Les Forceurs de blocus/05

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Hetzel (p. 140-146).


V

les boulets de l’iroquois et les arguments de miss jenny.


La navigation du Delphin s’était accomplie jusqu’alors avec beaucoup de bonheur et dans de remarquables conditions de rapidité. Pas un seul navire ne s’était montré en vue avant cette voile signalée par la vigie.

Le Delphin se trouvait alors par 32° 15′ de latitude et 57° 43′ de longitude à l’ouest du méridien de Greenwich, c’est-à-dire aux trois cinquièmes de son parcours. Depuis quarante-huit heures, un brouillard qui commençait alors à se lever couvrait les eaux de l’Océan. Si cette brume favorisait le Delphin en cachant sa marche, elle l’empêchait aussi d’observer la mer sur une grande étendue, et, sans s’en douter, il pouvait naviguer bord à bord, pour ainsi dire, avec les navires qu’il voulait éviter.

Or, c’est ce qui était arrivé, et quand le navire fut signalé, il ne se trouvait pas à plus de trois milles[1] au vent.

Lorsque James Playfair eut atteint les barres, il aperçut visiblement dans l’éclaircie une grande corvette fédérale qui marchait à toute vapeur. Elle se dirigeait sur le Delphin, de manière à lui couper la route.

Le capitaine, après l’avoir soigneusement examinée, redescendit sur le pont et fit venir son second.

« Monsieur Mathew, lui dit-il, que pensez-vous de ce navire ?

— Je pense, capitaine, que c’est un navire de la marine fédérale qui suspecte nos intentions.

— En effet, il n’y a pas de doute possible sur sa nationalité, répondit James Playfair. Voyez. »

En ce moment, le pavillon étoilé des États-Unis du Nord montait à la corne de la corvette, et celle-ci assurait ses couleurs d’un coup de canon.

« Une invite à montrer les nôtres, dit Mr. Mathew. Eh bien, montrons-les. Il n’y a pas à en rougir.

— À quoi bon ? répondit James Playfair. Notre pavillon ne nous couvrirait guère, et il n’empêcherait pas ces gens-là de vouloir nous rendre visite. Non. Allons de l’avant.

— Et marchons vite, reprit Mr. Mathew, car si mes yeux ne me trompent pas, j’ai déjà vu cette corvette quelque part aux environs de Liverpool, où elle venait surveiller les bâtiments en construction. Que je perde mon nom, si on ne lit pas l’Iroquois sur le tableau de son taffrail[2].

— Et c’est une bonne marcheuse ?

— L’une des meilleures de la marine fédérale.

— Quels canons porte-t-elle ?

— Huit canons.

— Peuh !

— Oh ! ne haussez pas les épaules, capitaine, répliqua Mr. Mathew d’un ton sérieux. De ces huit canons, il y en a deux à pivots, l’un de soixante sur le gaillard d’arrière, l’autre de cent sur le pont, et rayés tous les deux.

— Diable ! fit James Playfair, ce sont des Parrotts, et cela porte à trois milles, ces canons-là.

— Oui, et même mieux, capitaine.

— Eh bien, monsieur Mathew, que les canons soient de cent ou de quatre, qu’ils portent à trois milles ou à cinq cents yards, c’est tout un quand on file assez vite pour éviter leurs boulets. Nous allons donc montrer à cet Iroquois comment on marche quand on est fait pour marcher. Faites activer les feux, monsieur Mathew. »

Le second transmit à l’ingénieur[3] les ordres du capitaine, et bientôt une fumée noire tourbillonna au-dessus des cheminées du steamer.

Ces symptômes ne parurent pas être du goût de la corvette, car elle fit au Delphin le signal de mettre en panne. Mais James Playfair ne tint aucun compte de l’avertissement et ne changea pas la direction de son navire.

« Et maintenant, dit-il, nous allons voir ce que fera l’Iroquois. Il a une belle occasion d’essayer son canon de cent et de savoir jusqu’où il porte. Que l’on marche à toute vapeur !

— Bon ! fit Mr. Mathew, nous ne tarderons pas à être salués d’une belle manière. »

En revenant sur la dunette, le capitaine vit miss Halliburtt assise tranquillement près de la lisse.

« Miss Jenny, lui dit-il, nous allons probablement être chassés par cette corvette que vous voyez au vent, et comme elle va nous parler à coups de canon, je vous offre mon bras pour vous reconduire à votre cabine.

— Je vous remercie bien, monsieur Playfair, répondit la jeune fille en regardant le jeune homme, mais je n’ai pas peur d’un coup de canon.

— Cependant, miss, malgré la distance, il peut y avoir quelque danger.

— Oh ! je n’ai pas été élevée en fille craintive. On nous habitue à tout, en Amérique, et je vous assure que les boulets de l’Iroquois ne me feront pas baisser la tête.

— Vous êtes brave, miss Jenny.

— Admettons que je sois brave, monsieur Playfair, et permettez-moi de rester auprès de vous.

— Je n’ai rien à vous refuser, miss Halliburtt », répondit le capitaine en considérant la tranquille assurance de la jeune fille.

Ces mots étaient à peine achevés, que l’on vit une vapeur blanche jaillir hors des bastingages de la corvette fédérale. Avant que le bruit de la détonation fût arrivé jusqu’au Delphin, un projectile cylindro-conique, tournant sur lui-même avec une effroyable rapidité, et se vissant dans l’air, pour ainsi dire, se dirigea vers le steamer. Il était facile de le suivre dans sa marche, qui s’opérait avec une certaine lenteur relative, car les projectiles s’échappent moins vite de la bouche des canons rayés que de tout autre canon à âme lisse.

Arrivé à vingt brasses du Delphin, le projectile, dont la trajectoire s’abaissait sensiblement, effleura les lames, en marquant son passage par une suite de jets d’eau ; puis il prit un nouvel élan en touchant la surface liquide, il rebondit à une certaine hauteur, passa par-dessus le Delphin en coupant le bras tribord de la vergue de misaine, retomba à trente brasses au-delà et s’enfonça dans les flots.

« Diable ! fit James Playfair, gagnons ! gagnons ! Le second boulet ne se fera pas attendre.

— Oh ! fit Mr. Mathew, il faut un certain temps pour recharger de telles pièces.

— Ma foi, voilà qui est fort intéressant à voir, dit Crockston, qui, les bras croisés, regardait la scène en spectateur parfaitement désintéressé. Et dire que ce sont nos amis qui nous envoient des boulets pareils !

— Ah ! c’est toi ! s’écria James Playfair en toisant l’Américain des pieds à la tête.

— C’est moi, capitaine, répondit imperturbablement l’Américain. Je viens voir comment tirent ces braves fédéraux. Pas mal, en vérité, pas mal ! »

Le capitaine allait répondre assez vertement à Crockston ; mais en ce moment un second projectile vint frapper la mer par le travers de la hanche de tribord.

« Bien ! s’écria James Playfair, nous avons déjà gagné deux encablures sur cet Iroquois. Ils marchent comme une bouée, tes amis, entends-tu, maître Crockston ?

— Je ne dis pas non, répliqua l’Américain, et, pour la première fois de ma vie, cela ne laisse pas de me faire plaisir. »

Un troisième boulet resta fort en arrière des deux premiers, et en moins de dix minutes le Delphin s’était mis hors de la portée des canons de la corvette.

« Voilà qui vaut tous les patent-logs du monde, monsieur Mathew, dit James Playfair, et grâce à ces boulets, nous savons à quoi nous en tenir sur notre vitesse. Maintenant, faites pousser les feux à l’arrière. Ce n’est pas la peine de brûler inutilement notre combustible.

— C’est un bon navire que vous commandez là, dit alors miss Halliburtt au jeune capitaine.

— Oui, miss Jenny, il file ses dix-sept nœuds, mon brave Delphin, et avant la fin de la journée nous aurons perdu de vue cette corvette fédérale. »

James Playfair n’exagérait pas les qualités nautiques de son bâtiment, et le soleil ne s’était pas encore couché, que le sommet des mâts du navire américain avait disparu derrière l’horizon.

Cet incident permit au capitaine d’apprécier sous un jour tout nouveau le caractère de miss Halliburtt. D’ailleurs la glace était rompue. Désormais, pendant le reste de la traversée, les entretiens furent fréquents et prolongés entre le capitaine du Delphin et sa passagère. Il trouva en elle une jeune fille calme, forte, réfléchie, intelligente, parlant avec une grande franchise, à l’américaine, ayant des idées arrêtées sur toutes choses et les émettant
Crockston examinait (p. 148).
avec une conviction qui pénétrait le cœur de James Playfair, et cela à son insu. Elle aimait son pays ; elle se passionnait pour la grande idée de l’Union, et elle s’exprimait sur la guerre des États-Unis avec un enthousiasme dont toute autre femme n’eût pas été capable. Aussi arriva-t-il plus d’une fois que James Playfair fut fort embarrassé de lui répondre. Souvent même les opinions du « négociant » se trouvaient en jeu, et Jenny les attaquait avec non moins de vigueur et ne voulait transiger en aucune façon. D’abord, James discuta beaucoup. Il essaya de soutenir les confédérés contre les fédéraux, de prouver que le droit était du côté des sécessionnistes et d’affirmer que des gens qui s’étaient réunis volontairement pouvaient se séparer de même. Mais la jeune fille ne voulut pas céder sur ce point ; elle démontra, d’ailleurs, que la question de l’esclavage primait toutes les autres dans cette lutte des Américains du Nord contre ceux du Sud, qu’il s’agissait beaucoup
Était debout sur la dunette (p. 151).

plus de morale et d’humanité que de politique, et James fut battu sans pouvoir répliquer. D’ailleurs, pendant ces discussions, il écoutait surtout. S’il fut plus touché des arguments de miss Halliburtt que du charme qu’il éprouvait à l’entendre, c’est ce qu’il est presque impossible de dire ; mais enfin il dut reconnaître, entre autres choses, que la question de l’esclavage était une question principale dans la guerre des États-Unis, qu’il fallait la trancher définitivement et en finir avec ces dernières horreurs des temps barbares.

Du reste, on l’a dit, les opinions politiques du capitaine ne le préoccupaient pas beaucoup. Il en eût sacrifié de plus sérieuses à des arguments présentés sous une forme aussi attachante et dans des conditions semblables. Il faisait donc bon marché de ses idées en pareille matière ; mais ce ne fut pas tout, et le « négociant » fut enfin attaqué directement dans ses intérêts les plus chers. Ce fut sur la question du trafic auquel était destiné le Delphin, et à propos des munitions qu’il portait aux confédérés.

« Oui, monsieur James, lui dit un jour miss Halliburtt, la reconnaissance ne saurait m’empêcher de vous parler avec la plus entière franchise. Au contraire. Vous êtes un brave marin, un habile commerçant, la maison Playfair est citée pour son honorabilité ; mais, en ce moment, elle manque à ses principes, et elle ne fait pas un métier digne d’elle.

— Comment ! s’écria James, la maison Playfair n’a pas le droit de tenter une pareille opération de commerce !

— Non ! Elle porte des munitions de guerre à des malheureux en pleine révolte contre le gouvernement régulier de leur pays, et c’est prêter des armes à une mauvaise cause.

— Ma foi, miss Jenny, répondit le capitaine, je ne discuterai pas avec vous le droit des Confédérés, je ne vous répondrai que par un mot : je suis négociant, et, comme tel, je ne me préoccupe que des intérêts de ma maison. Je cherche le gain partout où il se présente.

— Voilà précisément ce qui est blâmable, monsieur James, reprit la jeune fille. Le gain n’excuse pas. Ainsi, quand vous vendez aux Chinois l’opium qui les abrutit, vous êtes aussi coupable qu’en ce moment où vous fournissez aux gens du Sud les moyens de continuer une guerre criminelle !

— Oh ! pour cette fois, miss Jenny, ceci est trop fort, et je ne puis admettre…

— Non, ce que je dis est juste, et quand vous descendrez en vous-même, lorsque vous comprendrez bien le rôle que vous jouez, lorsque vous songerez aux résultats dont vous êtes parfaitement responsable aux yeux de tous, vous me donnerez raison sur ce point comme sur tant d’autres. »

À ces paroles, James Playfair restait abasourdi. Il quittait alors la jeune fille en proie à une colère véritable, car il sentait son impuissance à répondre ; puis il boudait comme un enfant pendant une demi-heure, une heure au plus, et il revenait à cette singulière jeune fille, qui l’accablait de ses plus sûrs arguments avec un si aimable sourire.

Bref, quoi qu’il en eût, et bien qu’il ne voulût pas en convenir, le capitaine James Playfair ne s’appartenait plus. Il n’était plus « maître après Dieu » à bord de son navire.

Aussi, à la grande joie de Crockston, les affaires de Mr. Halliburtt semblaient être en bon chemin. Le capitaine paraissait décidé à tout entreprendre pour délivrer le père de miss Jenny, dût-il, pour cela, compromettre le Delphin, sa cargaison, son équipage, et encourir les malédictions de son digne oncle Vincent.



  1. 5.556 mètres, un peu plus de 5 kilomètres 1/2.
  2. Nom donné à l’arrière des vaisseaux américains
  3. Le mécanicien est ainsi appelé dans la marine anglaise.