Les Formes élémentaires de la vie religieuse/Livre II/Chapitre 6

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Livre II

Chapitre VI

ORIGINES DE CES CROYANCES
(Suite)

II. — La notion de principe ou mana totémique et l’idée de force

Puisque le totémisme individuel est postérieur au totémisme de clan et paraît même en être dérivé, c’est à celui-ci que nous devons nous prendre tout d’abord. Mais, comme l’analyse que nous en avons faite l’a résolu en une multiplicité de croyances qui peuvent paraître hétérogènes, il est nécessaire avant d’aller plus loin, que nous cherchions à apercevoir ce qui en fait l’unité.

I

Nous avons vu que le totémisme met au premier rang des choses qu’il reconnaît comme sacrées les représentations figurées du totem ; ensuite viennent les animaux ou les végétaux dont le clan porte le nom, et enfin les membres de ce clan. Puisque toutes ces choses sont sacrées au même titre, quoique inégalement, leur caractère religieux ne peut tenir à aucun des attributs particuliers qui les distinguent les unes des autres. Si telle espèce animale ou végétale est l’objet d’une crainte révérentielle, ce n’est pas en raison de ses propriétés spécifiques, puisque les membres humains du clan jouissent, quoique à un degré légèrement inférieur, du même privilège, et que la simple image de cette même plante ou de ce même animal inspire un respect encore plus prononcé. Les sentiments semblables, que ces différentes sortes de choses éveillent dans la conscience du fidèle et qui font leur nature sacrée, ne peuvent évidemment venir que d’un principe qui leur est commun à toutes indistinctement, aux emblèmes totémiques comme aux gens du clan et aux individus de l’espèce qui sert de totem. C’est à ce principe commun que s’adresse, en réalité, le culte. En d’autres termes, le totémisme est la religion, non de tels animaux, ou de tels hommes, ou de telles images, mais d’une sorte de force anonyme et impersonnelle, qui se retrouve dans chacun de ces êtres, sans pourtant se confondre avec aucun d’eux. Nul ne la possède tout entière et tous y participent. Elle est tellement indépendante des sujets particuliers en qui elle s’incarne, qu’elle les précède comme elle leur survit. Les individus meurent ; les générations passent et sont remplacées par d’autres ; mais cette force reste toujours actuelle, vivante et semblable à elle-même. Elle anime les générations d’aujourd’hui, comme elle animait celles d’hier, comme elle animera celles de demain. À prendre le mot dans un sens très large, on pourrait dire qu’elle est le dieu qu’adore chaque culte totémique. Seulement, c’est un dieu impersonnel, sans nom, sans histoire, immanent au monde, diffus dans une multitude innombrable de choses.

Et encore n’avons-nous ainsi qu’une idée imparfaite de l’ubiquité réelle de cette entité quasi divine. Elle n’est pas seulement répandue dans toute l’espèce totémique, dans tout le clan, dans tous les objets qui symbolisent le totem : le cercle de son action s’étend au-delà. Nous avons vu, en effet, qu’outre ces choses éminemment saintes, toutes celles qui sont attribuées au clan comme dépendances du totem principal ont, en quelque mesure, le même caractère. Elles aussi ont quelque chose de religieux, puisque certaines sont protégées par des interdits et que d’autres remplissent dans les cérémonies du culte des fonctions déterminées. Cette religiosité ne diffère pas en nature de celle qui appartient au totem, sous lequel elles sont classées ; elle dérive nécessairement du même principe. C’est donc que le dieu totémique — pour reprendre l’expression métaphorique dont nous venons de nous servir — est en elles comme il est dans l’espèce qui sert de totem et dans les gens du clan. On voit combien il diffère des êtres dans lesquels il réside puisqu’il est l’âme de tant d’êtres différents.

Mais cette force impersonnelle, l’Australien ne se la représente pas sous sa forme abstraite. Sous l’influence de causes que nous aurons à rechercher, il a été amené à la concevoir sous les espèces d’un animal ou d’un végétal, en un mot d’une chose sensible. Voilà en quoi consiste réellement le totem : il n’est que la forme matérielle sous laquelle est représentée aux imaginations cette substance immatérielle, cette énergie diffuse à travers toutes sortes d’êtres hétérogènes, qui est, seule, l’objet véritable du culte. On est ainsi mieux en état de comprendre ce que veut dire l’indigène quand il affirme que les gens de la phratrie du Corbeau, par exemple, sont des corbeaux. Il n’entend pas précisément que ce sont des corbeaux au sens vulgaire et empirique du mot, mais qu’en eux tous se trouve un principe, qui constitue ce qu’ils ont de plus essentiel, qui leur est commun avec les animaux du même nom, et qui est pensé sous la forme extérieure du corbeau. Et ainsi l’univers, tel que le conçoit le totémisme, est traversé, animé par un certain nombre de forces que l’imagination se représente sous des figures empruntées, à peu d’exceptions près, soit au règne animal, soit au règne végétal : il y en a autant que de dans la tribu et chacune d’elles circule à travers certaines catégories de choses dont elle est l’essence et le principe de vie.

Quand nous disons de ces principes que ce sont des forces, nous ne prenons pas le mot dans une acception métaphorique ; ils agissent comme des forces véritables. Ce sont même, en un sens, des forces matérielles qui engendrent mécaniquement des effets physiques. Un individu entre-t-il en contact avec elles sans avoir pris les précautions convenables ? Il en reçoit un choc que l’on a pu comparer à l’effet d’une décharge électrique. On semble parfois les concevoir comme des sortes de fluides qui s’échappent par les pointes[1]. Quand elles s’introduisent dans un organisme qui n’est pas fait pour les recevoir, elles y produisent la maladie et la mort, par une réaction tout automatique[2]. En dehors de l’homme, elles jouent le rôle de principe vital ; c’est en agissant sur elles, nous le verrons[3], qu’on assure la reproduction des espèces. C’est sur elles que repose la vie universelle.

Mais en même temps qu’un aspect physique, elles ont un caractère moral. Quand on demande à l’indigène pourquoi il observe ses rites, il répond que les ancêtres les ont toujours observés et qu’il doit suivre leur exemple[4]. Si donc il se comporte de telle ou telle manière avec les êtres totémiques, ce n’est pas seulement parce que les forces qui y résident sont d’un abord physiquement redoutable, c’est qu’il se sent moralement obligé de se comporter ainsi ; il a le sentiment qu’il obéit à une sorte d’impératif, qu’il remplit un devoir. Il n’a pas seulement pour les êtres sacrés de la crainte, mais du respect. D’ailleurs, le totem est la source de la vie morale du clan. Tous les êtres qui communient dans le même principe totémique se considèrent, par cela même, comme moralement liés les uns aux autres ; ils ont les uns envers les autres des devoirs définis d’assistance, de vendetta, etc., et ce sont ces devoirs qui constituent la parenté. Le principe totémique est donc, en même temps qu’une force matérielle, une puissance morale : aussi verrons-nous qu’il se transforme facilement en divinité proprement dite.

Il n’y a rien là, d’ailleurs, qui soit spécial au totémisme. Même dans les religions les plus avancées, il n’y a peut-être pas de dieu qui n’ait gardé quelque chose de cette ambiguïté et qui ne remplisse des fonctions à la fois cosmiques et morales. En même temps qu’une discipline spirituelle, toute religion est une sorte de technique qui permet à l’homme d’affronter le monde avec plus de confiance. Même pour le chrétien, Dieu le Père n’est-il pas le gardien de l’ordre physique, aussi bien que le législateur et le juge de la conduite humaine ?

II

On se demandera peut-être si, en interprétant ainsi le totémisme, nous ne prêtons pas au primitif des idées qui dépassent la portée de son esprit. Et sans doute, nous ne sommes pas en mesure d’affirmer qu’il se représente ces forces avec la netteté relative que nous avons dû mettre dans notre analyse. Nous pouvons bien faire voir que cette notion est impliquée par l’ensemble de ses croyances et qu’elle les domine ; mais nous ne saurions dire jusqu’à quel point elle est expressément consciente, dans quelle mesure, au contraire, elle n’est qu’implicite et confusément sentie. Tout moyen manque pour préciser le degré de clarté qu’une idée comme celle-là peut avoir dans ces obscures consciences. Mais ce qui montre bien, en tout cas, qu’elle n’excède en rien la mentalité primitive, ce qui confirme, au contraire, le résultat auquel nous venons de parvenir, c’est que, soit dans des sociétés parentes des tribus australiennes, soit même dans ces dernières, nous trouvons, et sous forme explicite, des conceptions qui ne différent de la précédente qu’en nuances et en degrés.

Les religions indigènes de Samoa ont certainement dépassé la phase totémique. On y trouve de véritables dieux, qui ont des noms propres et, dans une certaine mesure, une physionomie personnelle. Cependant, les traces de totémisme sont difficilement contestables. Chaque dieu, en effet, est attaché à un groupe, soit local soit domestique, tout comme le totem à son clan[5]. Or, chacun de ces dieux est conçu comme immanent à une espèce animale déterminée. Ce n’est pas qu’il réside dans un sujet en particulier : il est dans tous à la fois ; il est diffus dans l’espèce tout entière. Quand un animal meurt, les gens du groupe qui le vénèrent le pleurent et lui rendent de pieux devoirs, parce qu’un dieu habite en lui ; mais le dieu n’est pas mort. Il est éternel comme l’espèce. Il ne se confond même pas avec la génération présente ; il était déjà l’âme de celle qui a précédé comme il sera l’âme de celle qui suivra[6]. Il a donc tous les caractères du principe totémique. C’est un principe totémique que l’imagination a revêtu de formes légèrement personnelles. Encore ne faudrait-il pas s’exagérer une personnalité qui n’est guère conciliable avec cette diffusion et cette ubiquité. Si les contours en étaient nettement arrêtés, elle ne pourrait se disperser ainsi et se répandre à travers une multitude de choses.

Cependant, dans ce cas, il est incontestable que la notion de force religieuse impersonnelle commence à s’altérer ; mais il en est d’autres où elle est affirmée dans sa pureté abstraite et atteint même un bien plus haut degré de généralité qu’en Australie. Si les différents principes totémiques auxquels s’adressent les divers clans d’une même tribu sont distincts les uns des autres, ils ne laissent pas d’être, au fond, comparables entre eux ; car ils jouent tous le même rôle dans leur sphère respective. Or, il est des sociétés qui ont eu le sentiment de cette communauté de nature et qui se sont élevées, par suite, à la notion d’une force religieuse unique dont tous les autres principes sacrés ne seraient que des modalités et qui ferait l’unité de l’univers. Et comme ces sociétés sont encore tout imprégnées de totémisme, comme elles restent engagées dans une organisation sociale qui est identique à celle des peuples australiens, il est permis de dire que le totémisme portait cette idée dans ses flancs.

C’est ce qu’on peut observer chez un grand nombre de tribus américaines, notamment chez celles qui appartiennent à la grande famille des Sioux : Omaha, Ponka, Kansas, Osage, Assiniboin, Dakota, Iowa, Winnebage, Mandan, Hidatsa, etc. Plusieurs de ces sociétés sont encore organisées en clans, comme les Omaha[7], les Iowa[8] ; d’autres l’étaient il n’y a pas longtemps et, dit Dorsey, on retrouve chez elles « toutes les fondations du système totémique comme dans les autres sociétés des Sioux »[9]. Or chez ces peuples, par-dessus tous les dieux particuliers auxquels les hommes rendent un culte, il existe une puissance éminente dont toutes les autres sont comme des formes dérivées et qu’ils appellent wakan[10]. À cause de la situation prépondérante qui est ainsi assignée à ce principe dans le panthéon siou, on y a vu parfois une sorte de dieu souverain, de Jupiter ou de Jahveh, et les voyageurs ont souvent traduit wakan par « grand esprit ». C’était se méprendre gravement sur sa nature véritable. Le wakan n’est, à aucun degré, un être personnel : les indigènes ne se le représentent pas sous des formes déterminées. « Ils disent, rapporte un observateur cité par Dorsey, qu’ils n’ont jamais vu le wakanda ; aussi ne peuvent-ils prétendre le personnifier[11]. » Il n’est même pas possible de le définir par des attributs et des caractères déterminés. « Aucun terme, dit Riggs, ne peut exprimer la signification du mot chez les Dakota. Il comprend tout mystère, tout pouvoir secret, toute divinité[12]. » Tous les êtres que le Dakota révère, « la Terre, les quatre vents, le Soleil, la Lune, les étoiles, sont des manifestations de cette vie mystérieuse et de ce pouvoir » qui circule à travers toutes choses. Tantôt il est représenté sous la forme du vent, comme un souffle qui a son siège aux quatre points cardinaux et qui meut tout[13] : tantôt il est la voix qui se fait entendre quand le tonnerre retentit[14] ; le Soleil, la Lune, les étoiles sont wakan[15]. Mais il n’est pas d’énumération qui puisse épuiser cette notion infiniment complexe. Ce n’est pas un pouvoir défini et définissable, le pouvoir de faire ceci ou cela ; c’est le Pouvoir, d’une manière absolue, sans épithète ni détermination d’aucune sorte. Les diverses puissances divines n’en sont que des manifestations particulières et des personnifications ; chacune d’elles est ce pouvoir vu sous l’un de ses multiples aspects[16]. C’est ce qui faisait dire à un observateur que « c’est un dieu essentiellement protéimorphe, qui change d’attributs et de fonctions selon les circonstances »[17]. Et les dieux ne sont pas les seuls êtres qu’il anime : il est le principe de tout ce qui vit, de tout ce qui agit, de tout ce qui se ment. « Toute vie est wakan. Et il en est ainsi de tout ce qui manifeste quelque pouvoir, que ce soit sous forme d’action positive, comme les vents et les nuages qui s’amoncellent, ou de résistance passive, comme le rocher sur le bord du chemin[18]. »

Chez les Iroquois, dont l’organisation sociale a un caractère totémique encore plus prononcé, on retrouve la même notion : le mot d’orenda qui sert à l’exprimer est l’équivalent exact du wakan des Sioux. « C’est une puissance mystique, dit Howitt, que le sauvage conçoit comme inhérente à tous les corps qui composent le milieu où il vit…, aux rochers, aux cours d’eau, aux plantes et aux arbres, aux animaux et à l’homme, aux vents et aux tempêtes, aux nuages, au tonnerre, aux éclairs, etc.[19]. » Cette puissance est « regardée par l’esprit rudimentaire de l’homme comme la cause efficiente de tous les phénomènes, de toutes les activités qui se manifestent autour de lui »[20]. Un sorcier, un shamane a de l’orenda, mais on en dira autant d’un homme qui réussit dans ses entreprises. Au fond, il n’est rien dans le monde qui n’ait sa part d’orenda ; seulement les parts sont inégales. Il y a êtres, hommes ou choses, qui sont avantagés, d’autres qui sont relativement déshérités, et la vie universelle consiste dans les luttes de ces orenda d’inégale intensité. Les plus intenses se subordonnent les plus faibles. Un homme l’emporte-t-il sur ses concurrents à la chasse ou à la guerre ? C’est qu’il a plus d’orenda. Si un animal échappe au chasseur qui le poursuit, c’est que l’orenda du premier dépasse celui du second.

On trouve la même idée chez les Shoshone sous le nom de pokunt, chez les Algonkins sous le nom de manitou[21], de nauala chez les Kwakiutl[22], de yak chez les Tlinkit[23] et de sgâna chez les Haida[24]. Mais elle n’est pas particulière aux Indiens de l’Amérique ; c’est en Mélanésie qu’elle a été étudiée pour la première fois. Il est vrai que, dans certaines îles mélanésiennes, l’organisation sociale n’est plus actuellement à base totémique ; mais dans toutes le totémisme est encore visible[25], quoi qu’en ait dit Codrington. Or, on trouve chez ces peuples, sous le nom de mana, une notion qui est l’équivalent exact du wakan des Sioux et de l’orenda iroquois. Voici la définition qu’en donne Codrington : « Les Mélanésiens croient à l’existence d’une force absolument distincte de toute force matérielle, qui agit de toutes sortes de façons, soit pour le bien soit pour le mal, et que l’homme a le plus grand avantage à mettre sous sa main et à dominer. C’est le mana. Je crois comprendre le sens que ce mot a pour les indigènes… C’est une force, une influence d’ordre immatériel et, en un certain sens, surnaturel ; mais c’est par la force physique qu’elle se révèle, ou bien par toute espèce de pouvoir et de supériorité que l’homme possède. Le mana n’est point fixé sur un objet déterminé ; il peut être amené sur toute espèce de choses… Toute la religion du Mélanésien consiste à se procurer du mana soit pour en profiter soi-même, soit pour en faire profiter autrui[26]. » N’est-ce pas la notion même de force anonyme et diffuse dont nous découvrions tout à l’heure le germe dans le totémisme australien ? C’est la même impersonnalité ; car, dit Codrington, il faut se garder d’y voir une sorte d’être suprême ; une telle idée « est absolument étrangère » à la pensée mélanésienne. C’est la même ubiquité : le mana n’est situé nulle part d’une manière définie et il est partout. Toutes les formes de la vie, toutes les efficacités de l’action soit des hommes soit des êtres vivants soit des simples minéraux sont attribuées à son influence[27].

Il n’y a donc aucune témérité à prêter aux sociétés australiennes une idée comme celle que nous avons dégagée de l’analyse des croyances totémiques, puisque nous la retrouvons, mais portée à un plus haut degré d’abstraction et de généralité, à la base de religions qui plongent par leurs racines dans le système australien et qui en portent visiblement la marque. Les deux conceptions sont manifestement parentes ; elles ne diffèrent qu’en degrés. Tandis que le mana est diffus dans tout l’univers, ce que nous avons appelé le dieu, ou pour parler plus exactement, le principe totémique, est localisé dans un cercle, très étendu sans doute, mais cependant plus limité, d’êtres et de choses d’espèces différentes. C’est du mana, mais un peu plus spécialisé, bien que cette spécialisation ne soit, en somme, que très relative.

Il y a d’ailleurs le cas où ce rapport de parenté est rendu tout particulièrement apparent. Chez les Omaha, il existe des totems de toutes sortes, individuels et collectifs[28] ; or les uns et les autres ne sont que des formes particulières du wakan. « La foi de l’Indien dans l’efficacité du totem, dit Miss Fletcher, reposait sur sa conception de la nature et de la vie. Cette conception était complexe et enveloppait deux idées essentielles. La première, c’est que toutes les choses, soit animées, soit inanimées, sont pénétrées par un commun principe de vie ; la seconde, c’est que cette vie est continue[29]. » Or ce commun principe de vie, c’est le wakan. Le totem est le moyen par lequel l’individu est mis en rapports avec cette source d’énergie ; si le totem a des pouvoirs, c’est qu’il incarne du wakan. Si l’homme qui a violé les interdits qui protègent son totem est frappé par la maladie ou par la mort, c’est que la force mystérieuse à laquelle il est ainsi venu se heurter, le wakan, réagit contre lui avec une intensité proportionnelle au choc subi[30]. Inversement, de même que le totem est du wakan, le wakan, à son tour, rappelle parfois, par la manière dont il est conçu, ses origines totémiques. Say dit en effet que, chez les Dakota, le « Wahconda » se manifeste sous les espèces tantôt d’un ours gris, tantôt d’un bison, d’un castor ou de quelque autre animal[31]. Sans doute, la formule ne saurait être acceptée sans réserve. Le wakan répugne à toute personnification et, par conséquent, il est peu probable qu’il ait jamais été pensé dans sa généralité abstraite à l’aide de symboles aussi définis. Mais la remarque de Say s’applique vraisemblablement aux formes particulières qu’il prend en se spécialisant dans la réalité concrète de la vie. Or, si vraiment il y eut un temps où ces spécialisations du wakan témoignaient d’une affinité aussi marquée pour la forme animale, ce serait une preuve de plus des liens étroits qui unissent cette notion aux croyances totémiques[32]

On peut d’ailleurs expliquer pourquoi, en Australie, l’idée de mana ne pouvait pas atteindre le degré d’abstraction et de généralité auquel elle est parvenue dans des sociétés plus avancées. Ce n’est pas seulement à cause de l’insuffisante aptitude que peut avoir l’Australien à abstraire et à généraliser : mais c’est, avant tout, la nature du milieu social qui imposait ce particularisme. En effet, tant que le totémisme reste à la base de l’organisation cultuelle, le clan garde, dans la société religieuse, une autonomie qui, pour n’être pas absolue, ne laisse pas d’être très accusée. Sans doute, en un sens, on peut dire que chaque groupe totémique n’est qu’une chapelle de l’Église tribale ; mais c’est une chapelle qui jouit d’une large indépendance. Le culte qui s’y célèbre, sans former un tout qui se suffise à soi-même, n’a cependant avec les autres que des rapports extérieurs ; ils se juxtaposent sans se pénétrer ; le totem d’un clan n’est pleinement sacré que pour ce clan. Par suite, le groupe des choses qui sont affectées à chaque clan, et qui en font partie au même titre que les hommes, a la même individualité et la même autonomie. Chacun d’eux est représenté comme irréductible aux groupes similaires, comme séparé d’eux par une solution de continuité, comme constituant une sorte de règne distinct. Dans ces conditions, il ne pouvait pas venir à l’esprit que ces mondes hétérogènes ne fussent que des manifestations variées d’une seule et même force fondamentale ; on devait, au contraire, supposer qu’à chacun d’eux correspondait un mana spécifiquement différent et dont l’action ne pouvait s’étendre au-delà du clan et du cercle de choses qui lui étaient attribuées. La notion d’un mana unique et universel ne pouvait naître qu’à partir du moment où une religion de la tribu se développa par-dessus les cultes de clans et les absorba plus ou moins complètement. C’est avec le sens de l’unité tribale que s’éveilla le sens de l’unité substantielle du monde. Sans doute, nous montrerons plus loin[33] que les sociétés d’Australie connaissent déjà un culte commun à la tribu tout entière. Mais si ce culte représente la forme la plus haute des religions australiennes, il n’a pas réussi à entamer et à modifier les principes sur lesquels elles reposent : le totémisme est essentiellement une religion fédérative qui ne peut dépasser un certain degré de centralisation sans cesser d’être elle-même.

Un fait caractéristique montre bien que telle est la raison profonde qui, en Australie, a maintenu la notion de mana dans cet état de spécialisation. Les forces proprement religieuses, celles qui sont pensées sous la forme des totems, ne sont pas les seules avec lesquelles l’Australien se croit obligé de compter. Il y a aussi celles dont dispose plus particulièrement le magicien. Tandis que les premières sont, en principe, considérées comme salutaires et bienfaisantes, les secondes ont, avant tout, pour fonction de causer la mort et la maladie. En même temps que par la nature de leurs effets, elles diffèrent aussi par les rapports que les unes et les autres soutiennent avec l’organisation de la société. Un totem est toujours la chose d’un clan ; au contraire, la magie est une institution tribale et même inter-tribale. Les forces magiques n’appartiennent en propre à aucune portion déterminée de la tribu. Pour s’en servir, il suffit qu’on possède les recettes efficaces. De même, tout le monde est exposé à en sentir les effets et doit, par conséquent, chercher à s’en garantir. Ce sont des forces vagues qui ne sont attachées spécialement à aucune division sociale déterminée et qui peuvent même étendre leur action au-delà de la tribu. Or il est remarquable que, chez les Arunta et les Loritja, elles sont conçues comme de simples aspects et des formes particulières d’une seule et même force, appelée en Arunta Arungquiltha ou Arunkulta[34]. « C’est, disent Spencer et Gillen, un terme d’une signification un peu vague ; mais, à sa base, on trouve toujours l’idée d’un pouvoir surnaturel de nature mauvaise… Le mot s’applique indifféremment ou à la mauvaise influence qui se dégage d’un objet ou à l’objet même où elle réside à titre temporaire ou permanent[35]. » « Par arùnkulta, dit Strehlow, l’indigène entend une force qui suspend brusquement la vie et amène la mort de celui en qui elle s’est introduite[36]. » On donne ce nom aux ossements, aux pièces de bois d’où se dégagent des charmes malfaisants, aux poisons animaux ou végétaux. C’est donc, très exactement, un mana nocif. Grey signale dans les tribus qu’il a observées une notion tout à fait identique[37]. Ainsi, chez ces différents peuples, alors que les forces proprement religieuses ne parviennent pas à se défaire d’une certaine hétérogénéité, les forces magiques sont conçues comme étant toutes de même nature ; elles sont représentées aux esprits dans leur unité générique. C’est que, comme elles planent au-dessus de l’organisation sociale, au-dessus de ses divisions et de ses subdivisions, elles se meuvent dans un espace homogène et continu ou elles ne rencontrent rien qui les différencie. Les autres, au contraire, étant localisées dans des cadres sociaux définis et distincts, se diversifient et se particularisent à l’image des milieux où elles sont situées.

On voit par là combien la notion de force religieuse impersonnelle est dans le sens et dans l’esprit du totémisme australien, puisqu’elle se constitue avec netteté dès qu’il n’y a pas de cause contraire qui s’y oppose. Il est vrai que l’arungquiltha est une force purement magique. Mais, entre les forces magiques et les forces religieuses, il n’y a pas de différence de nature[38] : elles sont même parfois désignées par un même nom : en Mélanésie, le magicien et ses sortilèges ont du mana tout comme les agents et les rites du culte régulier[39] ; le mot d’orenda, chez les Iroquois[40] est employé de la même manière. On peut donc légitimement inférer la nature des unes d’après celle des autres[41].

III

Le résultat auquel nous a conduit l’analyse précédente n’intéresse pas seulement l’histoire du totémisme, mais la genèse de la pensée religieuse en général.

Sous prétexte que l’homme, à l’origine, est dominé par les sens et les représentations sensibles, on a souvent soutenu qu’il avait commencé par se représenter le divin sous la forme concrète d’êtres définis et personnels. Les faits ne confirment pas cette présomption. Nous venons de décrire un ensemble, systématiquement lié, de croyances religieuses que nous sommes fondé à considérer comme très primitif, et cependant nous n’y avons pas rencontré de personnalités de ce genre. Le culte proprement totémique ne s’adresse ni à tels animaux ni à telles plantes déterminées, ni même à une espèce végétale ou animale, mais à une sorte de vague puissance, dispersée à travers les choses[42]. Même dans les religions plus élevées qui sont sorties du totémisme, comme celles qu’on voit apparaître chez les Indiens de l’Amérique du Nord, cette idée, loin de s’effacer, devient plus consciente d’elle-même ; elle s’énonce avec une netteté qu’elle n’avait pas auparavant, en même temps qu’elle parvient à une généralité plus haute. C’est elle qui domine tout le système religieux.

Telle est la matière première avec laquelle ont été construits les êtres de toute sorte que les religions de tous les temps ont consacrés et adorés. Les esprits, les démons, les génies, les dieux de tout degré ne sont que les formes concrètes qu’a prises cette énergie, cette « potentialité » comme l’appelle Howitt[43], en s’individualisant, en se fixant sur tel objet déterminé ou sur tel point de l’espace, en se concentrant autour d’un être idéal et légendaire, mais conçu comme réel par l’imagination populaire. Un Dakota, interrogé par Miss Fletcher, exprimait dans un langage plein de relief cette consubstantialité essentielle de toutes les choses sacrées. « Tout ce qui se meut s’arrête ici ou là, à un moment ou à un autre. L’oiseau qui vole s’arrête à un endroit pour faire son nid, à un autre pour se reposer de son vol. L’homme qui marche s’arrête quand il lui plaît. Il en est de même de la divinité. Le Soleil, si éclatant et si magnifique, est un endroit où elle s’est arrêtée. Les arbres, les animaux en sont d’autres. L’Indien pense à ces endroits et y envoie ses prières afin qu’elles atteignent la place où le dieu a stationné et qu’elles obtiennent assistance et bénédiction[44]. » Autrement dit, le wakan (car c’est de lui qu’il s’agit) va, vient à travers le monde, et les choses sacrées sont les points où il s’est posé. Nous voilà, cette fois, bien loin du naturisme comme de l’animisme. Si le Soleil, la Lune, les étoiles ont été adorés, ils n’ont pas dû cet honneur à leur nature intrinsèque, à leurs propriétés distinctives, mais à ce qu’ils ont été conçus comme participant de cette force qui, seule, confère aux choses leur caractère sacré, et qui se retrouve dans une multitude d’autres êtres, voire même les plus infimes. Si les âmes des morts ont été l’objet de rites, ce n’est pas parce qu’elles passent pour être faites d’une sorte de substance fluide et impalpable ; ce n’est pas parce qu’elles ressemblent à l’ombre projetée par un corps ou à son reflet sur la surface des eaux. La légèreté, la fluidité ne suffisent pas à conférer la sainteté ; mais elles n’ont été investies de cette dignité que dans la mesure où il y avait en elles quelque chose de cette même force, source toute de religiosité.

On peut mieux comprendre maintenant pourquoi il nous a été impossible de définir la religion par l’idée de personnalités mythiques, dieux ou esprits ; c’est que cette manière de se représenter les choses religieuses n’est nullement inhérente à leur nature. Ce que nous trouvons à l’origine et à la base de la pensée religieuse, ce ne sont pas des objets ou des êtres déterminés et distincts qui possèdent par eux-mêmes un caractère sacré ; mais ce sont des pouvoirs indéfinis, des forces anonymes, plus ou moins nombreuses selon les sociétés, parfois même ramenées à l’unité, et dont l’impersonnalité est strictement comparable à celle des forces physiques dont les sciences de la nature étudient les manifestations. Quant aux choses sacrées particulières, elles ne sont que des formes individualisées de ce principe essentiel. Il n’est donc pas surprenant que, même dans les religions où il existe des divinités avérées, il y ait des rites qui possèdent une vertu efficace par eux-mêmes et indépendamment de toute intervention divine. C’est que cette force peut s’attacher aux paroles prononcées, aux gestes effectués, aussi bien qu’à des substances corporelles ; la voix, les mouvements peuvent lui servir de véhicule, et, par leur intermédiaire, elle peut produire les effets qui sont en elle, sans qu’aucun dieu ni aucun esprit lui prêtent leur concours. Même, qu’elle vienne à se concentrer éminemment dans un rite, et celui-ci deviendra, par elle, créateur de divinités[45]. Voilà aussi pourquoi il n’y a peut-être pas de personnalité divine qui ne garde quelque chose d’impersonnel. Ceux-là même qui se la représentent le plus clairement sous une forme concrète et sensible, la pensent, en même temps, comme un pouvoir abstrait qui ne peut se définir que par la nature de son efficacité, comme une force qui se déploie dans l’espace et qui est, au moins en partie, dans chacun de ses effets. C’est le pouvoir de produire la pluie ou le vent, la moisson ou la lumière du jour ; Zeus est dans chacune des gouttes de pluie qui tombent comme Cérès dans chacune des gerbes de la moisson[46]. Le plus souvent même, cette efficacité est si imparfaitement déterminée que le croyant ne peut en avoir qu’une notion très indécise. C’est, d’ailleurs, cette indécision qui a rendu possibles ces syncrétismes et ces dédoublements au cours desquels les dieux se sont fragmentés, démembrés, confondus de toutes les manières. Il n’est peut-être pas une religion ou le mana originel, qu’il soit unique ou plural, se soit résolu tout entier en un nombre bien défini d’êtres discrets et incommunicables les uns aux autres ; chacun d’eux garde toujours comme un nimbe d’impersonnalisme qui le rend apte à entrer dans des combinaisons nouvelles, et cela non par suite d’une simple survivance, mais parce qu’il est dans la nature des forces religieuses de ne pouvoir s’individualiser complètement.

Cette conception que nous a suggérée la seule étude du totémisme a, en outre, pour elle, que plusieurs savants y ont été récemment conduits au cours de recherches très différentes, et indépendamment les uns des autres. Il tend à se produire sur ce point une concordance spontanée qui mérite d’être remarquée, car elle est une présomption d’objectivité.

Dès 1899, nous montrions la nécessité de ne faire entrer dans la définition du fait religieux aucune notion de personnalité mythique[47]. En 1900, Marrett signalait l’existence d’une phase religieuse qu’il appelait préanimiste, et où les rites se seraient adressés à des forces impersonnelles, telles que le mana mélanésien ou le wakan des Omaha et des Dakota[48]. Toutefois, Marrett n’allait pas jusqu’à soutenir que, toujours et dans tous les cas, la notion d’esprit est logiquement ou chronologiquement postérieure à celle de mana et en est dérivée ; il paraissait même disposé à admettre qu’elle s’est parfois constituée d’une manière indépendante et que, par suite, la pensée religieuse découle d’une double source[49]. D’autre part, il concevait le mana comme une propriété inhérente aux choses, comme un élément de leur physionomie ; car, suivant lui, ce serait tout simplement le caractère que nous attribuons à tout ce qui passe l’ordinaire, à tout ce qui nous inspire un sentiment de crainte ou d’admiration[50]. C’était presque revenir à la théorie naturiste[51].

Peu de temps après, MM. Hubert et Mauss, entreprenant de faire une théorie générale de la magie, établissaient que la magie tout entière repose sur la notion de mana[52]. Étant donnée l’étroite parenté du rite religieux, on pouvait prévoir que la même théorie devait être applicable à la religion. C’est ce que soutint Preuss dans une série d’articles parus dans le Globus[53] la même année. S’appuyant sur des faits empruntés de préférence aux civilisations américaines, Preuss s’attacha à démontrer que les idées d’âme et d’esprit ne se sont constituées qu’après celles de pouvoir et de force impersonnelle, que les premières ne sont qu’une transformation des secondes et qu’elles gardent, jusqu’à une époque relativement tardive, la marque de leur impersonnalité première. Il fit voir, en effet, que, même dans des religions avancées, on se les représente sous la forme de vagues effluves qui se dégagent automatiquement des choses dans lesquelles elles résident, qui tendent même parfois à s’en échapper par toutes les voies qui leur sont ouvertes : la bouche, le nez, tous les orifices du corps, l’haleine, le regard, la parole, etc. En même temps, Preuss montrait tout ce qu’elles ont de protéimorphe, l’extrême plasticité qui leur permet de se prêter successivement et presque concurremment aux emplois les plus variés[54]. Il est vrai que, si l’on s’en tenait à la lettre de la terminologie employée par cet auteur, on pourrait croire que ces forces sont pour lui de nature magique, et non religieuse : il les appelle des charmes (Zauber, Zauberkräfte). Mais il est visible qu’en s’exprimant ainsi il n’entend pas les mettre en dehors de la religion ; car c’est dans des rites essentiellement religieux qu’il les montre agissantes, par exemple dans les grandes cérémonies mexicaines[55]. S’il se sert de ces expressions, c’est, sans doute, à défaut d’autres qui marquent mieux l’impersonnalité de ces forces, et l’espèce de mécanisme suivant lequel elles opèrent.

Ainsi, de tous côtés, la même idée tend à se faire jour[56]. De plus en plus, on a l’impression que les constructions mythologiques, même les plus élémentaires, sont des produits secondaires[57] et recouvrent un fond de croyances, à la fois plus simples et plus obscures, plus vagues et plus essentielles, qui constituent les bases solides sur lesquelles les systèmes religieux se sont édifiés. C’est ce fond primitif que nous a permis d’atteindre l’analyse du totémisme. Les divers écrivains dont nous venons de rappeler les recherches n’étaient arrivés à cette conception qu’à travers des faits empruntés à des religions très diverses et dont quelques-unes même correspondent à une civilisation déjà fort avancée : telles sont, par exemple, les religions du Mexique dont s’est beaucoup servi Preuss. On pouvait donc se demander si la théorie s’appliquait également aux religions les plus simples. Mais puisqu’on ne peut descendre plus bas que le totémisme, nous ne sommes pas exposés à ce risque d’erreur et, en même temps, nous avons des chances d’avoir trouvé la notion initiale dont les idées de wakan et de mana sont dérivées : c’est la notion du principe totémique[58].

IV

Mais cette notion n’est pas seulement d’une importance primordiale, à cause du rôle qu’elle a joué dans le développement des idées religieuses ; elle a aussi un aspect laïque par où elle intéresse l’histoire de la pensée scientifique. C’est la première forme de la notion de force.

Le wakan, en effet, joue dans le monde, tel que se le représentent les Sioux, le même rôle que les forces par lesquelles la science explique les divers phénomènes de la nature. Ce n’est pas qu’il soit pensé sous la forme d’une énergie exclusivement physique ; nous verrons, au contraire, dans le chapitre suivant que les éléments qui servent à en former l’idée sont pris aux règnes les plus différents. Mais cette nature composite lui permet précisément d’être utilisé comme un principe d’explication universelle. C’est de lui que vient toute vie[59] ; « toute vie est Wakan » ; et par ce mot de vie il faut entendre tout ce qui agit et réagit, tout ce qui meut ou est mû, aussi bien dans le règne minéral que dans le règne biologique. Le wakan, c’est la cause de tous les mouvements qui se produisent dans l’univers. Nous avons vu de même que l’orenda des Iroquois est « la cause efficiente de tous les phénomènes, et de toutes les activités qui se manifestent autour de l’homme ». C’est un pouvoir « inhérent à tous les corps, à toutes les choses »[60]. C’est l’orenda qui fait que le vent souffle, que le Soleil éclaire et échauffe la Terre, que les plantes poussent, que les animaux se reproduisent, que l’homme est fort, habile, intelligent. Quand l’Iroquois dit que la vie de la nature tout entière est le produit des conflits qui s’établissent entre les orenda, inégalement intenses, des différents êtres, il ne fait qu’exprimer en son langage cette idée moderne que le monde est un système de forces qui se limitent, se contiennent et se font équilibre.

Le Mélanésien attribue au mana le même genre d’efficacité. C’est grâce à son mana qu’un homme réussit à la chasse ou à la guerre, que ses jardins ont un bon rendement, que ses troupeaux prospèrent. Si la flèche atteint son but, c’est qu’elle est chargée de mana ; c’est la même raison qui fait qu’un filet prend bien le poisson, qu’un canot tient bien la mer[61], etc. Il est vrai que, si l’on prenait à la lettre certaines expressions de Codrington, le mana serait la cause à laquelle on rapporte spécialement « tout ce qui dépasse le pouvoir de l’homme, tout ce qui est en dehors de la marche ordinaire de la nature »[62]. Mais des exemples mêmes qu’il cite il résulte que la sphère du mana est bien plus étendue. En réalité, il sert à expliquer des phénomènes usuels et courants ; il n’y a rien de surhumain ni de surnaturel à ce qu’un bateau navigue, à ce qu’un chasseur prenne du gibier, etc. Seulement, parmi ces événements de la vie journalière, il en est de tellement insignifiants et de si familiers qu’ils passent inaperçus : on ne les remarque pas et, par conséquent, on n’éprouve pas le besoin d’en rendre compte. Le concept de mana ne s’applique qu’à ceux qui ont assez d’importance pour attirer la réflexion, pour éveiller un minimum d’intérêt et de curiosité ; mais ils ne sont pas merveilleux pour autant. Et ce qui est vrai du mana comme de l’orenda ou du wakan peut être dit également du principe totémique. C’est par lui que se maintient la vie des gens du clan, des animaux ou des plantes de l’espèce totémique, comme de toutes les choses qui sont classées sous le totem et qui participent de sa nature.

La notion de force est donc d’origine religieuse. C’est à la religion que la philosophie d’abord, les sciences ensuite l’ont empruntée. C’est déjà ce qu’avait pressenti Comte et c’est pourquoi il faisait de la métaphysique l’héritière de la « théologie ». Seulement, il en concluait que l’idée de force est destinée à disparaître de la science ; car, en raison de ses origines mystiques, il lui refusait toute valeur objective. Nous allons montrer, au contraire, que les forces religieuses sont réelles, si imparfaits que puissent être les symboles à l’aide desquels elles ont été pensées. D’où il suivra qu’il en est de même du concept de force en général.



  1. Dans un mythe kwakiutl, par exemple, un héros ancêtre perce la tête d’un ennemi en tendant le doigt vers lui (Boas, Vth Rep. on the North. Tribes of Canada, B.A.A.S., 1889, p. 30).
  2. On trouvera les références à l’appui de cette assertion, p. 182, n. 1, et p. 458, n. 1.
  3. V. liv. II, chap. II.
  4. V. par exemple, Howitt, Nat. Tr., p. 482 ; Schurmann, The Aboriginal Tribes of Port Lincoln, in Woods, Nat. Trof S. Australia, p. 231.
  5. Frazer emprunte même à Samoa bien des faits qu’il présente comme proprement totémiques (v. Totemism, p. 6, 12-15, 24, etc.). Nous avons dit, il est vrai, que Frazer n’apportait pas toujours une critique suffisante aux choix de ses exemples. Mais de si nombreux emprunts n’auraient évidemment pas été possibles s’il n’y avait pas réellement à Samoa d’importantes survivances de totémisme.
  6. V. Turner, Samoa, p. 21, et chap, IV et V.
  7. Alice Fletcher, A Study of the Omaha Tribe, in Smithsonian Rep. for 1897, p. 582-583.
  8. Dorsey, Siouan Sociology, in XVth Rep., p. 238.
  9. Siouan Sociology, p. 221.
  10. Riggs et Dorsey, Dakota English Dictionary, in Contrib. N. Amer. Ethnol., VII, p. 508. Plusieurs des observateurs cités par Dorsey identifient au mot wakan les mots wakanda et wakanta qui en sont dérivés, mais qui ont en réalité une signification plus précise.
  11. XIth Rep., p. 372, § 2l. Miss Fletcher, tout en reconnaissant non moins nettement le caractère impersonnel du wakanda, ajoute pourtant que, sur cette conception, est venu se greffer un certain anthropomorphisme. Mais cet anthropomorphisme concerne les manifestations diverses du wakanda. On s’adresse au rocher, à l’arbre où l’on croit sentir du wakanda, comme s’ils étaient des êtres personnels. Mais le wakanda lui-même n’est pas personnifié (Smithsonian Rep. I. 1897, p. 579).
  12. Riggs, Tah-Koo Wah-Kon, p. 56-57, cité d’après Dorsey, XIth Rep., p. 433, § 95.
  13. XIth Rep., p. 380, § 33.
  14. Ibid., p. 381, § 35.
  15. Ibid., p. 376, § 28, p. 378, § 30. Cf. p. 449, § 138.
  16. Ibid., p. 432, § 95.
  17. XIth Rep., p. 431, § 92.
  18. Ibid., p. 433, § 95.
  19. Orenda and a Definition of Religion, in American Anthropologist, 1902, p. 33.
  20. Ibid., p. 36.
  21. Tesa, Studi dei Thavenet, p. 17.
  22. Boas, The Kwakiutl, p. 695.
  23. Swanton, Social Condition, Beliefs a. Linguistic Relationship of the Tlingit Indians, XXVIIh Rep., 1905, p. 451, n. 3.
  24. Swanton, Contributions to the Ethnology of the Haida, p. 14. Cf. Social Condition, etc., p. 479.
  25. Dans certaines sociétés mélanésiennes (Îles Banks, Nouvelles Hébrides du Nord), on retrouve les deux phratries exogamiques qui caractérisent l’organisation australienne (Codrington, The Melanesians, p. 23 et suiv.). À Florida, il existe, sous le nom de bulose de véritables totems (ibid., p. 31). On trouvera une intéressante discussion sur ce point dans A. Lang, Social Origins, p. 176 et suiv. Cf. sur le même sujet, et dans le même sens, W. H. R. Rivers, Totemism in Polynesia and Melanesia, in J.A.I., XXXIX, p. 156 et suiv.
  26. The Melanesians, p. 118, n. 1. Parkinson, Dressig Jahre in der Südsee, p. 178, 392, 394, etc.
  27. On trouvera une analyse de cette notion dans Hubert et Mauss, Théorie générale de la Magie, in Année sociol., VII, p. 108.
  28. Il y a non seulement des totems de clans, mais aussi de confréries (A. Fletcher, Smiths. Rep., 1897, p. 581 et suiv.).
  29. Fletcher, op. cit., p. 578-579.
  30. Ibid., p. 583. Chez les Dakota, le totem est appelé Wakan. V. Riggs et Dorsey, Dakota Grammar, Texts a. Ethnog., in Contributions N. Amer. Ethn., 1893, p. 219.
  31. James’s Account of Long’s Exped. Rocky Mountains, I, p. 268 (cité par Dorsey, XIth Rep., p. 431, § 92).
  32. Nous n’entendons pas soutenir qu’en principe toute représentation thériomorphique des forces religieuses soit l’indice d’un totémisme préexistant. Mais quand il s’agit, comme c’est le cas des Dakota, de sociétés où le totémisme est encore apparent, il est naturel de penser qu’il n’est pas étranger à ces conceptions.
  33. V. plus loin, même livre chap. IX, §, p. 409 et suiv.
  34. La première orthographe est celle de Spencer et Gillen ; la seconde, celle de Strehlow.
  35. Nat. Tr., p. 548, n. 1. Il est vrai que Spencer et Gillen ajoutent : « La meilleure manière de rendre l’idée serait de dire que l’objet arungquiltha est possédé par un mauvais esprit. » Mais cette libre traduction est une interprétation de Spencer et Gillen, que rien ne justifie. La notion de l’arungquiltha n’implique aucunement l’existence d’êtres spirituels. C’est ce qui résulte du contexte et de la définition de Strehlow.
  36. Die Aranda, etc., II, p. 76, note.
  37. Sous le nom de Boyl-ya (v. Brey, Journals of Two Expeditions of Discovery in N. W. and W. Australia, II, p. 337-338).
  38. V. plus haut, p. 58. C’est, d’ailleurs, ce que reconnaissent implicitement Spencer et Gillen quand ils disent que l’arungquiltha est « une force surnaturelle ». Cf. Hubert et Mauss, Théorie générale de la magie, in Année sociol., VII, p. 119.
  39. Codrington, The Melanesians, p. 191 et suiv.
  40. Howitt, loc. cit., p. 38.
  41. On peut même se demander si tout concept analogue à celui de wakan ou de mana manque en Australie. Le mot de churinga ou de tjurunga, comme écrit Strehlow, a en effet, chez les Arunta, une signification très voisine. Ce terme, disent Spencer et Gillen, désigne « tout ce qui est secret ou sacré. Il s’applique aussi bien à un objet qu’à la qualité qu’il possède » (Nat. Tr., p. 648, s. v. Churinga). C’est presque la définition du mana. Il arrive même que Spencer et Gillen se servent de cette expression pour désigner le pouvoir, la force religieuse d’une manière générale. En décrivant une cérémonie chez les Kaitish, ils disent que l’officiant est « plein de churinga (full of churinga) », c’est-à-dire, continuent-ils, du « pouvoir magique qui émane des objets appelés churinga », Cependant, il ne semble pas que la notion de churinga soit constituée en Australie avec la netteté et la précision qu’a la notion de mana en Mélanésie, ou celle de wakan chez les Sioux.
  42. Sans doute, nous verrons plus loin (même livre, chap. VIII et IX) que le totémisme n’est pas étranger à toute idée de personnalité mythique. Mais nous montrerons que ces conceptions sont le produit de formations secondaires : elles dérivent des croyances qui viennent d’être analysées, loin d’en être la base.
  43. Loc. cit., p. 38.
  44. Rep. Peabody Museum, III, p.276, note (cité par Norsey, XIth Rep., p. 435).
  45. V. plus haut p. 48.
  46. Des expressions comme Ζεὺϛ ὓει, comme Ceres succiditur, montrent que cette conception survivait en Grèce comme à Rome. D’ailleurs, Usener, dans ses Götternamen, a bien montré que les dieux de la Grèce, comme ceux de Rome, étaient primitivement des forces impersonnelles qui ne se pensaient qu’en fonction de leurs attributions.
  47. Définition du phénomène religieux, in Année sociol., II, p. 14-16.
  48. Preanimistic Religion, in Folk-lore, 1900, p. 162-182.
  49. Ibid., p. 179. Dans un travail plus récent, The Conception of Mana (in Transactions of the third International Congress for the History of Religions, II, p. 54 et suiv.), Marrett tend à subordonner davantage la conception animiste à la notion de mana. Cependant, sa pensée reste encore, sur ce point, hésitante et très réservée.
  50. Ibid., p. 168.
  51. Ce retour du préanimisme au naturisme est encore plus accusé dans une communication de Clodd au IIIe Congrès de l’Histoire des Religions (Preanimistic Stages in Religion, in Transactions of the third Internal. Congress, etc., I, p. 33).
  52. Année sociologique, t. VII, p. 108 et suiv.
  53. Der Ursprung der Religion und Kunst, in Globus, 1904, t. LXXXVI, p. 321, 355, 376, 389 ; 1905, t. LXXXVII, p. 333, 347, 380, 394, 413.
  54. Globus, LXXXVII, p. 381.
  55. Il les oppose nettement à toutes les influences de nature profane (Globus, LXXXVI, p. 379, a).
  56. On la retrouve même dans les récentes théories de Frazer. Car si ce savant refuse au totémisme tout caractère religieux pour en faire une sorte de magie, c’est justement parce que les forces que le culte totémique met en œuvre sont impersonnelles comme celles que manie le magicien. Frazer reconnaît donc le fait fondamental que nous venons d’établir. Seulement, il en tire une conclusion différente de la nôtre parce que, suivant lui, il n’y a religion que là où il y a personnalités mythiques.
  57. Toutefois, nous ne prenons pas ce mot dans le même sens que Preuss et Marrett. Suivant eux, il y aurait eu un moment déterminé de l’évolutíon religieuse où les hommes n’auraient connu ni âmes ni esprits, une phase préanimiste. L’hypothèse est des plus contestables : nous nous expliquons plus loin sur ce point (liv. I, chap. VIII et IX).
  58. V. sur la même question un article d’Alessandro Bruno, Sui fenomeni magico-religiosi delle communità primitive, in Rivista italiana di Sociologia, XIIe année, fasc. IV-V, p. 568 et suiv., et une communication, non publiée, faite par W. Bogoras au XIVe Congrès des Américanistes, tenu à Stuttgart en 1904. Cette communication est analysée par Preuss dans le Globus, LXXXVI, p. 201.
  59. « Toutes choses, dit Miss Fletcher, sont traversées par un principe commun de vie » (Smiths. Rep. f. 1897, p. 579).
  60. Hewitt, in American Anthropologist, 1902, p. 36.
  61. The Melanesians, p. 118-120.
  62. Ibid., p. 119.