d’association, qui déjà produisent d’heureux résultats en Sardaigne, et qui semblent incompatibles avec le despotisme. Les dispositions libérales du nouveau tarif sarde et les communications, chaque année plus fréquentes, plus suivies, que Gênes entretient avec les pays d’outre-mer et avec les ports de l’Europe, permettront à la Lombardie d’exporter au loin ses riches produits et de se procurer avantageusement les machines, les draps, le coton, les denrées coloniales, etc., qu’elle tire de l’étranger. Le mouvement des capitaux, l’activité générale qui se manifestent toujours chez les peuples affranchis et rassurés sur un avenir dont ils sont les maîtres désormais, ne tarderont point à étendre les industries naturelles dont la Lombardie produit les matières premières, ou même à en faire naître d’autres ! Que manquait-il à cette belle contrée pour être l’une des plus favorisées de la terre et la plus prospère de l’Europe ? Une seule chose, la liberté. Tout fait espérer, maintenant qu’elle en jouit, qu’elle saura en user de façon à développer ses ressources matérielles en même temps que ses forces morales et intellectuelles.


II

Pour se faire une idée exacte des ressources d’un pays, il ne suffit pas d’énumérer ses produits et d’en indiquer la valeur, il faut en outre montrer dans quelles conditions la production s’opère. C’est la seule manière de se rendre compte des sources réelles de prospérité qu’il possède, et des progrès qu’il peut encore accomplir. Ce n’est qu’en voyant comment le travail se fait dans le présent, qu’on apprécie ce que dans l’avenir il peut créer de richesses en tirant parti des avantages donnés par la nature. Il est donc nécessaire, après le rapide coup d’œil qu’on vient de jeter sur les produits du sol lombard, d’examiner de plus près les procédés suivis par l’agriculture. On nous permettra d’entrer ici dans quelques détails, qu’on pourra trouver un peu minutieux, mais qui sont indispensables, si l’on veut connaître la situation exacte du pays et la condition de ses habitans.

Sous le rapport agricole, la Lombardie se divise en trois régions distinctes qu’il faut étudier à part : la région des montagnes, la région des collines et des hautes plaines, enfin la région des basses plaines. Dans la première dominent la propriété et la culture parcellaires ; dans la seconde, la petite propriété et la petite culture ; dans la troisième, la grande propriété et la grande culture.

La région des montagnes occupe presque la moitié de la surface de la Lombardie. Elle comprend toute la province de Sondrïo, la plus grande partie de la province de Côme et de Bergame, et les deux cinquièmes de celle de Brescia. Toute la contrée est couverte de chaînes de montagnes qui, partant de la grande chaîne des Alpes rhétiennes, s’abaissent peu à peu vers le sud, et ouvrent entre leurs hauteurs des vallées plus ou moins propres à la culture. Les principales de ces vallées sont celles de Chiavenna, qui débouche sur le lac de Côme à Riva, et qui à Colico rejoint celle de la Valteline ; la valle Brembana, au fond de laquelle coule le Brembo, la valle Seriana, arrosée par le Serio, et la valle Camonica, qui aboutit au lac d’Iseo. Dans les parties supérieures de ces vallées, on ne rencontre que des pâturages et quelques céréales ; mais dans les parties inférieures protégées contre le vent du nord, on admire déjà la végétation méridionale dans toute sa richesse.

Dans cette région, la subdivision de la propriété est extrême, et elle continue encore. Ainsi dans la Valteline, durant ces douze dernières années, le morcellement a augmenté de 21 1/4 pour 100, tandis que la population ne s’est accrue que de 7 8/9 pour 100. Dans le val Camonica et dans la province de Sondrio, on compte une propriété par 2 habitans. Comme il y avait en 1850 52,146 parcelles et seulement 28,392 hectares cultivés, chaque parcelle, en moyenne, n’était que de 54 ares. Dans les montagnes, chacun à peu près est propriétaire, et c’est ici que se vérifie à la lettre le mot d’Arthur Young : « Donnez à un individu la possession assurée d’un rocher aride, il le transformera en jardin. » Véritablement l’homme fait le sol. Aux flancs de la montagne, il construit des terrasses avec des blocs de pierre, puis la hotte sur le dos il y transporte de la terre pour y planter un mûrier ou une vigne, pour y récolter un peu de blé ou de maïs. Celui qui après avoir payé la main-d’œuvre voudrait louer le sol ainsi formé ne retirerait pas 1/2 pour 100 de son argent. Le morcellement de la propriété, quelque grand qu’il soit, n’oppose d’ailleurs aucun obstacle à la culture, d’abord parce que les champs sont naturellement divisés en très petites parties par les accidens du terrain, ensuite parce que le sol est entièrement cultivé avec la bêche ou la houe, et partagé en petits compartiment affectés à quelque produit spécial, à la culture potagère par exemple.

La superficie du sol arable étant très bornée et le nombre de ceux qui veulent en avoir une part étant très grand, la terre se vend à un prix bien supérieur à sa valeur réelle. Il n’est pas rare de voir payer des parcelles sur le pied de 10,000 ou 12,000 francs l’hectare. Dans la Valteline, d’après les tableaux officiels, la valeur moyenne de l’hectare serait de 1,875 lire ; mais ce chiffre paraît de beaucoup trop faible. La propriété foncière ne rapporte guère, dans les montagnes, au-delà de 1 à 1 1/2 pour 100 au plus du prix d’acquisition. L’homme qui est sûr de joindre à la jouissance de la rente les profits du travail et l’intérêt de ses épargnes, qu’il place sans cesse en améliorations successives, peut donner un prix devant lequel recule l’acquéreur qui devrait se contenter de la rente seule. Certains biens-fonds acquis, soit depuis longtemps, soit par héritage, et ceux qui ne peuvent être avantageusement exploités par le propriétaire, sont loués à des conditions très diverses. Les prairies et les parcelles cultivées se louent pour une somme fixe en argent. Quand l’occupation comprend quelques hectares, elle est donnée à mi-fruit ; mais les propriétaires depuis un certain temps réclament du métayer plus de la moitié de la récolte de la soie, ou bien ils exigent pour un certain poids de feuilles de mûrier un poids déterminé de cocons, ce qui met tout le risque à la charge du cultivateur. Les contrats agraires deviennent ainsi de plus en plus lourds pour les locataires. Les baux héréditaires (contratti di lîvello) sont fréquens dans cette région, surtout dans la Valteline : ils obligent le tenancier à une prestation en nature, fixée à l’origine soit en vin, soit en céréales, soit en foin, d’après ce que la terre produisait à l’époque où le contrat est intervenu, et dans certaines éventualités ils entraînent quelques redevances extraordinaires [laudemii). Ces baux ont l’inconvénient de forcer le locataire à cultiver toujours les mêmes produits et d’empêcher par suite, jusqu’à un certain point, les progrès de l’agriculture ; en revanche, ils donnent au locataire une sécurité qu’il sait apprécier.

Presque toutes les communes possèdent sur les hauteurs de vastes pâturages couverts de neige l’hiver, mais qui, l’été, peuvent nourrir un assez grand nombre de moutons et de bêtes à cornes : une partie de ces pâturages est réservée à l’usage des habitans de la commune ; ils y font paître leur bétail, qu’ils entretiennent à l’étable pendant le temps des neiges avec le foin recueilli soigneusement sur leurs petites propriétés. La partie non réservée est louée aux pastori, qui possèdent des moutons, et aux mandriani, appelés aussi malghesi et berganini, qui possèdent des vaches et des bœufs. Ces bergers et ces pasteurs forment une classe à part. L’été, ils vivent isolés avec leurs troupeaux sur les hauts pâturages ; l’hiver, ils descendent jusque dans la plaine, où ils font accord avec les fermiers pour nourrir leur bétail. Les bergers sont mal vus et presque traités comme des voleurs, parce que leurs moutons font beaucoup de tort aux récoltes du pays qu’ils parcourent ; aussi leur nombre diminue-t-il sans cesse, et beaucoup, de communes les repoussent inexorablement de leur territoire. Les mandriani, malgré leurs mœurs rudes et leur extérieur inculte, n’en ont pas moins une certaine aisance. Leur troupeau seul représente déjà un capital assez considérable ; il en est même qui possèdent une centaine de mille francs. La race bovine, généralement peu soignée, est de qualité très médiocre. Les fermiers de la plaine irriguée, qui n’élèvent point de jeunes bêtes, refusent d’acheter celles du haut pays et s’adressent de préférence à la Suisse. Les foires de la Valteline n’ont d’importance que par le bétail qui vient d’au-delà des Alpes.

La Haute-Lombardie le cède en outre aux cantons sous un autre rapport. Tandis qu’en Suisse de puissantes forêts d’arbres résineux couvrent les montagnes jusqu’aux limites extrêmes qu’elles peuvent atteindre, en Lombardie les hauteurs sont généralement nues et déboisées. Les communes italiennes, moins prévoyantes que les communes helvétiques, n’ont pas su préserver ces bois magnifiques qui leur fournissaient jadis à profusion du combustible et des matériaux de construction, et qui, bienfait plus grand encore, retenaient la terre végétale sur les pentes, empêchaient les ravages des torrens, et diminuaient la violence des orages et la durée des sécheresses. Il est un fait curieux à noter, c’est combien tout le bassin de la Méditerranée a souffert du déboisement. La Syrie., toute l’Asie-Mineure, la Grèce, les îles de l’Archipel, la Sicile, l’île de Sardaigne, la région des Apennins, la France méridionale, tout le nord de l’Afrique, l’Espagne, avaient dans l’antiquité beaucoup plus de terres fertiles et un nombre plus considérable d’habitans que de nos jours. Les vieilles religions de l’Orient sanctifiaient l’acte de planter un arbre, et plaçaient volontiers leurs autels sur des montagnes couvertes d’épais ombrages. Il semble que la race germanique ait hérité de ses ancêtres aryens cet amour des arbres. La sylviculture est une des sciences favorites de l’Allemagne. En Angleterre, les beaux arbres sont l’objet d’un respect pieux et presque d’un culte. En Amérique, on vient de faire une loi spéciale pour protéger les magnifiques wellingtonia de la Californie, ces géans du règne végétal qui ont quatre cents pieds de hauteur et de quatre à cinq mille ans d’âge. Malheureusement ce respect des forêts semble inconnu dans le midi. Sur les 400,000 hectares de la province de Sondrio, il n’y en a que 56,000 qui soient couverts de grands arbres ; plus de 50,000 hectares à peine revêtus de maigres broussailles et de vastes espaces complètement dénudés sont les tristes témoins des ravages déjà accomplis. Il en est de même dans toutes les régions des montagnes lombardes. Pour arrêter les progrès du déboisement et dans l’espoir de favoriser des plantations nouvelles, le gouvernement a ordonné aux communes de vendre la plus grande partie de leurs biens-fonds. Cette mesure a rencontré une vive résistance chez les habitans, et il est douteux qu’elle ait le résultat avantageux qu’on en espère ; il est même à craindre qu’elle ne porte atteinte aux conditions économiques qui garantissent maintenant la population des montagnes contre la misère.

Jadis chez les Germains et chez les anciens peuples italiques, comme nous le voyons encore maintenant dans les villages russes, la propriété privée ne s’étendait qu’aux meubles. La terre appartenait à la tribu ou à la commune ; pour les pâturages et les bois, la jouissance était en commun ; pour les terres mises en culture, chaque famille en avait une part qu’elle détenait pendant un temps plus ou moins long qui a varié chez chaque peuple. Ces antiques coutumes, propres, semble-t-il, à toute la race indo-germanique, ne se sont maintenues que dans l’Europe orientale ; mais dans les montagnes, où les traditions du passé se conservent longtemps, l’ancien fonds communal est toujours resté très étendu. Sur les 400,000 hectares de la province de Sondrio, récemment encore il n’y avait que 23,500 hectares qui fussent tombés dans le domaine privé. Les propriétés communales étaient, il est vrai, très mal administrées, sans doute par suite de l’ignorance et de l’imprévoyance générales, car en Suisse il en est tout autrement ; mais du moins le patrimoine commun qui permettait au plus pauvre de nourrir une vache et de se procurer un peu de bois avait eu cette utilité très réelle d’éloigner le paupérisme.

Les communes, qui, sous la pression de l’autorité centrale, ont fini par céder une partie de leurs biens, ont eu recours à divers modes d’aliénation : les unes ont vendu aux enchères, les autres ont distribué des parts égales entre tous les habitans, d’autres ont appliqué le contrat de livello, d’autres encore ont réparti les biens entre chaque famille moyennant une très légère redevance, et à la condition qu’à certaines époques ils fassent retour à la commune, qui alors les distribue de nouveau. Ce dernier moyen, appliqué avec intelligence et justice, nous paraîtrait le meilleur : d’une part, il favoriserait la production comme la propriété privée ; de l’autre, comme patrimoine commun, il empêcherait la misère de devenir un fait habituel et héréditaire.

L’habitant des montagnes lombardes est laborieux, brave et probe. Il a le sentiment de la dignité humaine, car il est propriétaire ; il se sent indépendant, car il dort sous son propre toit ; il est économe et sobre : des châtaignes, quelques légumes, du pain très grossier, de la polenta de sarrasin ou de maïs, parfois un peu de lard, telle est sa nourriture. Les maisons, construites en briques et en pierres, sont beaucoup moins pittoresques et moins commodes que les chalets suisses ; les villages sont plus sales, les femmes moins bien mises, l’instruction moins répandue, le travail moins industrieux et moins prévoyant, l’aisance moins grande que dans les cantons. Jusqu’à ce jour, il manquait aux Lombards un ressort puissant, la liberté, dont leurs voisins jouissent depuis des siècles.

Maintenant descendons un peu plus bas : nous voici dans la région des collines et des hautes plaines. Cette région s’étend depuis le Lac-Majeur jusqu’au lac de Garde. C’est un très beau pays, mais qui, sauf quelques endroits, comme les environs de Varese et la riviera di Salò, présente un aspect très uniforme. Partout les champs sont plantés de mûriers qui, tous d’égale forme et d’égale grandeur, arrêtent la vue sans la charmer, ainsi que le font les ombrages et les troncs majestueux des grandes forêts. La terre est divisée entre un nombre infini de petites exploitations de 10, 6, 3 ou 2 hectares, dont quelques-unes sont cultivées avec des bœufs, mais la plupart à la bêche. La propriété est également dans un très grand nombre de mains : on compte une propriété par sept habitans. Les patrimoines ont généralement une étendue qui varie de 4 à 40 hectares ; ceux qui dépassent 100 hectares sont de rares exceptions. Les toutes petites parcelles ne sont point non plus trop fréquentes. La terre se loue 6, 8, 10, et même jusqu’à 14 et 16 lire, et se vend de 200 à 500 lire la pertica milanaise (6 ares 54 centiares). Le prix moyen de location de l’hectare doit donc être de 100 à 110 francs, et celui de vente de 3,200 à 3,500 francs. Le revenu des biens-fonds ne dépasse pas 3 pour 100 de la valeur vénale. La terre est en très grande partie exploitée par de petits propriétaires qui habitent les bourgades et les gros villages, et qui louent leurs biens à des métayers, de sorte que ceux qui vivent de la rente et ceux qui vivent de la culture forment deux classes séparées.

Le principal produit du sol est le mûrier, dont les feuilles nourrissent les vers à soie. Sous ces mûriers croissent le froment et le maïs, auxquels l’ombre de ces arbres ne paraît pas nuire. L’ombra del gelso è l’ombra d’oro (ombre de mûrier est ombre d’or), dit le paysan milanais. On cultive aussi la vigne, mais le vin est considéré comme un produit accessoire. À cette terre médiocrement fertile, qui porte déjà le mûrier et la vigne, le cultivateur parvient donc, par une sorte de miracle agronomique, à faire produire encore sans relâche, des récoltes de grains. Les deux tiers ou les trois cinquièmes de l’exploitation sont emblavés en froment ou en seigle, suivant la qualité du fonds, le reste en maïs, sauf quelques parties réservées à un peu de lin, de chanvre, de pommes de terre, de sarrasin, et à quelques légumes. Le sol est ainsi sans cesse occupé par des plantes épuisantes. Dans les champs de froment, on sème du trèfle, on le fait pâturer par le bétail, puis on l’enfouit à l’automne, et il sert d’engrais pour la récolte qui suit. Après le maïs, on sème du lupin, qu’on enfouit également. La seconde année, la terre qui a donné du maïs doit porter du froment, ainsi que la moitié de celle qui a déjà produit du blé ; l’autre moitié est réservée au maïs. Quant au bétail, il va de soi qu’il ne peut être très nombreux dans chacune de ces petites métairies. On le nourrit l’hiver avec la paille du froment mêlé de jeune trèfle, l’été avec la seconde pousse du trèfle, et avec toute l’herbe qu’on peut couper le long des chemins et des fossés. Quand on a un filet d’eau pour irriguer un petit pré, on peut entretenir une vache de plus, et par suite mieux fumer la terre. Ce système de culture a lieu de surprendre : il est incroyable qu’il n’épuise point le sol rapidement et complètement : Deux choses rendent possible cette succession non interrompue de céréales : le soin qu’on met à recueillir les engrais et les admirables façons que le cultivateur donne à la terre avec la bêche. En Lombardie, comme dans le pays de Waes en Flandre, c’est au moyen des engrais et de la bêche que la petite culture parvient à nourrir sur un terrain maigre la population la plus dense de l’Europe, et à payer une rente aussi élevée que celle des meilleures terres. Le sol est profondément défoncé : chaque motte est retournée, brisée et fertilisée par l’eau, qu’elle absorbe plus facilement, et par l’air, qui pénètre à travers toutes ses particules. Se l’aratro ha il vomero di ferro, la vanga ha la punta d’oro, dit le proverbe ; si la charrue a un soc de fer, la bêche a une pointe d’or. À vrai dire, dans cette région, la culture est du jardinage.

Le contrat de location généralement en usage est le métayage, avec des conditions plus ou moins favorables pour le cultivateur. Du côté de Bergame, le propriétaire se réserve la moitié de tous les produits (mezzeria). Du côté de Brescia, il en obtient souvent le tiers (terzeria). Du côté de Milan et de Côme, il prend la moitié des cocons et du raisin, mais il stipule une prestation fixe en céréales qui varie de 2,73 à 3,20 hectolitres à l’hectare suivant la fertilité de la terre. Autrefois le métayage à mi-fruit était général dans cette région. Des habitudes patriarcales unissaient les paysans aux propriétaires et aussi les paysans entre eux. Quatre ou cinq familles s’associaient pour exploiter une ferme en commun ; elles vivaient sous le même toit ; elles reconnaissaient aux champs l’autorité d’un chef, le reggitore, qui dirigeait les travaux, et autour du foyer celle d’une matrone, la massara, qui réglait les détails du ménage ; les travaux étaient partagés suivant le goût ou les aptitudes de chacun. Cette forme d’association présentait un avantage aux cultivateurs, à qui elle permettait d’exploiter une grande ferme avec le bénéfice certain de la division du travail, et un autre avantage aux propriétaires, à qui elle donnait une meilleure garantie pour sa participation dans les produits. Le reggitore avait intérêt à être honnête dans ses rapports avec le maître, afin que ses associés le fussent aussi avec lui. En outre, la petite société, ayant un capital plus considérable que celui d’une seule famille, offrait plus de sécurité à la jouissance du propriétaire. Malheureusement ces associations remarquables, et en fait aussi favorables à la bonne culture qu’aux bonnes mœurs, tendent à disparaître ; elles disparaissent en partie sous l’influence d’un certain esprit d’indépendance qui se manifeste chez les associés, en partie aussi par suite de l’hostilité des propriétaires, qui ne peuvent pas imposer à l’association, disposant d’un assez grand capital, les conditions plus dures qu’ils font accepter aux familles isolées, plus pauvres et se faisant concurrence.

Les contrats ordinaires commencent à la Saint-Martin, et finissent au bout de l’an ; mais la tacite reconduction leur donnait jadis une durée pour ainsi dire illimitée, les conditions fixées par la coutume restant toujours les mêmes. Le métayer est attaché à son exploitation, dont il se considère comme le co-propriétaire. Il paie une somme annuelle qui varie de 20 à 40 lire pour la maison, et il supporte la moitié des impôts ; mais le produit du bétail est pour lui seul.

Dans les pays où les prestations en grains sont en usage, les cultivateurs se divisent en massari et en pigionanti. Les premiers forment des associations de trois à quatre familles pour cultiver une quinzaine d’hectares au moyen de bœufs ; les seconds vivent seuls avec leur ménage, et n’ont que leurs bêches. Dans toute la région des collines et des hautes plaines, comme dans les montagnes, on ne rencontre que très peu de journaliers. Les familles isolées ou associées suffisent à faire tous les travaux qu’exigent les exploitations. Les femmes ne sont guère employées aux gros travaux de la culture ; elles s’occupent de leur modeste étable, des soins du ménage et de la préparation de la soie. Les conditions de plus en plus dures des contrats d’amodiation réduisent à peu près les classes agricoles au strict nécessaire, mais les maisons sont en général bien aérées et bien tenues, parce que l’élève du ver à soie exige de la propreté. En résumé, la plupart des cultivateurs non-propriétaires mènent, comme partout, une vie de privations ; mais, sauf dans les mauvaises années, l’extrême misère est exceptionnelle ; elle ne se rencontre que dans quelques districts d’un sol rebelle, à l’ouest de Milan et dans la province de Brescia.

La troisième région agricole, celle des plaines basses, est le pays de la terre fertile et des grandes propriétés. Situées le long du Pô, ces plaines sont en grande partie irriguées par les rivières qui, descendant des hauteurs, se jettent dans le fleuve principal. 427,200 hectares sont fertilisés ainsi par les eaux du Tessin, de l’Adda, du Brembo, du Serio, de l’Oglio, du Clisio et du Mincio, distribuées au loin par un immense réseau de canaux grands et petits, ouvrage des anciens et des municipalités du moyen âge. Les lois et les usages qui règlent la distribution des eaux forment un code complet, parfaitement conçu, et qui a eu pour effet de développer singulièrement l’esprit d’association. Les terres arrosées acquièrent sous l’influence du soleil une fécondité prodigieuse, et elles sont surtout occupées par des prairies et des rizières. Les prairies ordinaires, qui ne sont irriguées que pendant l’été, donnent trois ou quatre coupes d’excellent foin et un abondant regain. Les marcite, qui sont irriguées même l’hiver, donnent de cinq à six coupes ; celles qui sont fécondées par les eaux de la Vettabia, provenant en partie des égouts de Milan, se fauchent jusqu’à huit et neuf fois par an. Ces marcite se louent de 300 à 600 lire l’hectare. La graminée qui fait le fond de ces merveilleuses prairies est le ray grass.

Les rizières donnent aussi un produit considérable, qui, dans une bonne année et dans une bonne terre, peut s’élever à 110 hectolitres par hectare de riz non mondé, ou à une quarantaine d’hectolitres de riz mondé, représentant une valeur en argent d’à peu près 1,200 francs. Pour avoir la moyenne, il faudrait réduire ce résultat d’un tiers, et il est à noter aussi que les frais de cette culture sont très grands. Partout où il y a des rizières et des prairies irriguées, les terres labourées sont d’une importance secondaire ; elles n’occupent guère qu’un tiers et parfois un cinquième de la superficie des exploitations. Les prairies artificielles prennent une grande place dans les rotations ordinaires. Sur un assolement de six ou sept années, les plantes fourragères occupent le sol pendant trois ou quatre ans. On sème le trèfle ordinaire avec le froment ; on le fait pâturer à l’automne, et on le fauche l’an d’après[7].

Les autres produits de la région des basses plaines sont en première ligne le maïs, puis le froment, le seigle, l’avoine, le colza, le millet. On estime le rendement du froment de 16 à 17 hectolitres, et celui du maïs de 30 à 42 hectolitres à l’hectare[8]. Dans le Lodigiano et surtout à l’est de l’Adda, on cultive aussi le lin, qui se vend sur pied de 400 à 500 fr. par hectare, ce qui est peu, car en France, dans le département du Nord, et en Belgique, dans la Flandre, ce produit, sur une même étendue de terrain, vaut de 800 à 1,100 francs. En Lombardie, après le lin, on obtient encore en récolte dérobée du millet ou du maïs quarentin. On rencontre aussi le mûrier et la vigne dans cette région, surtout dans les provinces de Crémone et de Mantoue ; ils y croissent avec une admirable vigueur, et on y fait d’assez bon vin. Cette partie de la contrée, où domine une terre profonde et compacte, et où les irrigations sont rares, produit en abondance des céréales et du chanvre. La rotation quadriennale y est fort en usage : froment avec trèfle pour la première année ; pour la seconde, trois coupes de trèfle ; pour la troisième, lin avec millet ou maïs quarentin en récolte dérobée ; pour la quatrième, maïs. Quoique l’agriculture ait fait des progrès depuis quelque temps dans cette partie du pays, elle y est cependant encore plus arriérée que dans aucune des autres provinces. Au contraire, dans le Bas-Milanais et dans les provinces de Pavie et de Lodi, elle ne paraît plus guère susceptible de grands perfectionnemens ; la terre, couverte de riz et de gras herbages, donne tout ce qu’elle peut donner.

Dans toute la région des basses plaines, on ne trouve que de grandes cultures, et par suite de grands propriétaires, car on rencontre parfois la petite culture combinée avec la grande propriété, mais on n’a jamais vu jusqu’à ce jour la grande culture se développer avec la petite propriété. L’extension des exploitations varie de 100 à 300 hectares, les bâtimens sont vastes, bien construits, et contiennent une maison commode pour le fermier, de grandes étables et d’énormes granges et fénils ; mais les habitations des ouvriers sont en général de misérables chaumières, mal entretenues et malsaines à cause de l’eau des rizières, qui souvent les entoure de tous côtés. Le pays est entrecoupé de canaux et de fossés au bord desquels croissent des saules, des peupliers, des chênes, qui fournissent du bois de chauffage et de construction. Les fermes sont garnies de grands troupeaux de 80 à 100 vaches, ordinairement magnifiques, achetées en Suisse, et nourries avec les excellens herbages des prés et des marcite. Le lait de ces vaches est destiné à faire le formaggio di grana, ou fromage du Parmesan, que nous avons déjà cité parmi les produits importans du pays. Pour faire une forma de fromage par jour, ce qui est le mode le plus avantageux, il faut le lait de 80 vaches ; aussi les fermiers dont les troupeaux sont trop peu nombreux sont-ils obligés de s’associer et de mettre leur lait en commun, ou bien de le vendre à un fabricant de fromage.

Les fermes sont généralement louées pour une somme fixée en argent. Quant aux prestations en nature et au métayage, on ne les rencontre que dans la partie de la contrée où le système, de culture se rapproche de celui du haut pays. Il est rare que les propriétaires, si l’on excepte ceux du Mantouan, fassent eux-mêmes valoir leurs biens[9]. Les baux sont ordinairement de neuf ou douze ans. Les prix de location varient de 8 à 14 lire la pertica ; les prix de vente, de 200 à 350 lire. Les placemens en biens-fonds, qui dans la montagne donnent de 1 à 2 pour 100, sur les collines 3 pour 100, produisent dans la plaine 4 pour 100. Plus la terre est divisée, plus elle se vend cher, parce qu’il y a plus de petites bourses que de grandes. À l’ouest de l’Adda, l’irrigation ne permet d’obtenir ni plusieurs récoltes différentes dans le même champ, ni les grands troupeaux nécessaires pour la confection du fromage ; à l’est, la nature compacte du terrain exige de forts attelages de bœufs pour labourer. Toutes ces diverses circonstances empêchent la propriété de se diviser. Si l’on fractionnait une de ces grandes fermes, il faudrait aussitôt construire de vastes bâtimens dont on ne retirerait aucun intérêt, car on ne louerait pas les terres à un prix plus élevé.

Les fermiers de la Basse-Lombardie forment une classe très aisée. Il leur faut d’abord un capital considérable en bétail ; en second lieu, par cela même, le nombre des concurrens qui demandent à louer étant restreint, ils ne subissent pas au même degré que le petit cultivateur les exigences du propriétaire, et ils conservent ainsi pour eux une partie de la rente. Un fait significatif le prouve : quoique le sol soit beaucoup plus fertile dans la plaine que sur les collines, le revenu de la terre touché par le propriétaire est pourtant le même. Ces grands fermiers lombards vivent simplement, mais ils jouissent d’un large bien-être. Ils ne sont point sans instruction, et souvent ils envoient un de leurs fils à l’université pour y faire des études d’avocat ou d’ingénieur[10]. Au-dessous des fermiers, on rencontre les ouvriers agricoles, correspondant aux petits métayers du haut pays. Ces ouvriers reçoivent différens noms suivant leurs occupations, qui les placent plus ou moins haut dans la hiérarchie rurale. Il y a d’abord les famigli, qui soignent les vaches et qui reçoivent, outre la nourriture, un salaire fixe d’environ 180 lire par an ; puis viennent les cavalcanti et les bifolchi, qui dirigent les chevaux et les bœufs : leur salaire varie de 60 à 80 lire par an, avec la jouissance d’un petit jardin. Les plus malheureux sont les falciatori, qui fauchent à la tâche les prairies, divisées en compartimens d’une étendue déterminée : outre la nourriture, qui est misérable, la tâche d’un jour ne leur rapporte que 50 centimes en moyenne, et ils doivent payer à peu près de 25 à 26 francs de loyer annuel pour la chaumière qu’ils habitent. Souvent ils travaillent une partie de la nuit et arrivent ainsi, moyennant un labeur excessif accompli pendant les grandes chaleurs, à faire double tâche.

Quand les ouvriers de ces différentes catégories ont femme et enfans, le fermier leur concède le diritto di zappa, c’est-à-dire le droit de cultiver pour leur compte une petite partie du fonds moyennant une prestation en nature toujours très élevée. Le travail effectué sur cette parcelle, en grande partie par la femme et par les enfans, diminue la pauvreté de la famille, quand les conditions de la concession ne sont pas trop dures, et quand on peut élever des vers à soie. M. le comte Arrivabene, qui a étudié avec soin le système de rétribution des travailleurs agricoles dans la Basse-Lombardie, signale avec raison comme une pratique des plus sages cette participation qu’on accorde aux ouvriers de l’agriculture dans les produits ; c’est un excellent moyen de les exciter à bien remplir leur tâche et de développer parmi eux le sentiment de la responsabilité. Il est seulement à regretter que l’association qui existe entre les fermiers et leurs employés soit trop restreinte et souvent aussi trop à l’avantage des premiers. L’ouvrier le mieux payé, le seul qui jouisse d’une certaine aisance, c’est celui qui fait le fromage, le casaro. Son salaire varie de 2 fr. à 2 fr. 70 c. Comme leur art est un secret, les casari forment une caste à part, qui a le sentiment de son importance et qui dicte ses conditions aux fermiers. Le sotto casaro a les deux tiers de la rétribution de son maître. Pour s’affranchir des exigences des casari, quelques fermiers vendent leur foin aux mandriani qui descendent des hauteurs pour faire hiverner leurs troupeaux dans la plaine, et d’autres vendent le lait à des casari établis en qualité de fabricans de fromage. Comme la population fixe est trop peu nombreuse pour faire face à certains travaux qui doivent être promptement terminés, les grands fermiers ont recours à des ouvriers étrangers qui viennent des bourgades ou des montagnes. Le salaire de ces ouvriers varie de 90 c. à 1 fr. 50 c. par jour avec la nourriture, et de 1 fr. 05 c. à 1 fr. 70 c. sans la nourriture. En somme, quoique la terre de la plaine soit beaucoup plus fertile que celle des hauteurs, on ne peut pas dire que la condition de ceux qui la cultivent soit meilleure ; seulement, grâce à cette fertilité plus grande, deux classes de personnes peuvent vivre affranchies du travail manuel dans la plaine, tandis que dans la montagne une seule jouit de cet avantage.

On connaît maintenant les forces productives du pays lombard et les différences qui naissent, dans le régime du travail agricole, de la diversité même des régions où il s’exerce, enfin le caractère des populations appelées à en vivre. Il ne sera pas inutile de soumettre ces faits sûrement établis au contrôle de la science économique, si l’on veut discerner ce que la Lombardie doit faire pour améliorer sa condition actuelle en profitant de l’indépendance qui lui est rendue.


III

Il est trois points qui en Lombardie méritent surtout de fixer l’attention de l’économiste : — d’abord les effets bons ou mauvais de la petite culture et de la petite propriété, ensuite les résultats avantageux et désavantageux du métayage, enfin l’influence de la condition des classes agricoles sur la pratique de la liberté. Examinons d’abord la première question.

Nous avons trouvé la petite culture exercée dans la région des montagnes par les propriétaires, dans la région des collines par des métayers, et dans la plaine la grande culture pratiquée par des fermiers : quel est donc l’effet de ces différentes circonstances sur la production de la richesse, sur l’accroissement de la population, enfin sur le bien-être des travailleurs agricoles ? Toutes choses égales d’ailleurs, on peut prévoir, semble-t-il, que le zèle et l’activité seront au plus haut degré chez le petit propriétaire, car tout le produit du travail agricole lui appartient ; qu’ils seront moindres chez le métayer, qui ne touche que la moitié du produit obtenu par ses soins ; enfin qu’ils seront moindres encore dans le système de la grande culture entreprise par un fermier, parce qu’alors le travail est exécuté non par le fermier lui-même, qui a un intérêt direct dans le succès de l’entreprise, mais par des ouvriers dont le salaire est fixe, et qui n’ont aucune part dans le produit. Il est vrai que si dans ce dernier cas le travail est moins intense, le riche fermier peut compenser ce désavantage par l’emploi d’un plus grand capital, comme cela se voit souvent en Angleterre ; mais il n’en est pas ainsi dans les autres pays, et notamment en Lombardie. Dans cette dernière contrée, non-seulement le travail du petit propriétaire et du petit métayer, intéressés au succès de l’exploitation, est plus productif, mais même dans les pays de petite propriété et de petite culture le capital employé à féconder la terre est plus considérable, à superficie égale. Le travail y est plus productif, avons-nous dit : qui en douterait ? Dans les montagnes, la sécurité de l’avenir que donne la propriété et la certitude de jouir de tout le produit peuvent seules faire cultiver des terres qu’aucun fermier ne voudrait reprendre. Quant à la région des collines, elle est, ainsi qu’on l’a vu, beaucoup moins fertile que celle des basses plaines, et elle ne jouit pas du bienfait immense de l’irrigation. Pourtant, malgré ces désavantages, la région des montagnes et des collines nourrit dans une aisance égale un plus grand nombre d’habitans que la région des plaines, et la rente de la terre est la même. La moyenne de celle-ci est à peu près partout de 100 à 110 fr. l’hectare, et quant à la densité de la population relativement à la superficie cultivée, elle est plus grande dans les provinces où domine la petite culture que dans celles où domine la grande[11]. Le genre de vie des cultivateurs est partout aussi à peu près semblable ; c’est même dans la plaine qu’on rencontre le plus de misère. Si donc nous trouvons sur le sol peu fertile des hauteurs le loyer de la terre aussi élevé et un nombre d’habitans relativement plus considérable, ne vivant pas plus mal que dans les plaines fécondes du Pô, on peut en conclure que le travail est plus productif dans la petite culture, même combinée avec le métayage, qu’il ne l’est dans la grande culture combinée avec le fermage. Il est vrai que dans le premier cas la rente se divise entre un grand nombre de propriétaires qui la dépensent modestement dans les bourgades, tandis que dans le second elle enrichit quelques maisons opulentes qui la dépensent avec éclat dans les grandes villes.

Nous avons remarqué encore que le capital agricole de la petite culture était supérieur à celui de la grande culture. En effet, dans un pays où, comme en Lombardie, le fermier n’a pas de capital roulant destiné à l’achat d’engrais commerciaux et industriels ou de machines coûteuses, la valeur de l’instrumentum fundi peut s’estimer à peu près par la valeur du bétail de toute sorte qui garnit les exploitations. Or, si nous comparons sous ce rapport les différentes provinces, nous trouverons que Sondrio comme Bergame et Brescia, pays de petite culture, l’emportent notablement sur Lodi, Pavie, Milan, Crémone, et Mantoue, pays de grande culture[12]. Dans les montagnes, le cultivateur, il est vrai, a la jouissance d’assez vastes étendues de terres incultes ; mais cet avantage est compensé, et bien au-delà, par l’immense produit en fourrages des terres irriguées de la plaine. Ce résultat de la comparaison des chiffres donnés par les statistiques lombardes ne doit pas nous surprendre : il est conforme aux faits observés dans la plupart des autres pays[13].

Si quelques économistes ont adressé à la petite culture le reproche, démenti par l’observation, d’être peu favorable à la multiplication du bétail, on a aussi reproché à la petite propriété de se surcharger de dettes hypothécaires ; or il se trouve qu’en Lombardie, c’est dans la province où la propriété est le plus subdivisée qu’elle est le moins hypothéquée. Ainsi, tandis que la dette hypothécaire de toutes les provinces s’élève à 24,79 pour 100 de la valeur des biens-fonds, dans la province de Sondrio elle ne s’élève qu’à 1,50 pour 100[14]. En résumé, si les provinces où domine la petite culture produisent un revenu aussi élevé, si elles nourrissent aussi bien un nombre plus grand d’hommes, si elles possèdent autant de bétail, et si le sol y est moins hypothéqué, on peut en conclure qu’en Lombardie du moins, la petite culture et la petite propriété sont favorables à la production agricole et à la formation du capital rural.

Voyons maintenant l’influence que ces deux formes distinctes de culture exercent sur la population. Le sol lombard, comme on sait, est très morcelé ; or ce morcellement a-t-il eu pour conséquence, ainsi que l’ont prédit certains économistes anglais, de multiplier le nombre des habitans bien plus rapidement que les moyens de subsistance, et d’engendrer par suite le paupérisme ? C’est précisément le contraire qui arrive. En 1818, la Lombardie comptait 2,167,782 âmes, et en 1854 2,835,219. Il y a donc une augmentation annuelle de 0,9 pour 100, tandis qu’en Autriche et en Russie elle est de plus de 1 pour 100 ; en Prusse, de 1816 à 1849, de 1,46 pour 100 ; en Angleterre, de 1,11 pour 100. Or, dans tous ces pays, la grande propriété domine. En France, pays de petite propriété, elle n’a été que de 0,6 pour 100 pendant la première moitié du siècle. Si les calculs de M. Jacini sont exacts, depuis 1802 jusqu’en 1854 la production agricole aurait doublé de valeur, tandis que la population ne s’est pas accrue de plus de 40 pour 100. Les faits sont donc venus démentir encore ici la formule mathématique de Malthus. L’accroissement des moyens de subsistance a été beaucoup plus rapide que l’augmentation du nombre des habitans. Il en a été de même en France, en Angleterre, en Allemagne, et même en Amérique, où la population double tous les vingt-deux ans, mais où la production de la richesse croît encore plus vite.

Si maintenant nous examinons la condition des classes agricoles, nous devons constater qu’en somme elle est meilleure sous le régime de la petite propriété et de la petite culture par métayers. Partout, en Lombardie comme dans le reste de l’Europe, l’existence de ceux qui de leurs mains exécutent les travaux des champs est rude : des vêtemens très simples, une nourriture assez grossière et uniquement végétale, presque jamais de vin ni de viande, un lit pour les époux, mais de la paille pour les enfans. Comme l’a remarqué Turgot, « en tout genre de travail, il doit arriver et il arrive que le salaire de l’ouvrier se borne à ce qui lui est nécessaire pour se procurer sa subsistance. » Les petits propriétaires des montagnes, les métayers des collines et les salariés de la plaine peuvent être tous également considérés comme des ouvriers agricoles, et leur manière de vivre est à peu près semblable. Le petit propriétaire toutefois est mieux logé dans sa propre maison, qu’il entretient lui-même, que le salarié de la plaine, qui habite de misérables masures délabrées qu’il est trop pauvre pour entretenir à ses frais, et que ni le propriétaire ni le fermier n’ont intérêt à réparer. Comme la division du travail, sous le régime de la grande culture, l’astreint à un labeur uniforme, son intelligence sommeille ; il se contente d’obéir à son maître, et ne s’ingénie pas, comme son frère des hauteurs, à obtenir de chaque pouce de terre le plus grand produit possible. N’ayant pas à chaque instant besoin de prendre une résolution importante, de prévoir l’avenir, d’acheter et de vendre, la conscience de sa responsabilité est peu développée, et l’initiative individuelle est faible. Tandis que le petit propriétaire et le métayer aiment la terre comme leur enfant, l’ouvrier de la plaine n’éprouve pour elle aucun attachement. Malgré le proverbe : Tre S. Martini fanno un. incendio (trois Saint-Martin valent un incendie), il abandonne une exploitation pour une autre sans nul regret. Ayant l’esprit moins ouvert, il est plus superstitieux, et en général il est aussi moins instruit. Comme il vit dans une dépendance continuelle de ceux qui l’emploient, le sentiment de la liberté et de la dignité humaine est étouffé. La prévoyance étant peu éveillée chez lui, il se marie vite et il se réjouit d’avoir beaucoup d’enfans qu’il ne devra pas chercher à placer, et qui seront salariés comme lui. Sans les ravages de la fièvre paludéenne, la population tendrait probablement à s’accroître ici dans une proportion inquiétante. Les liens de famille sont aussi plus relâchés dans la plaine que sur les hauteurs, et généralement la sociabilité est moins grande. Les cas de maraudages et de vols ruraux, qui s’étaient beaucoup multipliés dans les dernières années de la domination autrichienne, sont encore très rares dans les montagnes, et ils deviennent plus fréquens à mesure qu’on descend vers la région de la grande culture. Ainsi, par un singulier et fâcheux contraste, plus la terre est fertile, moins la condition de ceux qui la cultivent est favorable, et c’est aux environs de Milan, dans les districts où l’on trouve le sol le plus productif de l’Europe, les marcite, que se rencontrent les travailleurs agricoles les plus misérables de la Lombardie. Des faits observés dans ce pays, il résulte donc manifestement que la culture exercée par des hommes intéressés et responsables est plus favorable au bien-être et surtout à la moralité et à l’instruction du peuple que la culture exécutée par des salariés.

Il faut aborder enfin une seconde question, non moins controversée que la précédente : quels sont, au moins pour la Lombardie, les avantages et les inconvéniens du métayage, qui a été attaqué par les uns, défendu par les autres, et parfois tour à tour attaqué et défendu par les mêmes écrivains ? Le métayage, la colonia partiaria, que les peuples de l’Europe méridionale semblent avoir hérité des Romains, ne s’est jamais étendu dans le nord, et en France ce contrat ne dépasse guère la Loire. Le fait peut s’expliquer, soit par l’influence plus grande qu’exercent les traditions latines dans le midi, soit par une disposition particulière aux peuples méridionaux, qui ne peuvent être amenés à travailler activement que par l’espoir de participer au produit. Quand le travail exige des soins assidus et vigilans, alors il paraît même qu’il est absolument nécessaire d’y intéresser les travailleurs, du moins en Italie. C’est pour cette raison que dans les provinces lombardes, où la terre est cultivée par des salariés, le système du partage des produits est appliqué à l’élève des vers à soie. La coutume du métayage en Lombardie s’explique donc, en partie du moins, par le genre de culture dominant, et, comme nous l’avons montré, la petite culture, même par métayers, donne des résultats plus favorables que la grande culture par des fermiers employant des salariés. Il est vrai que des petits fermiers payant un loyer fixe seraient encore plus intéressés au succès de l’exploitation, puisque, déduction faite du fermage, ils auraient tout le produit, tandis que le métayer n’en a que la moitié ; mais cet avantage serait plus que balancé par le défaut de sécurité. Dans les pays où le propriétaire est forcé de fournir au cultivateur le capital d’exploitation, et principalement le cheptel, le capital ainsi confié à un tiers peut être compromis ou exposé à une diminution insensible, mais constante. En Lombardie, cet inconvénient n’existe pas : le propriétaire ne livre que la terre, les bâtimens et les plantations ; l’occupant fournit le travail, qui est l’élément principal, et même le capital. Le bétail lui appartient en propre : il a donc tout intérêt à le bien soigner et à le multiplier. Les autres inconvéniens que présente le métayage sont également moindres en Lombardie qu’ailleurs[15]. Il empêche jusqu’à un certain point les améliorations coûteuses, car ni le propriétaire ni le métayer n’ont un intérêt suffisant pour les faire, vu que chacun d’entre eux ne toucherait que la moitié du produit obtenu au moyen des dépenses faites par un seul ; mais la culture en Lombardie est déjà arrivée d’ailleurs à un si haut degré de perfection, et telle est la nature de ses productions, qu’elle ne semble point réclamer ces grands travaux d’amélioration nécessaires en d’autres pays.

La facilité qu’a le métayer de soustraire une partie du produit qui revient au propriétaire expose, il est vrai, la moralité du premier à d’assez dangereuses tentations, et exige de la part du second une surveillance plus ou moins fastidieuse ; mais aussi, en intéressant le propriétaire au succès de la culture, le métayage le retient près de sa propriété : il l’empêche de dépenser la rente loin du sol qui l’a produite, et il s’oppose de la sorte à l’extension du fléau de l’absentéisme. Il présente un autre avantage, qui l’emporte, à vrai dire, sur tous les inconvéniens réunis de ce mode d’exploitation. Au lieu de soumettre la répartition des produits aux luttes d’une concurrence souvent désastreuse, le métayage la soumet à l’empire plus stable de la coutume. Il en résulte que si le produit total augmente, si les denrées du cultivateur se vendent plus cher, sa part s’accroît et à la longue son sort peut s’améliorer. Il jouit ainsi d’une partie de la rente, et s’il est vrai, comme le montrent les économistes, que le progrès des sociétés tend de plus en plus à élever la rente, il est certain que le métayer participera de ce bénéfice du travail social. Ceci explique comment les petits métayers toscans dont s’est occupé M. de Sismondi vivent mieux sur un bien de 2 ou 3 hectares que des fermiers qui exploitent une superficie vingt et trente fois plus grande dans les pays où dominent exclusivement les baux à ferme. On comprend aussi pourquoi la plupart de ceux qui ont vu pratiquer le métayage en Italie en ont parlé avec faveur et même avec enthousiasme. Le système du bail à ferme assure sans doute au fermier la jouissance entière du produit, déduction faite de sa redevance ; mais il a l’inconvénient très grave de faire tourner au détriment, de celui-ci, lors du renouvellement du bail, toutes les améliorations qu’il aura pu faire. Si, par un labour plus profond, par un meilleur écoulement des eaux, par l’emploi d’amendemens coûteux, ou par suite de toute autre cause, la terre est devenue plus féconde ou est plus recherchée, le fermier devra payer un fermage plus élevé : loin de jouir du profit de la plus-value, résultat de son travail, c’est lui désormais qui en paiera l’intérêt. Arthur Young a pu dire à ce propos avec une grande exagération, mais avec un vif sentiment d’équité : « Donnez à un individu un jardin avec un bail de neuf ans, et il en fera un désert. » Il y a beaucoup de terres qui, avec des baux de neuf ans, sont parfaitement cultivées ; mais il n’en est pas moins, vrai que les fermages vont en augmentant sans cesse, et que cette augmentation croissante pourrait avoir pour effet de diminuer un jour chez les locataires le goût du travail et le désir d’améliorer le sol qu’ils occupent.

Malheureusement en Lombardie le métayage s’est déjà écarté et tend chaque jour à s’éloigner davantage des conditions primitives du contrat, qui fixait, d’après la coutume locale et traditionnelle, la part du cultivateur. Depuis longtemps déjà, du côté de Côme et de Milan, au partage par moitié, qui ne s’applique plus qu’aux produits des plantations, aux raisins et aux cocons, on a ajouté la clause de la prestation annuelle d’une quantité déterminée de grains. Cette prestation ne se réglant plus d’après les usages locaux, mais d’après les exigences des propriétaires et les offres des locataires, il s’ensuit que le métayage perd son caractère de fixité, et tombe sous la loi d’accroissement qui règle le fermage. Cette clause, qui a pour résultat de faire jouir les propriétaires seuls de toute la rente, tend de plus en plus à passer dans les habitudes. Là même où elle n’a pas encore été adoptée, l’antique contrat a subi d’autres modifications non moins regrettables. La cherté des denrées et surtout de la soie dans ces derniers temps ayant notablement augmenté les profits des métayers, les propriétaires ont profité de cette circonstance pour introduire des stipulations nouvelles. Tantôt ils prennent une part plus grande que la moitié dans la récolte des cocons, tantôt ils se réservent une portion des feuilles du mûrier qu’ils vendent à leur bénéfice, tantôt ils prélèvent d’abord un dixième sur le produit total, puis partagent le reste. Ces stipulations et bien d’autres du même genre ont toutes le même but et le même résultat : elles ont pour but d’assurer au propriétaire tout le bénéfice de l’augmentation croissante de la rente ; elles ont pour résultat d’enlever au métayer la sécurité que lui assurait le contrat primitif. Il s’ensuit que désormais le métayage est sujet au même inconvénient que le bail à ferme, sans offrir les mêmes compensations. Si donc il paraît démontré que le métayage est préférable au fermage, au moins pour le cultivateur, il faut bien avouer aussi que ces contrats mixtes sont inférieurs au fermage sous tous les rapports. Ils n’assurent pas mieux que le fermage le sort du métayer pour l’avenir, et ils l’empêchent de jouir seul, au moins pendant la durée du bail, des fruits de son activité et de son intelligence.

Deux circonstances aggravent encore les mauvais effets de ces contrats mixtes : c’est d’abord l’emploi d’intermédiaires qui louent, moyennant une somme fixe, le droit de percevoir les prestations de tous les métayers résidant sur un domaine ; en second lieu, les locations aux enchères publiques. Les établissemens religieux, les administrations de bienfaisance et les grands propriétaires désirent naturellement se débarrasser des soins très compliqués de la rentrée de leurs redevances : ils s’adressent donc à des agens qui remplissent la même fonction que les anciens traitans. Ensuite, ne pouvant évaluer avec précision leurs redevances et voulant néanmoins obtenir le plus grand revenu possible, ils mettent la récolte en adjudication. Les traitans, poussés par les enchères à donner le plus haut prix, sont forcés à leur tour, afin de ne pas perdre, d’arracher aux métayers une part toujours plus forte du produit, et ils s’ingénient à trouver des clauses qui soient de nature à grossir la recette. Si les cultivateurs acceptent ces clauses (et souvent ils y sont obligés), on les voit s’introduire peu à peu dans les usages ; elles sont assez promptement adoptées par les petits propriétaires, puisqu’elles augmentent leur revenu, et bientôt elles deviennent « de style » dans la rédaction des nouveaux contrats. La formule de Turgot s’applique alors avec une rigueur un peu trop mathématique : il n’est même pas toujours certain que les cultivateurs aient le nécessaire.

Dans la plaine, où dominent les baux à ferme, les locations aux enchères ont des conséquences moins fâcheuses. Comme il y faut un capital considérable pour entretenir une exploitation, les concurrens sont moins nombreux, et comme ils ne sont pas forcés de conclure sous peine de perdre leur gagne-pain, ils se gardent, d’offrir un prix qui ne leur assurerait pas un bénéfice suffisant. Il y a aussi quelques grandes familles qui imposent à ceux avec qui elles traitent la condition de ne pas pressurer outre mesure leurs tenanciers. Malheureusement, il ne faut point se le dissimuler, il se prépare dans les contrats agraires un changement radical qui modifiera les anciens rapports dans un sens évidemment désavantageux pour ceux qui cultivent le sol. Le métayage réglé par la tradition et la coutume fait place à des clauses plus onéreuses, et les associations patriarcales disparaissent. Il se fait peu à peu une révolution qui, soumettant ce pays aux lois générales qui règlent la répartition des produits agricoles dans le nord du continent, préparera peut-être pour l’avenir des progrès nouveaux, mais qui, dans le présent, enlèvera certainement aux relations rurales leur caractère traditionnel, et aux cultivateurs leur sécurité, cette compensation si équitable d’une vie de privations et de labeur.

Il est un troisième point, plus délicat que les deux précédens, dont il conviendrait cependant de dire ici quelques mots : c’est l’influence que la condition des classes rurales en Lombardie peut exercer sur la pratique d’un régime représentatif et libre. Il est incontestable que la forme du gouvernement dépend en grande partie de la manière dont le sol est réparti entre les différentes classes de la société. Si des cultivateurs ignorans sont attachés à la glèbe, l’état sera gouverné despotiquement, et il n’y aura point de liberté. Si, par l’empire des lois ou de la coutume, la terre reste entre les mains d’un petit nombre de familles, la liberté pourra exister à la condition que les lumières se répandent ; mais le gouvernement sera plus ou moins aristocratique. Si au contraire le territoire est partagé entre un très grand nombre de petits propriétaires, il arrivera qu’ils voudront prendre part au gouvernement du pays, et l’état deviendra démocratique. Alors, pour que les citoyens interviennent utilement dans la gestion des affaires publiques, il faudra qu’ils aient un certain degré d’instruction acquise ou de bon sens naturel. Si l’on réunissait à un pays où les conditions sociales ont rendu possible la pratique de la liberté un territoire où ces conditions seraient très différentes, on aurait beau étendre aux deux populations les mêmes institutions et les mêmes droits : il serait à craindre qu’au lieu de fonder un état fort et libre, on ne produisît qu’anarchie et impuissance. Heureusement il n’en sera pas ainsi dans le cas de l’annexion de la Lombardie à la Sardaigne, car on rencontre dans le premier de ces deux pays, peut-être plus encore que dans le second, les principales conditions qui préparent les citoyens à intervenir utilement dans le gouvernement : la diffusion des lumières, i’aisance, le bon sens naturel ; c’est un point que quelques faits suffiront à prouver.

En Lombardie, où la propriété est très divisée, les fidéicommis sont rares, et l’égalité de partage entre les enfans, combinée avec les progrès rapides du tiers-état, fait passer la possession de la terre entre les mains d’une classe moyenne très nombreuse. Quelques familles aristocratiques conservent encore de vastes patrimoines, mais les trois mille propriétaires nobles ne possèdent tous ensemble qu’un quinzième du sol. Les traces du régime de la féodalité et du moyen âge ont presque entièrement disparu. Il n’y a plus que quelques biens, situés dans les montagnes, qui soient soumis à des dîmes ; il en est d’autres, beaucoup plus nombreux, qui sont assujettis au contratto di livello, espèce d’emphythéose perpétuelle dont l’origine remonte au temps des Romains, mais qui ne réveille aucune idée de servitude ou de dépendance humiliante, et qu’on retrouve également encore dans les îles anglaises de la Manche.

La statistique nous donne 437,723 propriétés pour 1850, ce qui, d’après le calcul de M. Jacini, ferait 350,000 propriétaires[16]. Comme la population s’élevait, au 31 août 1854, à 2,835,219 âmes, il y aurait un propriétaire par huit habitans et par 3 ¼ hectares de superficie cultivée ou par 6 1/5 hectares de surface totale. Certains économistes anglais, et ceux qui les écoutent, diront peut-être que cette grande subdivision du territoire le réduira en poussière, qu’elle fera du pays, suivant leur expression, une garenne de pauvres, et qu’il le préparera à un inévitable asservissement. Ce sont de vaines déclamations et des craintes chimériques, suffisamment démenties par l’exemple de la Suisse, où l’on trouve à la fois beaucoup de liberté et de richesse et un sol très morcelé. D’ailleurs le morcellement en Lombardie est contenu dans des limites convenables, et il s’étend moins rapidement que la population ne croît. De 1838 à 1850, la population s’est élevée de 2,471,634 à 2,723,815, et le nombre des propriétés de 385,826 à 437,723. Le premier chiffre a augmenté dans ces douze années de 10,20 pour 100, le second de 11,54 pour 100. La subdivision des patrimoines ne se fait donc que lentement, et en général elle n’a lieu que lorsqu’elle ne peut nuire aux exigences de la culture. Dans les provinces de Milan, de Lodi et de Crémone, la population augmente plus vite que la propriété ne se subdivise. Dans la province de Pavie, elle tend même à se concentrer relativement dans un petit nombre de mains.

Un pays où presque tous les citoyens sont à la fois propriétaires et plus ou moins éclairés, comme les états de la Nouvelle-Angleterre, peut supporter sans péril un degré de liberté qui ailleurs dégénérerait peut-être en anarchie ; Certes, sous ce rapport, la Lombardie n’est pas aussi avancée que la Pensylvanie ou le Massachusetts, mais elle possède une institution très remarquable qui peut, elle aussi, produire des résultats excellens. C’est une sorte de gouvernement démocratique au sein des communes qui rappelle à la fois les temps primitifs, où tous les membres de la tribu participaient à l’exercice de la souveraineté, et les lois américaines, qui soumettent la décision de certaines questions importantes au vote de tous les citoyens. Dans les provinces lombardes, toute propriété foncière, quelque minime qu’elle soit, confère le droit de participer directement à l’administration des affaires communales. En vertu d’une organisation qui date de 1755 et qui a été confirmée en 1816, et même en 1851, tous les propriétaires de la commune, grands et petits, se réunissent deux fois par an, — c’est le convocato, — pour voter le budget communal, régler les dépenses, arrêter les travaux publics, choisir les maîtres d’école, le médecin, et trois membres qui, sous le nom de deputazione triennale, constituent le pouvoir exécutif. Sur les 1,587 communes qui s’administrent par convocato generale, 522, ayant plus de 300 propriétaires, sont forcées, pour éviter les assemblées trop nombreuses, de renoncer au gouvernement direct. Dans ces dernières communes, les propriétaires nomment 30 conseillers qui les représentent et qui remplissent les fonctions du convocato. Ces petites démocraties de propriétaires, dans lesquelles le possesseur du moindre lopin de terre a autant à dire que le seigneur du plus vaste domaine, doivent avoir préparé le peuple lombard, même sous un régime peu libéral, à l’exercice du self-government. Point de base plus solide que les libertés communales pour fonder le régime représentatif. Quand les citoyens s’intéressent aux affaires de la commune, quand ils aiment à les discuter, quand ils peuvent en décider d’une manière indépendante, la vie politique se développe, et avec elle l’aptitude à intervenir utilement dans le gouvernement de la chose publique. Puisque, même sous la domination de l’Autriche, les populations lombardes ont conservé l’heureuse habitude de prendre part à la gestion de leurs affaires, au moins dans la limite de la compétence du convocato, il est à croire qu’elles sauront mettre en pratique, au profit et à l’honneur de la patrie commune, les institutions libérales que le Piémont leur apporte. Ce qui peut confirmer cet espoir, c’est qu’en Lombardie le nombre des personnes éclairées est assez considérable. Les hautes classes y ont les connaissances communes aujourd’hui à toute l’Europe civilisée. En outre, il y a une bourgeoisie nombreuse, tant dans les villes que dans les campagnes, qui possède un degré d’instruction bien suffisant pour la pratique de la vie politique. Le peuple lui-même est beaucoup plus avancé que ne pourrait le faire supposer la mauvaise réputation que le triste régime des états romains et napolitains a value à l’Italie sous ce rapport[17].

Le plus sérieux danger qui puisse menacer le nouveau régime, c’est l’hostilité qu’il rencontrera peut-être chez le clergé, dont l’influence est très grande sur les habitans des campagnes, lesquels forment la grande majorité de la population. En effet, quoique la Lombardie ait 13 cités importantes et 115 bourgs plus ou moins considérables, la population qui les habite est cependant inférieure à celle qui occupe les 1,981 communes rurales dans la proportion de 6 à 10, et si l’on tenait compte de tous ceux qui, quoique n’habitant pas les champs, concourent à les mettre en valeur, on constaterait que les classes agricoles forment les deux tiers de la population totale. Or, le clergé s’étant montré partout peu sympathique aux libertés modernes, très mal vues par le Vatican, il est à craindre que son influence sur cette nombreuse population rurale n’amène quelques difficultés, à moins que le sentiment de la nationalité, si puissant au cœur de tous les Italiens, ne soit plus fort que les inspirations de Rome. Ce qui pourrait aussi contre-balancer les menées hostiles du clergé, ce serait l’action naturelle que les propriétaires, tous très favorables à un régime libéral, pourraient exercer sur leurs locataires, sur les métayers, sur tous ceux qui se rattachent à l’intérêt agricole. Malheureusement, parmi les personnes riches de l’aristocratie ou de la bourgeoisie, il en est peu qui goûtent les charmes du séjour à la campagne. Une vie isolée, loin des distractions qu’offrent les sociétés des villes ou des bourgades, paraîtrait à l’homme des classes aisées un long exil. En Espagne, en Sicile, dans le royaume de Naples et même dans le midi de la France, on ne rencontre guère ces manoirs, cachés dans les ombrages d’un vaste parc, qui embellissent les campagnes anglaises. Tous les peuples qui ont conservé la langue des Romains ont plus ou moins hérité aussi de leur préférence pour la vie urbaine. Le type du gentleman farmer est inconnu en Lombardie. Les grands seigneurs italiens n’ont pas encore organisé de cattle show, pour y disputer, à l’exemple du prince Albert, les premiers prix des bœufs, des moutons et des porcs gras.

Tout en regrettant cette tendance à l’absentéisme, trop marquée chez les grands propriétaires lombards, on aurait tort de les déclarer indignes du beau pays qu’ils occupent. Les qualités physiques et morales qui rendent les peuples libres et prospères sont communes à tous les Lombards : ils sont en général grands et durs à la fatigue, soldats robustes et bons travailleurs. Leur esprit n’a point la vivacité et la mobilité qui distinguent les races méridionales ; il a plutôt quelque chose du sens calme, du jugement froid des hommes du Nord. Les Lombards tiennent des uns et des autres, de même qu’on trouve dans leur pays les climats de deux zones. Leur origine explique chez eux la réunion de ces traits divers ; leur sang semble s’être formé en proportions à peu près égales de celui des races brunes et de celui des races blondes qui ont successivement peuplé l’Europe. En effet, ils ont eu à la fois des ancêtres à cheveux bruns : les Ligures, de même origine que les Ibères, qui occupaient primitivement l’Espagne et le midi de la France ; les Étrusques, de souche asiatique et probablement sémitique, et les Romains ; puis des ancêtres à cheveux blonds : les Gaulois, les Hérules et les Alains d’Odoacre, les Goths de Théodoric, et enfin les Lombards, petite tribu germanique qui eut l’honneur de donner son nom aux populations mêlées des bords du Pô, comme les Francs donnaient le leur aux populations des bords de la Seine et de la Loire. Le sang germain est encore reconnaissable, car on rencontre à chaque pas dans les campagnes lombardes ces chevelures blondes et ces carnations blanches qui rappellent l’homme du Nord ; mais le mélange de ces races diverses ne s’est pas opéré partout avec la même régularité. Les circonstances locales et les accidens de la conquête ont fait qu’ici l’une domine, et ailleurs une autre. Ainsi on peut facilement discerner en Lombardie trois groupes différens, qui se distinguent par certaines nuances de dialecte et par certains traits particuliers. L’habitant des plaines qui longent le Pô est plus grand, plus calme dans ses mouvemens, plus grave en toutes ses manières ; son langage se rapproche de celui de l’Italie centrale. L’habitant des provinces de Milan et de Côme est plus vif, plus changeant, plus entreprenant, et l’emploi fréquent des diphthongues ferait volontiers admettre chez lui une certaine prédominance de l’élément celtique. L’habitant du Bergamasque et de Brescia est d’un tempérament plus sanguin, d’un naturel plus violent, et la rudesse qui le caractérise se reflète jusque dans sa physionomie et son langage. Malgré ces nuances, qui parfois se marquent jusque dans la conduite politique des différentes provinces, tous les Lombards ont en commun des traits de caractère dominans : la persistance au travail, une imagination vive, mais réglée par un esprit pratique, et, qualité essentielle chez un peuple destiné à se gouverner lui-même, beaucoup de bon sens.

En présence des données aujourd’hui acquises, et qu’on vient de résumer ici, sur les forces productives dont disposent les populations lombardes, il est superflu d’insister sur l’importance que l’annexion de la Lombardie aura pour le Piémont, et sur les avantages que les deux pays pourront en retirer malgré l’inconvénient politique et militaire que laisse subsister une frontière à peu près ouverte. Un territoire de 21,000 kilomètres carrés, d’une fertilité extraordinaire ; les produits les plus variés et les plus précieux ; des subsistances suffisantes non-seulement pour nourrir une population de près de trois millions d’hommes, la plus dense de l’Europe, mais encore pour faire l’objet d’une exportation considérable ; des industries agricoles florissantes, sources d’immenses richesses ; un sol d’une valeur plus élevée que dans tout autre pays du monde ; des procédés de culture très perfectionnés : tel est en substance le contingent des forces matérielles que la Lombardie apporte au nouveau royaume de la Haute-Italie. Quant au concours moral, il ne sera pas moindre ; l’aisance très générale, la propriété très divisée, l’instruction répandue, le caractère ferme et l’esprit sage des Lombards, leur habitude de gérer eux-mêmes leurs affaires au sein des communes, toutes les circonstances favorables que nous avons indiquées donnent lieu de croire qu’ils sauront marcher dignement à côté des Piémontais dans la voie que ceux-ci ont ouverte à l’Italie. Une belle mission est réservée aux peuples du nouvel état qui se constitue au-delà des Alpes. En développant les ressources que la nature a mises à leur disposition, en usant avec sagesse et fermeté des droits qui sont le fruit de la civilisation, il faut qu’ils servent de modèle aux autres populations de la péninsule, qui, en ayant les mêmes avantages naturels, n’ont pas encore ceux qu’assurent de bonnes institutions. Se gouverner prudemment et travailler avec énergie, unir l’activité industrielle à la pratique des vertus civiques, en un mot montrer une fois de plus que rien ne favorise mieux la production de la richesse que la justice et la liberté, c’est là une noble tâche, et la Lombardie saura la remplir.


EMILE DE LAVELEYE.

  1. La lire autrichienne est le tiers du florin et vaut au pair 86,6 centimes.
  2. Au moment où je quittais Venise, le gondolier qui m’avait conduit, voulant me remercier de la buona mano que je lui avais donnée, me souhaitait une longue vie, e sempre polenta.
  3. Le produit total des céréales s’élève annuellement pour les neuf provinces lombardes à 6,562,689 hectolitres, d’une valeur de 127,596,548 lire d’après la moyenne des dix années de 1842 à 1851. Le produit se répartit comme suit : froment 1,910,617 hect., seigle 403,906 hect., orge 45,512 hect., avoine 283,897 hect., maïs 3,109,628 hect., riz 480,720 hect., sarrasin, millet, etc., 328,305 hectolitres.
  4. En Lombardie, on ne trouve guère de vin vieux ; il est ordinairement bu dans l’année même où il a été récolté, et déjà vers la fin de l’été il commence à s’aigrir. Le vin se partage par moitié entre le propriétaire et le métayer ; mais comme tout le marc est pour ce dernier, il y verse de l’eau, fait fermenter ce mélange et obtient du petit vin vino picolo qui lui sert de boisson habituelle.
  5. Dans les Mittheilungen aus dem Gebiete der Statistik.
  6. D’après M. Jacini, la valeur totale des immeubles en Lombardie s’élèverait à 2,424,000,000 de lire, la dette hypothécaire à 610,000,000 de lire, la rente des immeubles à 133,000,000 de lire, laquelle déduction faite de l’impôt et de l’intérêt de la dette hypothécaire tombe à 58,000,000 de lire, dont 18,000,000 de lire pour les maisons et 40,000,000 pour les terres. On compte 304,841 maisons, ce qui fait à peu près 2 familles par maison et 5 personnes 1/2 par famille.
  7. On le remplace parfois par le trèfle blanc trifolium repens, ladino en italien et avec avantage, parce que cette légumineuse, étant tout à fait indigène et vivace, permet de maintenir les prairies temporaires plus longtemps qu’avec le trèfle ordinaire.
  8. D’après les calculs faits avec le plus de soin, le produit moyen du froment en ces dernières années est pour l’Angleterre de 24 hectolitres, pour la Belgique de 22, pour la Saxe de 18 à 19 hectolitres, pour la France de 10 à 12 hectolitres l’hectare.
  9. On voit, dans le rapport de la chambre de commerce de Pavie pour 1852, que dans cette province 200,000 pertiche de 6 ares 54 cent. étaient cultivées par les propriétaires, 100,000 par des métayers, et le reste, soit plus de 850,000 pertiche, par des locataires, dont le nombre entre grands et petits s’élevait à 30,000.
  10. On trouvera quelques détails sur cette existence des fermiers lombards dans le récit de Mme la princesse de Belgiojoso, Rachel, Revue du 15 mai et du 1er juin 1859.
  11. Si on cherche combien chaque province compte d’habitans par hectare cultivé, on arrive au résultat suivant. Pour les provinces où domine la petite culture : Côme 4,4 hab. par hect., Sondrio 3,6 hab. par hect., Bergame 2,5 hab. par hect., Brescia 1,9 hab. par hect. — Pour les provinces où domine la grande culture : Milan 4,2 hab. par hect., Lodi 2,3 hab. par bect., Pavie 2 hab. par hect., Crémone 1,8 hab. par hect., Mantoue 1,3 hab. par hect. À superficie cultivée égale, les premières de ces provinces nourrissant donc plus d’habitans que les secondes, et encore faut-il remarquer que dans celles-ci est située Milan, ville très peuplée où se dépense une assez notable partie des revenus du pays, parce que l’administration centrale et beaucoup de grandes familles y sont fixées. M. Wolowski a parfaitement montré dans la Revue même 1er août 1857 que, malgré le morcellement, ou plutôt grâce à lui, la valeur foncière avait doublé en France de 1821 à 1851.
  12. Pour les différentes provinces, voici le résultat que nous obtenons. Par chaque hectare cultivé, la valeur du bétail est de 237 lire dans la province de Sondrio, de 196 l. dans celle de Côme, de 161 l. dans celle de Lodi, de 157 l. dans celle de Pavie, de 140 l. dans celle de Milan, de 138 l. dans celle de Bergame, de 126 l. dans celle de Brescia, de 110 l. dans celle de Crémone, et de 94 l. dans celle de Mantoue.
  13. En Prusse par exemple, où l’on rencontre la très grande propriété dans les provinces de l’est et la très petite propriété dans celles de l’ouest, il se trouve que la première nourrit infiniment moins de bétail que la seconde. En Saxe, pays assez peu étendu et où la propriété est très divisée, la statistique officielle a constaté que sur les petites propriétés en dessous d’un acker 65 ares à peu près, on trouve, en réduisant tout le cheptel en têtes de bêtes à cornes, 5,613 têtes par 1,000 achers, et 110 têtes sur la même superficie dans les propriétés dépassant 1,000 ackers. Dr Engel, Zeitschrift des statistischen Büreau’s des Kœnigl. sœchsischen Ministeriums des Innern, n° 1, Februar 1857.
  14. Il en est partout ainsi en Europe : la petite propriété dans le même pays est moins endettée que la grande propriété, et les pays de grande propriété le sont plus que les pays de petite propriété. En Angleterre la dette hypothécaire s’élève à 50 pour 100 de la valeur du sol, en France à 10 pour 100 seulement, suivant MM. Passy et Wolowski. En Prusse, sur les bords du Rhin, on retrouve à peu près la même proportion qu’en France ; dans les provinces orientales, la proportion constatée en Angleterre est même dépassée. Voyez, pour ce dernier point, Kommiss.-Bericht der 2 Kammer vom 8 Mai 1851, cité par le président Dr Adolphe Lette dans son excellent opuscule Die Vertheitung des Grundeigenthums, Berlin 1858.
  15. Un de ces inconvéniens est grave cependant, c’est la fâcheuse inégalité qui existe dans la condition des métayers. En effet, comme le métayage ne laisse à ceux-ci que la moitié du produit, quelle que soit la fertilité du sol, il en résulte que les uns, sur une terre féconde, vivent bien et travaillent peu, tandis que les autres, sur un sol ingrat, travaillent beaucoup et vivent mal. Cette inégalité n’est ni favorable a la production ni conforme à la justice.
  16. Ce chiffre me parait un peu exagéré. M. Jacini se contente de réduire de 1/5e le chiffre des propriétés pour obtenir celui des propriétaires ; mais dans la Valteline, par exemple, je trouve pour 20,138 familles 52,146 propriétés, ce qui ferait, d’après le compte de M. Jacini, deux propriétaires par famille, résultat difficile à admettre. En France, sur 36,309,344 habitans en 1855, on comptait 7,846,000 propriétaires sur une surface totale de 52,780,703 hectares, soit un propriétaire par 6,72 hectares et par 4,7 habitans. Le nombre des propriétaires est donc plus grand en France qu’en Lombardie proportionnellement à la population, et à peu près le même en proportion de la surface.
  17. Quand on compare la Lombardie au reste de l’Italie et même aux autres pays du midi de l’Europe, on peut dire que l’enseignement élémentaire y est assez répandu. D’après les chiffres publiés par M. Giuseppe Sacchi dans les Annale di Statistica, on trouvait en 1850, fréquentant les écoles primaires, 137,455 garçons et 119,000 filles, en tout 256,455 enfans, ce qui fait à peu près un écolier par 10 habitans. Ce chiffre, tout insuffisant qu’il soit, est plus favorable que celui fourni par la France, où en 1850 on ne comptait que 3,335,639 écoliers, soit 1 écolier par 11 habitans. Dans les états libres de l’Union américaine, la proportion est de 1 écolier par 4,9 habitans. En Lombardie, les petits propriétaires et même les métayers envoient assez volontiers leurs enfans à l’école pendant l’hiver ; malheureusement l’été ils les gardent auprès d’eux pour faire face à divers travaux assez minutieux exigés par l’élève des vers à soie, et il en résulte que beaucoup d’enfans, fréquentant l’école irrégulièrement, n’apprennent rien, et qu’ils oublient bientôt le peu qu’ils ont appris.