Les Forestiers du Michigan/ÉPILOGUE

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épilogue

Par une belle journée d’automme, un chasseur américain longeait la rive septentrionale du lac Érié.

C’était Basil Veghte : il était seul, n’ayant rencontré aucun homme de sa couleur depuis plus d’une semaine. Il avait, au contraire, passé fort près de plusieurs campements de Peaux-Rouges : mais il s’était bien gardé d’en approcher, car dans le désert le sauvage et l’homme blanc étaient toujours d’implacables ennemis.

Le Forestier paraissait sérieux ; évidemment il avait un grand poids sur l’esprit.

Debout sur le rivage, si près de l’eau que les lames venaient baigner ses pieds. L’œil rêveur, la tête légèrement inclinée, il regardait vaguement dans l’espace, d’un air absorbé et mélancolique.

Parfois il poussait un profond soupir, rejetait d’une main à l’autre son fusil sur lequel il s’appuyait, puis il se replongeait dans l’abîme de ses pensées.

— Peuh ! dit-il enfin, l’existence ne vaut pas une peau de castor moisie ! Depuis cette mauvaise journée où l’enseigne Christie et moi nous sommes échappés du milieu des morts, j’ai marché de solitude en désert, de regrets en ennuis… seul,… toujours seul !… – Quelquefois, par-ci par là, un Indien… un sauvage ce n’est pas un homme, ça ! vraiment, je m’ennuie du lac, des bois, de la terre et de l’eau, Le ciel me plaît mieux ; j’aime sa couleur bleue, ses petits nuages roses ; quand je regarde là-haut, j’y crois voir bien loin une bonne vieille figure qui me sourit,… la bonne vieille figure de ma mère : … Dieu la bénisse ! Elle m’a bien soigné, bien aimé quand j’étais petit. Ah ! si toutes les femmes étaient comme elle ! — C’est un malheur pour moi d’avoir rencontré cette fille sauvage, Cette Mariami ! Je voudrais bien ne l’avoir jamais vue… je voudrais… Ah ! je suis fou !

Et il se redressa avec impatience. Bientôt ses mélancoliques pensées lui revinrent, il continua de rêver tout haut.

— Chasser,… chasser,… servir d’espion aux Anglais, courir le désert comme un chat sauvage !… Rôder sur le bord du lac Érié comme un poisson hors de l’eau !… Ce n’est pas une existence ! Je vais à Presqu’Isle,… plus rien ! des cendres, des tisons noircis, des squelettes !… Je vais au Détroit…, la solitude, des murailles écroulées, des arbres morts, tout mort !… voilà ce que je rencontre !… Il n’y a plus moyen de vivre dans ce pays. — Et, quelle sera la fin de tout ça ?… je marcherai, je chasserai, je rôderai dans le désert, ayant faim, ayant soif, ayant froid, seul, toujours seul, comme un loup qui a perdu sa piste ; j’irai ainsi, le long des bois, des lacs, des rivières, jusqu’à ce que quelque Peau-Rouge me surprenne et me tue… Bon ! ce sera une fin ! – Il pourra m’arriver encore de voir mes cheveux blanchir les uns après les autres, puis tomber comme cela arrive à l’ours grizly quand il est vieux : ensuite mes jambes s’useront, mon corps tremblera, mon œil ne visera plus juste, le gibier rira des balles de mon rifle ; un jour, quelque rôdeur indien trouvera le vieux chasseur couché au pied d’un arbre, il lui prendra son fusil et ses munitions ; les bêtes fauves viendront ensuite ronger sa chair ; enfin les fourmis et les scarabées en feront un squelette. — Voilà ta fin, mon pauvre Basil ! et il n’y aura personne pour relever ta tête quand elle tombera de faiblesse ; personne pour chasser les mouches qui viendront te manger vivant ; personne pour donner à ton corps une sépulture chrétienne. – Tu as bien enseveli ta vieille mère, tu lui as fermé les yeux, tu l’as embrassée au front avant de la couvrir de terre !… Pour toi… il n’y aura personne

Le Forestier baissa la tête ; une larme amère roula sur ses joues bronzées.

Alors, comme un nuage lointain, passèrent devant sa pensée les ombres gracieuses et souriantes d’une jeune mère, d’un petit enfant qui lui tendaient les bras… : de loin il apercevait le nid, le doux nid de la famille,… le berceau suspendu à un érable, les premières fleurs offertes à la fiancée, le banc rustique où se prend le repos, où s’échangent les causeries du cœur, le foyer domestique avec ses joies, ses sourires, ses souvenirs, ses espérances, son bonheur, sa paix profonde !…

Un bruit furtif le rappela à la réalité ; il saisit sa carabine à la hâte et jeta autour de lui un regard investigateur.

Rien n’apparaissait dans le bois ni sur le lac ; seulement les broussailles du rivage s’agitaient légèrement, comme si un être vivant se glissait inaperçu sous leur impénétrable abri.

— Quelque indien, encore ! murmura-t-il en épaulant son arme, prêt à faire feu ; quelque damné Peau-Rouge cherchant à mal faire !…

De petites lames clapotantes annoncèrent la présence d’une barque : effectivement, au bout de quelques secondes, un tout petit canot déboucha d’un buisson, son élan le porta presque jusqu’aux pieds de Veghte.

Ce dernier tressaillit jusqu’au fond de l’âme en reconnaissant Mariami, la charmante fille des Ottawas, debout sur la plage où elle avait sauté avec la légèreté d’un oiseau.

Tous-deux se regardèrent un instant ; lui, éperdu, stupéfait ; elle, souriante et rougissante.

— Je vous ai reconnu de loin, je me suis approchée, dit-elle en fixant ses yeux sur lui avec la gracieuse hardiesse de l’innocence.

— Vraiment ! Vraiment !… vous êtes une bonne fille : que Dieu vous bénisse ! assurément je m’attendais aussi bien à rencontrer défunte ma grand’mère qu’à vous voir ici. Où allez-vous ?

— Au Détroit.

Le Forestier chercha à la sonder d’un regard scrutateur : mille pensées, mille questions inquiètes se passèrent dans son esprit il ne put que balbutier au hasard :

— Où est Horace Johnson ?

– Je n’en sais rien, répondit ingénument la jeune fille ; je ne l’aime pas, c’est un méchant : j’ai toujours cherché à l’éviter.

– Pourquoi cela ? a-t-il cherché à vous faire du mal ? Dans ce cas, vous avez raison. Qu’est devenu Balkblalk, cette canaille d’Ottawa ?

– Il est mort ; on l’a tué à Presqu’Isle, dit l’Indienne avec une expression douloureuse ; c’était mon père.

– Ah ! que me dites-vous là ! pardonnez-moi ce que je viens de dire. Et… ce Johnson… était votre mari ?

— Non certes ! s’écria Mariami dont le beau et franc visage s’empourpra d’une vive rougeur : mais il aurait ambitionné de l’être. L’hiver dernier, Balkblalk, irrité de ce que je n’y voulais pas consentir, m’avait emmenée bien loin dans les bois pour m’y laisser mourir : vous m’avez sauvée.

Ces dernières paroles avaient une expression de reconnaissance et de naïve amitié. Veghte eut envie de pleurer et de sourire tout à la fois.

— Canaille de Balkblalk grommela-t-il.

Puis reprenant la conversation :

– Pourquoi avez-vous disparu cette nuit-là ?

– Pour fuir cet homme. Mon père avait eu du regret de m’avoir abandonnée ; il m’avait fait un signal, je suis allée le rejoindre. Si vous n’aviez pas été avec Johnson, Balkblalk vous aurait tué.

— Oui ! reprit négligemment Basil, je sais qu’il ne m’a jamais aimé ; je le lui rendais bien, du reste. Maintenant, jeune fille, je désire une réponse de vous.

Elle attacha sur lui ses grands yeux noirs, attendant la question.

– Ce Johnson était-il ou n’était-il pas un traître ?

En parlant ainsi Basil avait le regard étincelant, la voix sifflante ; la jeune fille, effrayée, lui répondit en hésitant :

– Les Indiens l’avaient excité à cela, les Français aussi… mais on le ne tenait pas en grande estime.

— Oui poursuivit le Forestier se parlant à lui-même ; c’était le blaireau puant qui coupe la racine de l’arbre qui l’a nourri… Je l’ai vu à l’attaque de Presqu’Isle ! il a sur les mains, sur le front, le sang de ses frères… Je le maudis, c’est un Caïn !

La jeune Indienne contemplait avec une admiration ingénue qu’elle ne cherchait pas à cacher le loyal visage du forestier tout illuminé de sa généreuse colère.

Elle garda respectueusement le silence, comme une squaw doit le faire en présence d’un grand guerrier.

— Et vous ! reprit Veghte d’une voie radoucie ; qu’êtes vous devenue depuis la chute du fort ?

— Mon père ayant été tué, je suis partie pour le Canada, afin de ne plus rencontrer ce visage pâle.

— Il vous a poursuivie, je parie ?…

— Oh ! il a longtemps marché sur ma piste, comme sur celle du gibier qui doit mourir… fit l’Indienne avec un tressaillement significatif. – Mais il l’a perdue.

— Alors, vous vivez maintenant au Canada ?

— Oui, c’est là que je suis née : je vais au Détroit visiter une famille de Faces-Pâles qui sont mes amis ; ensuite je retournerai dans ma tribu pour ne plus la quitter.

Basil la contempla pendant quelques secondes avec une tendresse profonde ; il voulut parler mais ne pût trouver que cette phrase :

— Vous parlez l’Anglais mieux que moi, assurément.

— C’est que je suis allée souvent aux missions et aux settlements. Il n’y a eu qu’un seul moment où je l’ai oublié, ajouta-t-elle avec un sourire, c’est la première fois que je vous ai rencontré.

Un nouveau silence plus embarrassant recommença : tout à coup Basil prit un parti désespéré, et d’une voix tremblante il demanda à la jeune fille : — Avez-vous de l’affection pour moi, Mariami ?

— Oui ; répliqua l’Indienne sans hésiter ; et son visage devint rouge comme une grenade en fleur, puis une pâleur subite se répandit sur ses traits.

— Nous sommes de races différentes. – Voudriez-vous être la femme d’un homme blanc… d’un homme qui vous aime bien ?

Elle tressaillit et recula d’un pas sa pâleur augmenta encore, elle ne put que bégayer ces mots.

— Je ne serai jamais la femme de personne, car je ne suis pas digne de l’amour et du wigwam d’un homme blanc, moi qui ne suis qu’une pauvre Indienne.

— Ne parlez pas ainsi s’écria le Forestier ; vous êtes digne de tout ce que peut mériter une femme… Me voulez-vous pour mari ?

L’Indienne, sans répondre, agita négativement la tête, et se détourna pour cacher des larmes qui tremblaient comme des perles au bout de ses longs cils veloutés.

Veghte lui tendait sa main loyale et dévouée : la jeune fille s’inclina sur elle, l’effleura respectueusement de ses lèvres, et bondit dans son canot.

Les lames se ridaient sous ses rames agiles et elle était loin déjà avant que Basil fut revenu à la réalité.

Longtemps il suivit des yeux la gracieuse apparition qui fuyait, bercée, par les vagues. Quand il l’eut perdue de vue :

— Les femmes sont d’étranges choses ! murmura-t-il d’une voix semblable à un souffle…

Néanmoins quelques semaines plus tard, le R. P. Chapesman, supérieur de la mission du Détroit, bénissait un heureux, un bien heureux mariage : celui de Veghte avec Mariami.


fin