Les Formes littéraires de la pensée grecque

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Les Formes littéraires de la pensée grecque
Revue des Deux Mondes5e période, tome 7 (p. 158-178).
LES FORMES LITTÉRAIRES
DE LA
PENSÉE GRECQUE


Les Formes littéraires de la pensée grecque, par M. Henri Ouvré ; 1 vol. in-18, Hachette.


C’est une histoire de la littérature et de la philosophie (et surtout de la philosophie) chez les Grecs, depuis Homère jusqu’à Démosthène. C’est une histoire philosophique de la littérature hellénique. Le livre abonde en idées et en savoir. L’information y est considérable, et non pas seulement l’information spéciale, mais l’information générale et universelle. M. Henri Ouvré, encore qu’il ne donne aucune référence, excepté une seule fois pour M. P. Lacombe, — et l’exception est pour surprendre autant qu’elle est flatteuse pour celui qui en est l’objet, — connaît, on le voit très bien, tout ce qui a été écrit d’important en France, en Angleterre et en Allemagne sur la littérature grecque. A quoi on le voit ? A ses discussions et à ses polémiques, courtes et vives ; et il est même insupportable de le contempler combattant par allusions contre un adversaire qu’il ne nomme jamais, puis contre un autre qu’il laisse anonyme, puis contre un autre qu’il revêt du mystère de l’incognito. Il faut que nous les devinions. Grand Dieu, rends-leur le jour en combattant contre eux ! Toujours est-il qu’il les connaît admirablement.

Et de plus M. Ouvré est éclairé, et même avec une précision assez rare, sur l’archéologie, sur l’indianisme, sur le médiévisme, sur la philosophie allemande, sur la sinologie, sur la médecine. Que ne sait-il point, et quelle est la chose dont il nous permettrait d’ignorer qu’il la sait ? Aucune assurément ; et il est juste d’ajouter qu’en vérité son livre prouve très bien qu’aucune de ces sciences n’est inutile à l’intelligence de la littérature et de la philosophie grecque, et même on est presque convaincu en le lisant, et après tout c’est à sa louange, qu’on n’entendrait rien à cette littérature si l’on ne savait à fond tout cela.

Il est sorti de là et des réflexions d’un homme très intelligent, à qui on ne peut reprocher que de mettre son intelligence partout et là même où l’on désirerait plutôt de l’émotion que de l’intelligence, un livre dur et brillant ; extrêmement inspirateur pour ne pas dire suggestif, ce que j’aime autant ne dire pas ; infiniment pénétrant souventes fois, jusqu’à pénétrer aux domaines inquiétans de l’obscurité ; écrit d’un style à la fois imagé et précis qui est excellent et même digne d’admiration ; quelquefois donnant sans précaution et même avec un certain charlatanisme dans le jargon pseudo-scientifique, jusqu’à nous présenter ces propos : « La ligne symbolique de l’évolution n’est donc pas une droite qui monte ou descende régulièrement ; c’est une courbe qui oscille autour d’un axe ; elle fléchit, elle s’élève. Mais lui-même ? Demeure-t-il horizontal ? On peut le croire, non le prouver ; » un livre en somme qu’on voudrait plus simple et plus facile à lire, mais qu’on est heureux de lire et même d’avoir lu et qu’on n’est pas fâché d’avoir lu avec une certaine difficulté et qu’on se félicite, parce qu’on s’en flatte, d’avoir compris. Il intéresse l’amour-propre à le bien entendre. C’est à la fois un petit défaut et un grand mérite.


I

La méthode de M. Ouvré est à peu près la même que celle de M. Brunetière, ou dérive de la méthode de M. Brunetière et en tous cas certain livre sur l’Evolution des genres a eu une très grande influence sur les démarches de l’esprit de M. Ouvré.

M. Ouvré voit dans la littérature grecque d’Homère à Alexandre un exemple excellent, tout à fait lumineux et instructif : 1° de la séparation progressive de la prose d’avec la versification, ce qui est une première différenciation des genres ; 2° de la différenciation progressive des genres à proprement parler, de la subdivision des genres en sous-genres, et des sous-genres en espèces et en familles.

De la séparation progressive de la prose d’avec la versification, il donne des raisons bien justes, bien exactes, et, cette fois, bien simples. Que la prose soit antérieure, dans l’usage courant, à la versification, c’est certain, et « un principe souvent invoqué nous avertit que le langage à l’origine fut sans doute un ensemble amorphe d’intonations, d’où jaillirent, en sens inverse, le vers et la phrase non rythmée. » Les Grecs primitifs conversaient et discouraient en prose. Mais ils chantaient en vers, et ne pouvaient raconter et célébrer qu’en chantant, parce que la mémoire était le seul livre, parce que le rythme fixe et conserve la phrase, parce que « toute notion s’accroche plus facilement à notre souvenir quand elle met en jeu plus d’associations mentales, et que l’ordre métrique, ajouté à l’ordre de la grammaire, multiplie les contacts et les adhérences. » — Et d’ailleurs, peu d’idées et beaucoup de passions, cela s’accommode beaucoup mieux du vers que de la prose. Ne voit-on pas que, même de nos jours, sitôt que la prose est passionnée, elle devient rythmique (Chateaubriand, Musset, Michelet) ? « Dialecticiens médiocres, mais accessibles au charme immédiat des sonorités, les primitifs goûtaient fort ce qui subsiste de musical dans le dactyle et l’ïambe. Habitués aux actions et aux pensées communes, ces gens tenaient aux mélodies verbales, régulatrices des actions collectives. » Donc toute littérature, en ces premiers temps, était rythmique.

Mais peu à peu les idées viennent et les notions plus distinctes et plus analytiques. « Plus d’idées, plus de science, des passions amorties ou moins illogiques ( ? )… On espéra qu’en des livres de structure très libre, l’on disposerait mieux les résultats de l’expérience et de la réflexion. » Et la prose naît, se constitue, se conserve avec l’écriture, déjà connue, mais qui « se répandit quand elle devint nécessaire. » Mais encore il reste beaucoup du ton, de la couleur ; de la physionomie et même du rythme de la poésie dans cette première prose écrite. Le travail lent de l’évolution consiste à éliminer, des genres qui comportent la prose, ces restes de la manière poétique et c’est, par exemple, le passage d’Hérodote à Thucydide, et même, — M. Ouvré l’a-t-il remarqué ? — des discours de Thucydide à ceux de Démosthène. La marche à la prose, c’est un des grands traits caractéristiques de l’histoire de la littérature grecque.

La différenciation proprement dite des genres au cours de l’évolution est un autre trait, dérivant de la même loi que le premier, essentiel aussi, et que M. Ouvré n’a pas suivi avec moins d’attention ni de sûreté. Il a pleinement accepté ici, et pour la période de la littérature grecque qu’il a étudiée, la doctrine de M. Brunetière sur les genres littéraires. Pour lui, un genre littéraire est une réalité comme une idée est une réalité pour les « réalistes » du moyen âge, et c’est une réalité qui obéit aux lois générales du développement, du déclin et de la mort, et par conséquent c’est un être, et je ne vois pas pourquoi M. Ouvré ne « lâche pas le mot ; » car une réalité soumise aux lois générales du développement des êtres organisés est bien un être : « La Poétique d’Aristote expose les innovations qui s’opèrent de Thespis à Eschyle et d’Eschyle à Sophocle et nous démontre qu’un groupe d’idées est une réalité, non pas concrète, mais consistante, et qu’il obéit aux lois générales de la croissance et de la destruction. »

Pour M. Ouvré, un genre est donc bien un être qui naît, qui croît, qui se ramifie, dont les rameaux peuvent se séparer du tronc et se constituer loin de lui en êtres à part qui se ramifient et se subdivisent à leur tour. Avoir celle conception et la suivre, c’est ce que M. Ouvré appelle spirituellement « user d’hypostases, » c’est-à-dire d’incarnations : « J’ai beaucoup usé d’hypostases ; j’ai présenté les doctrines et les formes esthétiques avec la netteté physique d’un corps, et, dans ce drame de la pensée grecque, le Platonisme, la Sophistique, le Conte, la Tragédie, ont joué le rôle de personnages concrets. »

Mais M. Ouvré limite cette méthode à la partie de l’histoire de la littérature grecque qu’il a étudiée et semble ne la croire applicable qu’à cette partie-là : « En ceci je raisonnais à la grecque ; mais en outre je calquais mon raisonnement sur la vie grecque, plus simple et plus institutionnelle que la nôtre. Pour un contemporain de Périclès, ces réalités sociales étaient hautement réelles et impératives ; elles devaient donc l’être pour nous, et des analyses inspirées du même esprit s’imposeront à l’historien des nations jeunes et coutumières. Arrivant à l’époque récente, il faudrait que la critique abandonnât les cadres inflexibles et s’intéressât davantage aux croisemens des séries causales, à ces rencontres où notre ignorance voit le caprice du hasard. »

Je sens très bien qu’il y a beaucoup de vrai dans cette distinction, dans cette réserve et même, si l’on veut, dans cette timidité. J’entends très bien qu’à mesure que les genres se subdivisent, puis s’entre-croisent, puis se substituent les uns aux autres, puis, ce qui est le plus embarrassant, cherchent à se reconstituer et à se ramasser à nouveau dans une de leurs formes synthétiques d’autrefois, en abolissant leur différenciation, certes il devient plus difficile d’appliquer la méthode de concrétisme et « d’hypostase » et de suivre la vie d’un genre et d’en écrire la biographie.

Cependant, pour qui a adopté la méthode, il faut essayer de la suivre, et celui-là est peu autorisé à l’abandonner quand elle le gêne au lieu de le soutenir. Dieu me garde de croire qu’un genre est un être vivant, un être concret ; mais ce n’est pas seulement pour moi une métaphore ou une abstraction. Un genre n’est ni un être concret ni une abstraction ; il y a un milieu : c’est un être collectif. Un genre littéraire est une tendance universelle de l’esprit humain. Les hommes aiment à conter, à enseigner, à gémir, à rire, à représenter fictivement des actes de la vie humaine. Voilà des tendances qui, aux mains des artistes, deviennent des genres littéraires. Mais, en devenant des genres, ils restent des tendances et, comme tendances de l’humanité, ils sont parfaitement des êtres collectifs. Ils couvrent et ils expriment des groupes humains qui ont tendance à rire, à gémir, à conter, à enseigner ou à jouer. Sous eux ou derrière eux, en eux pour ainsi dire, il y a des groupes ou même des foules qui entretiennent et nourrissent ces genres littéraires par le plaisir qu’ils ont à le cultiver ou à écouler avec applaudissement et communion d’esprit ceux qui le cultivent. Dès lors, ce genre, c’est bien un être collectif, puisque, à travers lui et en lui, vous pouvez observer et comme compter des êtres qui vivent et qui sentent. La décadence d’un genre littéraire, c’est le déclin d’une tendance générale, d’une disposition générale des esprits ; et, par conséquent, considérer ce genre comme un être, ce n’est nullement se tromper, puisqu’il est représentatif d’une collection d’êtres qui avaient cette tendance et qui ne l’ont plus. Dire : le genre lyrique se meurt après avoir été vigoureux, ce n’est point faire une métaphore, ni un mythe, ni une hypostase, ni du « réalisme ; » c’est dire : en ce peuple, il y avait des hommes de tempérament lyrique, et il n’y en a plus, et ces êtres (comme une société) peuvent très bien être considérés comme un seul être qui naît, vit, croit, décline et disparaît. Dire, — subdivision des genres : — le genre lyrique s’est partagé en genre élégiaque et en genre dithyrambique, c’est dire : dans ce peuple il y a sans doute autant d’hommes de tempérament lyrique, mais il y en a qui ont des tendances à l’exaltation patriotique et religieuse et d’autres à l’exaltation voluptueuse et sentimentale. Dire, — transformation des genres : — l’épopée est devenue roman, c’est dire : en ce peuple, le besoin de conter et d’entendre conter est le même ; mais ce peuple est devenu vulgaire et un peu puéril. Dire, — reconstitution des genres primitifs : — à telle époque, on a essayé de revenir au genre lyrique pur, à l’épopée homérique, au drame en son intégrité et en sa complexité antique, c’est dire : à telle époque, il y a eu, au moins dans les imaginations, une renaissance, une recrudescence, un retour à la jeunesse et une volonté de revenir à l’âge de jeunesse, d’audace et de force, très significative et très sérieuse, et je crois que je viens de donner une définition acceptable du romantisme français et la raison pourquoi il est arrivé après la Révolution et l’Empire.

Ainsi de suite, et vous pouvez continuer le jeu, qui probablement est un jeu.

Mais, cependant, s’il en est ainsi, on ne voit pas pourquoi la méthode est si admirablement applicable à l’époque classique de la littérature grecque que, quand on s’occupe de ce temps, elle s’impose ; mais qu’elle ne peut plus s’appliquer aux époques suivantes. Elle doit s’y appliquer, et, seulement, appliquée à celle-ci, elle sera plus intéressante, parce qu’elle sera d’un maniement plus délicat.

Quoi qu’il en soit de cet étonnement que m’inspire cette réserve de M. Henri Ouvré, à l’époque qu’il a étudiée il a appliqué sa méthode avec sagacité, adresse et savante exactitude. Il ne se targue pas de tout expliquer par cette méthode ou ce procédé ; car, pour qu’il le pût faire, même approximativement, il faudrait qu’il fût intervenu un Aristote « qui nous eût donné avec toutes les ressources de la connaissance moderne un traité de la production et de la destruction, qui eût classé les existences et déterminé leurs façons d’apparaître, de se maintenir et de s’effacer. » Mais, sentant bien cependant, ou entrevoyant déjà, à en peu douter, que « le vivant est le premier terme d’une hiérarchie où se placent à leur rang la société, l’espèce animale ou végétale, le corps d’ouvrages qui composent un genre littéraire, le corps de notions qui composent une grande doctrine philosophique ou scientifique, » il voit assez nettement que « les derniers ensembles sont beaucoup moins homogènes que les premiers, et, phénomène essentiel, qu’ils le sont d’autant moins qu’on avance dans la série chronologique. » De là la différenciation progressive des genres qui amène une littérature à sa mort naturelle ; de même, et c’est peut-être plus qu’une comparaison, que, dans un peuple, la différenciation progressive des idées, des croyances, des sentimens, des mœurs et des habitudes amène peu à peu et plus ou moins vite un peuple à n’être plus qu’une expression géographique ; à quoi si l’on objecte que les peuples ne meurent pas, mais se transforment, on répondra que la bête qui meurt ne fait aussi que se transformer, mais, en attendant, il est incontestable qu’elle est morte.

C’est ainsi que la littérature grecque, d’Homère à Alexandre, nous offre le tableau de l’union intime, puis de la séparai ion de la musique et du mot ; de l’union intime, puis de la séparation du lyrisme et du dramatisme ; de l’union intime, puis de la séparation de l’imaginer et du savoir ; de l’apparition, puis de la « spécification progressive des concepts qui appellent d’autres concepts et rejettent lentement leur enveloppe sensationnelle » pour se présenter à 1 état pur.

Il aurait fallu remarquer de plus, et j’ignore si M. Ouvré a oublié de le faire ou si c’est moi qui ai oublié qu’il l’a fait, que, même dans la période classique, à côté de ce mouvement en apparence uniforme et continu de la différenciation des genres, il y a des efforts que font les genres pour se reconstituer en leur état primitif ou à, peu près.

Qu’est Platon ? Un philosophe après bien d’autres philosophes, mais qui, philosophe, est en même temps poète, fait appel à l’imagination, à l’allégorie, au mythe, à une mythologie aussi riche qu’une religion et beaucoup plus riche que certaines religions. Qu’est-ce à dire ? Qu’il enseigne et qu’il raconte, mais à la façon d’un Homère ou d’un Hésiode, et, puisqu’il a été très écouté, très applaudi et a eu une influence prodigieuse, traduction en langue scientifique : Le genre didactique faisait effort pour se reconstituer en sa forme primitive en se combinant à nouveau avec le genre épique et même avec le genre lyrique.

On pourrait écrire une histoire de chaque littérature avec, comme lumière, cette double loi de la différenciation des genres, mais aussi de leurs efforts à se reconstituer ; et je crois même qu’on ne doit pas écrire une histoire de littérature sans se préoccuper au moins de cette double loi, qui, ainsi comprise, ne laisse rien échapper ou peu de chose et qui est tout à fait conforme aux principes généraux de l’évolutionnisme, la doctrine évolutive admettant des régressions autant que des progrès, sans nier même que, dans le sens moral du mot, il arrive que les régressions sont des progrès incomparables.

Ceci est d’une certaine importance pour la fameuse querelle des anciens et des modernes, qui, bien entendu, dure toujours Les partisans des anciens disent que la loi du progrès qui s’applique aux choses de science ne s’applique pas aux choses d’art. Je le crois bien, et non seulement, mais encore. La loi du progrès s’applique si peu aux choses d’art que peut-être s’y applique-t-elle en sens inverse. Un progrès, c’est-à-dire une plus grande beauté, n’est souvent, en choses d’art, qu’un retour à la manière d’être primitive, non par imitation, grands Dieux ! par instinct synthétique, au contraire, et force compréhensive du génie ; mais enfin c’est un retour à l’état primitif, et par conséquent, loin qu’une littérature soit en progrès quand elle progresse, elle est ou elle peut être en progrès quand elle recule, quand elle semble reculer, et vraiment quand elle recule au sens scientifique du mot.


… Apollon nous devrait
Rendre Homère. Ah ! s’il le rendait !


S’il le rendait, ce serait littéralement un effroyable recul, et ce serait un de ces gains, une de ces victoires, un de ces accroissemens, je ne sais pas comment m’exprimer, qu’il est difficile de ne pas nommer progrès.

Il est donc impossible d’appliquer la loi du progrès aux choses d’art, mais on peut leur appliquer la loi d’évolution, qui est toute différente et qui admet les régressions et qui ne les condamne pas comme des infériorités.

Une observation générale encore, que M. Ouvré doit partie à la considération de cette loi qui le soutient, partie à l’observation et à l’étude des œuvres qu’il a lues et pénétrées, c’est celle-ci, que les Grecs à la fois se sont beaucoup souciés de composition, étant architectes, et longtemps n’ont pas été capables de composition. Cela est évident à lire les primitifs comme Homère et comme Hésiode et reste assez vrai pour Pindare, quelques efforts que l’on ait faits pour nous faire comprendre la composition latente des Olympiques sous leur désordre apparent. « Ce seul fait, dit M. Ouvré, de l’acharnement qu’on a mis à découper et à reconstruire ces poèmes annonce qu’ils nous causent quelque trouble et qu’ils n’en donnaient point aux Hellènes. » Qu’on nous accorde qu’ils ne sont pas composés très rigoureusement. C’est que les Grecs n’ont jamais composé très rigoureusement, et non pas plus Hésiode qu’Homère et non pas plus Platon qu’Aristophane. Les philosophes contemporains de Pindare ne composent pas plus que lui. Leurs systèmes « ne sont pas proprement des systèmes et ont rarement de la tenue dialectique ; ils se composent d’une assertion fréquemment générale et de conjectures éparses. » A plus forte raison un Pindare n’était pas force ; de composer, d’abord parce que l’émotion, réelle ou supposée, permet ou impose un certain désordre au moins superficiel, ensuite, remarque extrêmement juste, parce que « le parallélisme et l’architecture extérieure du rythme fournissaient un principe de régularité qui dispensait d’en chercher un autre. »

C’est une remarque « profonde » ou au moins très sagace de Wolff que sero Græci didicerunt ponere totum in poesi. La composition bien ordonnée est un des traits des siècles classiques, mais non pas des âges archaïques, qui n’ont mérité de devenir classiques que par le génie d’invention de leurs auteurs. La composition est la marque, Dieu me garde de dire seulement de l’intervention de l’esprit analytique et scientifique dans l’œuvre d’art ; elle est la marque d’abord de la maîtrise de l’artiste, de sa puissance, de sa supériorité relativement à son œuvre, de son aptitude à dominer son œuvre et à la posséder sans qu’elle le possède. Un homme comme Gœthe eût bien composé du temps d’Homère et il compose si bien, quand il le veut, qu’on est autorisé à croire que, quand il ne compose pas, c’est qu’il a ses raisons, qu’on peut deviner, du reste, pour ne pas le faire. Dante compose admirablement. Mais il faut ajouter que l’intervention de l’esprit analytique et scientifique a sa part dans le souci de la composition et dans l’art de composer.

Dante compose bien ; mais c’est qu’il enseigne. Il n’est pas du tout un fantaisiste. Il est avant tout un théologien et il enseigne sa théologie, à quoi il rattache ses passions politiques comme il est arrivé quelquefois. La composition est la marque des siècles classiques, et qui sont devenus classiques en grande partie à cause de cela ; où, d’une part, se sont rencontrés des génies puissans, maîtres de l’œuvre qu’ils enfantaient et, d’autre part, où l’esprit scientifique était déjà assez fort pour pénétrer les esprits littéraires sans les dessécher. On peut mesurer les progrès de l’esprit scientifique dans un peuple au plus ou moins grand souci de la composition dans les œuvres littéraires. On le peut ; mais il ne faut pas le faire, parce qu’il suffit, pour qu’une œuvre soit bien composée, qu’elle ait été produite par un très grand esprit ; parce qu’il suffit, pour qu’une œuvre soit bien composée, qu’elle ait été bien conçue.

Et c’est ainsi que l’Iliade et l’Odyssée sont assurément des œuvres mal composées, parce qu’elles ont été disposées, arrangées, mises sur pied par des hommes de second ordre ; mais que tel chant de l’Iliade et tel chant de l’Odyssée sont des merveilles, même au seul point de vue de la composition, parce qu’il s’est trouvé, pour faire celui-ci ou celui-là, un aède de génie qui savait ponere totum par ce seul fait qu’il savait videre totum.

Cependant, en thèse générale, oui, sans doute, les Grecs ont été lents à acquérir le talent de la composition, parce qu’ils étaient très sensibles, très vifs, très prompts à la digression dans un dialogue philosophique comme dans un récit, et insuffisamment dominés par l’esprit scientifique encore naissant. Joli mot de Montesquieu sur les digressions : « Ceux qui font des digressions ne me semblent pas si condamnables : ils me font l’effet d’avoir les bras plus longs que les autres. » On ne peut pas se disculper plus spirituellement, ni plus spirituellement faire passer en fraude un de ses défauts pour une qualité. M. Ouvré pourrait trouver son compte dans cette apologie de Montesquieu par lui-même. Nonobstant, on pourrait répondre que c’est sans doute une chose assez bonne que d’avoir les bras longs ; mais que, pour être bien fait, il ne faut pas avoir les bras plus longs que les autres.

Le siècle classique est venu tard pour les Grecs, comme il est venu trop tôt pour les Romains, pour des raisons absolument identiques en sens inverse. C’est une boutade qui contient beaucoup de vérité que de dire que l’art de la composition consiste à mettre dans l’œuvre d’art des qualités administratives. Les Romains les y mirent de très bonne heure. A peine initiés à la littérature, ils disciplinèrent la littérature. Les Grecs les y mirent assez tard et même ils ne les y mirent jamais que par accident. Voyez, entre le tumultueux Eschyle et le capricieux Euripide, l’harmonieux et eurythmique Sophocle. Sophocle, à ce point de vue, est presque un accident. Sa démarche lui est personnelle. C’est un Gœthe grec, ou plutôt c’est un Racine avec plus de profondeur de pensée et plus de génie lyrique. Mais il semble bien que les Grecs, en général, n’ont connu la composition et ne l’ont aimée que dans la décadence. Quand les choses se rencontrent ainsi, mieux vaudrait que le souci de la composition ne fût jamais connu, parce que dans ce cas on n’use que de la composition artificielle, qui est pire que l’absence de composition. On regrette souvent que Victor Hugo compose trop bien, car il compose, souvent du moins, par le dehors, et c’est comme « un parallélisme et une architecture extérieure » qui pénètre pour ainsi dire dans la pensée et lui commande et l’ordonne et la règle au lieu d’être réglée et ordonnée par elle, et ce n’est que trop souvent, sinon le défaut, du moins le mérite regrettable des Alexandrins.

L’histoire d’une littérature, au point de vue du souci et de l’art de la composition, serait très intéressante. On y verrait qu’il faudrait que ce souci et cet art ne vinssent ni trop tôt ni trop tard et qu’ils se rencontrassent, par une coïncidence heureuse, avec l’éclosion des génies puissans, originaux et calmes ; car le souci et l’art de la composition dépendent de lois historiques, et la venue de génies puissans n’en dépend pas. Il faut donc une rencontre qui aboutit à une réussite. Les grands génies portent sans doute leur instinct de composition avec eux ; mais ils ont de ce mérite particulier un souci plus ou moins grand selon leurs entours et les exigences plus ou moins nettement senties de leur public. C’est à la composition plus ou moins parfaite qu’on mesure non point le génie des auteurs, non point même leur talent, mais le degré d’intelligence et de goût littéraire de la foule qui les écoute, qui ne les inspire pas, mais qui leur impose, et qui règle leur allure. Cette histoire de la littérature grecque au point de vue de la composition de l’œuvre d’art, on en trouvera très bien les élémens, au moins, et les traits essentiels, dans l’ouvrage de M. Henri Ouvré.


II

Je ne dissimulerai pas que certaines qualités de M. Ouvré le mènent jusqu’au point où elles pourraient prendre un autre nom, et que, ce point, il ne laisse pas de le dépasser. C’est une méthode aventureuse et dont il est sur le point d’abuser que de juger une époque littéraire, non sur ce qu’elle a laissé, mais sur ce qu’elle n’a point laissé, et de l’estimer inférieure parce que le temps a détruit ses œuvres et de la tenir pour vide parce que le hasard y a creusé des lacunes. Mon Dieu, oui, le hasard. La qualité de M. Ouvré est de n’y pas croire et son défaut est de n’y pas croire un peu. Il raisonne toujours ainsi, fort bien sans doute, mais trop rigoureusement : les œuvres qui ont disparu étaient mauvaises. Elles étaient mauvaises, puisqu’elles n’ont pas été assez reproduites pour nous être parvenues. « Les poèmes cycliques ont péri… S’ils ont disparu complètement, c’est qu’ils ne s’imposaient pas à l’attention. » La tragédie attique, après Euripide et Sophocle disparus, « végète pendant un siècle. » Je n’en sais rien ; mais M. Ouvré le sait parce que les ouvrages des successeurs de Sophocle et Euripide ont sombré. Il le sait trop ; il en est trop sûr. « L’anéantissement des néo-cycliques, des néo-lyriques, des tragiques après Agathon et Euripide atteste qu’ils n’avaient pas assez de vigueur pour vaincre la paresse des copistes byzantins. » Quand on songe au hasard, et certes c’est ici peut-être que ce mot a un sens, qui a été la cause ou de la disparition ou de la conservation des manuscrits, quand on songe de plus que tous les manuscrits à retrouver ne sont pas retrouvés encore, et qu’on en déterre tous les jours et qu’on en déterrera sans doute beaucoup plus qu’on n’en a trouvé, parce qu’on sait mieux et qu’on peut mieux fureter et fouiller qu’autrefois, quand on songe à tous les hypogées d’Egypte qui restent à ouvrir et à Herculanum à peine entamé, on sent combien le raisonnement de M. Ouvré est hasardé, et on conclut que, sur les époques de la littérature grecque sur lesquelles on ne sait rien, il faut dire tout simplement qu’on ne sait rien.

Ce raisonnement, à la vérité, M. Ouvré l’appuie de quelques observations des critiques anciens peu favorables à ces mêmes ouvrages que le temps a détruits ou semble, jusqu’à plus amples découvertes, avoir abolis. Mais le raisonnement se retourne. De ces critiques anciens eux-mêmes nous n’avons que des fragmens et des débris. Tel a subsisté tout entier. Etait-ce un Valincourt ou un Subligny ? Etait un Voltaire ou un Fréron ? Etait-ce un Sainte-Beuve ou un Mirecourt ? Ce n’est pas si facile à distinguer. Le jugement de la critique antique, pour ce qui est de nous renseigner sur les ouvrages antiques disparus, ne serait recevable que si nous possédions la critique ancienne tout entière. Nous en possédons un centième. Quand je dis un centième ! Nous en possédons une quantité qui, en proportion bien établie, avoisine zéro, et doit être, en bonne méthode critique, tenue pour zéro. Et voyez des signes au moins que ce que je dis est assez juste. Nous avons assez de renseignemens sur Ménandre pour savoir au moins qu’il a eu une immense réputation, une réputation égale à Sophocle. Il a disparu comme Agathon, Stasinos, Ibycos, Astydamas. Donc qui sait si Astydamas, sans avoir le mérite de Ménandre, je veux bien faire cette concession, n’avait pas un talent comme celui de Regnard comparé à celui de Molière ? Archiloque a été mis, par les anciens dont la voix nous est parvenue, au rang d’Homère, et il a disparu tout entier. Il est téméraire de conclure de son anéantissement à sa nullité.

Songez qu’Horace, qui s’y connaissait, mettait comme de pair Varius et Virgile. Virgile a subsisté, Varius a disparu. « Eupolis atque Cratinus Aristophanesque poetæ, » est un vers où il faut faire, cependant, quelque attention. Il doit signifier, à tout le moins, qu’Eupolis et Cratinus n’étaient pas absolument indignes d’être cités auprès d’Aristophane. Aristophane est resté. Eupolis et Cratinus ont sombré. Tout cela semble bien prouver qu’il y a du vrai hasard là-dedans.

Je reconnais que si Voiture avait disparu et qu’on retrouvât le vers de Boileau, critique autorisé :


Et qu’à moins d’être au rang d’Horace et de Voiture,


on conclurait, d’après mon raisonnement, qu’il y a eu un Horace au XVIIe siècle et que c’est un désastre qu’il ait péri. Je reconnais cela ; mais ma remarque subsiste, comme dit le grammairien légendaire. Il ne faut s’aventurer qu’avec discrétion à assurer que les gens qui sont morts n’étaient pas dignes de vivre, surtout quand il se peut qu’ils ressuscitent. M. Ouvré, qui a tout lu, a oublié le livre très spirituel et très sensé de son collègue M. Stapfer sur les destinées des livres et sur les Réputations littéraires.

Quelques opinions conjecturales du même genre, de la part de M. Ouvré, me chagrinent encore quelque peu. Il croit, par exemple, que la « comédie moyenne » et la « comédie nouvelle » furent plus intriguées que la comédie ancienne. « On devine pourtant que les péripéties furent alors plus variées que dans les bouffonneries des dikélistes. » Existe-t-il un texte, un seul, qui nous permette non pas de l’affirmer, non pas de le savoir, mais de l’entrevoir et de le supposer ? On le « devine. » Quel peut être l’emploi de la divination en histoire littéraire ? Plutus, la seule comédie moyenne que nous possédions, est-elle plus intriguée que les Guêpes ? Elle l’est moins. Il n’y a rien à deviner ici, parce qu’il n’y a rien à deviner là où il n’y a rien.

M. Ouvré, précisément, aime trop à deviner. Il semble qu’il aime la littérature grecque un peu pour cela, pour ce que, offrant beaucoup de lacunes, elle donne du champ à l’imagination, au génie du divinateur, au génie aussi du constructeur, qui appuie les assises de son édifice théorique et doctrinal autant et un peu plus sur les vides que sur les pleins, surtout avec plus d’assurance sur les crevasses que sur la terre ferme. « L’histoire des lettres grecques est coupée de grandes lacunes. Elles correspondent à la période où les genres se forment comme à celle où ils dépérissent. » Si exactement que cela ? Et de cette période, qui est une lacune, comment pouvez-vous savoir qu’elle est celle d’une formation de genre et surtout celle d’un dépérissement de genre ? Par application de la loi de la disparition des faibles ? J’ai cru montrer qu’il ne faut pas trop appliquer cette loi à la disparition des manuscrits.

C’est au même tour d’esprit qui a sa valeur, je le répète, et dont je ne souhaiterais pas que les jeunes chercheurs fussent entièrement dénués, que se rattache la prétention de nous donner des portraits d’hommes qui n’ont jamais rien écrit. On trouve dans le livre de M. Ouvré un précis de la doctrine de Socrate. Je ne trouve pas cela très scientifique. Un homme qui n’a rien laissé parce qu’il n’écrivait jamais doit être nommé, quand il est évidemment la source de toute la philosophie européenne depuis vingt-trois siècles ; mais il ne doit pas être analysé. Nous savons de Socrate qu’il embarrassait les gens en causant avec eux de toutes sortes de choses et qu’il a été condamné à mort sur accusation d’impiété et de corruption de la jeunesse. Nous n’en savons exactement que cela. Il est assez différent dans Xénophon et dans Platon pour que nous soyons sûrs qu’il a été défiguré par tous les deux, peut-être également par tous les deux, cl que les « socratiques » de Xénophon sont du Xénophon et les « socratiques » de Platon du Platon. Que dira-t-on donc de Socrate ? Hé ! sommes-nous forcés d’en dire quelque chose ? Disons-en qu’il fut un très grand homme très probablement ; car on n’est pas écoulé, admiré et adoré de Xénophon et de Platon, sans être au moins très original, et qu’il a bu la ciguë, comme c’est le droit absolu des hommes qui apportent dans l’humanité une grande pensée. Mais n’en disons rien de plus, et peut-être en ai-je trop dit. Refera-t-on éternellement la Vie de Jésus de Renan ? Que ce soit un chef-d’œuvre, ce n’est une excuse que pour celui qui l’a écrite.

Cela n’empêche pas que ne soit d’une admirable beauté la page maîtresse consacrée par M. Ouvré au grand causeur attique ; « Aussi, malgré tous ses efforts, Socrate dépasse-t-il le niveau commun, pareil à ces oiseaux qui s’appliquent à raser le sol, mais qui s’enlèvent à chaque coup d’aile. Et c’est pourquoi il fut si peu compris ; c’est pourquoi ces leçons, faites pour l’Agora et les débats publics, devinrent un enseignement presque fermé, écouté respectueusement par un cercle de disciples ; c’est pourquoi Anytos se trouva pour mettre aux voix la motion criminelle et une foule aveugle pour la ratifier. Le critique, en lisant le Phédon, se demande quelquefois si cette œuvre sublime n’est pas mensongère, si le grand initiateur ne souffrit pas davantage d’avoir été profondément méconnu. Indifférent à la souffrance qui frappait sa personne, put-il l’être à ces clameurs qui prouvèrent l’impuissance de son effort ? Platon se l’imagine détaché de tout, même de ceux qu’il guettait jadis pour les ennoblir et les convaincre, plein d’orgueil doux et inhumain et comme environné de la placidité des choses éternelles. Le portrait est-il exact ? J’en doute ; mais du moins les altérations sont-elles dans la logique de l’histoire. Ce Socrate transcendant et supérieur au monde nous l’ait mieux comprendre le mouvement religieux qu’il suscita ; sur le lit mortuaire, dans la pénombre de la prison, cette figure blêmie par la ciguë, avec ses yeux mi-clos et pleins de rêve, ébauche déjà en lignes indécises le visage exsangue du Galiléen. » On se fait pardonner beaucoup de choses quand on écrit ainsi ; oui, cela est beau ; mais c’est peut-être autre chose que de l’histoire. La première règle de la critique historique est celle-ci : « Vous ne savez rien ? Dites : Je ne sais rien. » Je reconnais que c’est beaucoup plus difficile à dire qu’on ne croirait.

D’autres assertions de M. Ouvré me paraissent des erreurs de goût, et il n’y a pas d’erreurs de goût, mais des divergences de goût, et, partant, je ne dirais rien, sinon que l’Odyssée, par exemple, ne fait pas sur M. Ouvré et sur moi la même impression. M. Ouvré trouve l’Odyssée « jolie, » « spirituelle, » amusante, non pas belle et grande. C’est tout au plus si, pour un seul passage de l’épisode de Nausicaa, il dit avec précautions que là « le joli s’élève presque jusqu’à la beauté. » Évidemment M. Ouvré ne s’est pas laissé envahir par l’Odyssée et il a tenu ferme dans les retranchemens d’où il l’admirait de loin. Pour moi, c’est trop de distances maintenues. En vérité on peut se hasarder, se laisser aller jusqu’à dire que l’Odyssée est belle. Elle est grande, comme tout le monde hellénique, et le dépasse. Elle peint les mœurs et les coutumes des peuples les plus différens. Elle mêle délicieusement des histoires de Dieux, de monstres, de déesses, d’hommes avisés, d’hommes stupides et de femmes charmantes. Horace y voyait l’humanité tout entière et y trouvait plus de philosophie que dans toutes les philosophies. Il n’exagérait pas beaucoup. En tous cas, c’est la vraie épopée grecque. C’est l’épopée des marins, du flot qui chante, qui mugit, qui sourit, qui berce et qui dévore. Et c’est l’épopée de ces choses aussi qu’on se raconte par les nuits claires sur le tillac du vaisseau creux : génies malfaisans, trompeuses déesses de la mer aux chants séduisans, colosses guettant derrière les rochers, enchanteresses des îles fleuries, et là-bas, sous un pays gris, la plaine souterraine au tapis d’asphodèles, où errent les ombres blêmes de ceux qui furent des hommes. Et c’est l’épopée de la patrie, toujours quittée par goût d’aventures de gain ou de trafic, toujours regrettée, toujours cherchée, et fuyant toujours, et toujours aimée. C’est le poème du rocher d’Ithaque et de la fumée qui s’élève du toit paternel. Le centre, l’unité de ce poème « discontinu, » c’est ce mince filet de fumée bleue, autour duquel on tourne indéfiniment et où vont toujours, infatigablement, à travers mésaventures et bonnes fortunes, toutes les pensées, tous les souvenirs, tous les espoirs et tous les élans profonds du cœur. C’est le poème du marin, dans la tempête, songeant


Au vieil anneau de fer du quai plein de soleil.


C’est l’Anabase sur les flots ; et certes, c’est une des plus grandes œuvres de l’humanité qu’un poème vaste, complexe, varié et pittoresque, qui est expressif de l’âme même de tout un peuple.

Cela est un peu plus que joli ; mais M. Ouvré subit un peu l’influence d’une théorie et se laisse hanter par l’idée que l’Odyssée, parce qu’elle est très différente de l’Iliade, doit être un commencement de décadence du genre. Il se peut ; mais j’oserai dire que je suis peu sensible aux exigences de la théorie et que je la prierai de s’écarter un peu pour me laisser voir.


III

J’aurais quelques reproches encore à faire à M. Ouvré pour m’avoir gâté mon plaisir, et par exemple je souffre impatiemment un certain goût qu’il a pour l’énigmatique et pour le piquant d’un demi-mystère laissé sur les choses. De même qu’il ne nomme jamais les savans, historiens et critiques qu’il discute, de même il ne nomme pas davantage les personnages considérables qu’il rencontra en chemin, ni ne désigne pas leur nom les événemens importans auxquels il songe. « Si de nos jours un grand moraliste de la foule jette l’anathème à ce divertissement trompeur, » c’est-à-dire à l’art littéraire, je doute peu que ce grand moraliste ne soit Tolstoï, mais j’ai le droit de n’en être pas sûr, et encore plus j’aurais le droit qu’on me le nommât tout bonnement ; et j’aime mieux qu’on m’épargne le soin de chercher, que non pus qu’on me donne la satisfaction d’avoir trouvé. « Socrate eut l’autorité spéciale des chefs religieux. Il rappelle les prophètes et aussi Jésus et tel fondateur de secte célèbre dans l’Orient moderne. » Ici, j’avoue en rougissant que je ne connais pas ce fondateur de secte célèbre et j’en veux à un auteur qui me force à rougir devant moi-même et devant les autres.

Mais le plus grand regret qu’on éprouve en finissant la lecture du livre de M. Ouvré, après celui d’être obligé de le quitter, consiste en ce que l’on remarque alors que les théories de l’auteur dépassent, même chronologiquement, son livre et ont pour effet principal de le faire paraître écourté.

Ce sont les formes littéraires de la pensée grecque que M. Ouvré a voulu étudier ; c’est l’évolution des genres littéraires à travers la littérature grecque ; et il s’arrête à Chéronée, comme Ottfried Muller, sans avoir, Dieu merci, la même excuse que celui-ci. Est-ce que la pensée grecque s’est arrêtée après Chéronée, ou avait revêtu avant Chéronée toutes les formes qu’elle pouvait revêtir ? Est-ce que l’évolution des genres littéraires en Grèce s’arrête à la bataille de Chéronée ? La littérature grecque, et même attique, est-elle épuisée à l’avènement d’Alexandre ? Le livre, aussitôt qu’on fait cette réflexion, paraît trop grand ou trop petit. Est-ce au développement de la littérature attique qu’on devait uniquement s’intéresser ? Alors, à la rigueur, on peut terminer son livre à la date de 338. Mais, en ce cas, il ne fallait parler ni d’Homère, ni d’Hésiode, ni d’Alcée, ni de Sapho, ni de Pindare. Est-ce de la littérature grecque que nous nous occupons ? Alors Chéronée n’est pas une date d’histoire littéraire. La littérature grecque et la pensée grecque existaient avant et ont existé après, quelques siècles après, je crois, et l’on ne sait pourquoi nous nous arrêtons ici plutôt qu’ailleurs.

— Mais je m’arrête où je veux. — Mon Dieu, oui, si vous n’êtes pas théoricien ; mais vous l’êtes, à ne pas souhaiter que vous le soyez davantage ; or, vos théories ont leur application, leur épreuve et leur contrôle, non seulement autant dans la période qui suit Chéronée que dans la précédente, mais plus encore. C’est dans la période qui suit Chéronée que vous trouverez de nouvelles différenciations de genres, de nouvelles subdivisions de genres, de nouveaux entre-croisemens de genres et de nouvelles (car il y en a déjà eu) reconstitutions de genres en leurs formes primitives. Rien donc, plus que ce volume, ne fait désirer que vous en fassiez un second, et regretter qu’il ne soit pas fait, et trouver arbitraire la date où le premier s’arrête.

Je veux bien que vous ne poussiez pas jusqu’aux Byzantins, ni ne crois, en conscience, que vos théories vous obligeassent à pousser jusque-là. Mais la littérature alexandrine fait partie de la littérature grecque et du développement de la pensée grecque à titre étroit, même pour qui ne traiterait que de la pensée attique, et à plus forte raison pour quiconque ne réduit pas la littérature grecque à la littérature athénienne. La littérature athénienne finit à Chéronée ou à peu près ; oui, parce que la littérature athénienne était avant tout une littérature de peuple libre et de peuple démocratique, en prenant ce mot dans le sens qu’il avait en Grèce où il ne pouvait signifier populaire, puisque, le peuple, c’étaient les esclaves ; oui, parce que la littérature athénienne était pénétrée de vie publique ; oui, parce que théâtre, éloquence et même littérature philosophique, à Athènes, sont littérature de plein air et vivant des échos de la Pnyx, de l’Agora et de la rue.

Mais la littérature grecque est autre chose ; la littérature grecque avec les Homère, les Hésiode, les Alcée, les Pindare, les Aristote et tous les non-Athéniens, est une littérature qui, sans répugner à la vie publique, n’a pas absolument besoin d’elle pour exister, et Chéronée venue, et Athènes tombée, elle continue.

Elle continue, moins brillante et moins sublime, parce qu’on n’est pas sublime pendant six siècles de suite ; mais très considérable, très curieuse, très distinguée, très originale encore et très vivante. On en a fini sans doute avec la manie de considérer les Alexandrins comme des imitateurs. J’entrevois que M. Ouvré lui-même ne les désignerait pas ainsi brutalement et sans réserve. Imitateurs, ils le sont, mais ils sont aussi autre chose. Ils sont inventeurs et reconstructeurs. Ils sont inventeurs par leur façon nouvelle de sentir, avec Théocrite, avec Callimaque, même avec Philetas. Ils sont reconstructeurs par cet art, que j’ai indiqué déjà plusieurs fois dans cet article, de revivre l’esprit ancien de manière à retrouver en leur complexité première les anciens genres non encore subdivisés, différenciés et exténués par leur différenciation extrême. Ils font des élégies qui sont des hymnes homériques, et, si c’étaient de simples contrefaçons cela ne compterait pas, mais cela compte parce qu’elles sont charmantes, exactement comme Aymerillot compte parce qu’il est plein de talent. Théocrite publie ses idylles, « saynètes dramatiques, épiques parfois, lyriques aussi, » dont M. Ouvré le blâme, et dont je le loue, parce que c’est briser les cadres trop rigoureux des genres, et pour beaucoup mieux dire, revenir à la richesse et à la copia et à la libre et souple compréhensivité des genres primitifs. Callimaque fait des « élégies sentimentales et narratives. » Il ne saurait mieux faire pour ressembler aux plus anciens poètes grecs et pour renouveler l’invention qui menaçait de s’éteindre. D’autres enseignent, froidement je le reconnais, mais avec un souci d’intéresser toute l’âme à ce qu’ils enseignent, comme faisait Hésiode. D’autres spéculent avec trop de subtilité et d’imagination, c’est mon avis, mais avec une hardiesse, une originalité et une puissance que Ion ne saurait nier, et l’on ne sait pas Platon, on ne sait pas ce qu’il contenait, si l’on n’a pas une idée, au moins, de la Philosophie d’Alexandrie.

— Mais comme tout cela est en surface ! Les Grecs d’Alexandrie et d’ailleurs n’ont pas « pénétré » les peuples vaincus. Rationnelle et artistique, la domination grecque n’eut jamais les vertus assimilatrices de la conquête romaine, qui fut administrative, et surtout de la conquête arabe.

— Remarque très juste et aussi très précieuse ; mais, au point de vue de l’histoire littéraire, peu importante. Sans doute les littératures grecques, à partir du IIIe siècle avant Jésus-Christ, furent des littératures de colonies. Mais, en vérité, qu’importe, puisque ces littératures sont vivantes, ont un public, et singulièrement éveillé, et se développent selon les lois ordinaires des littératures constituées et organisées ?

Qu’importe, ou plutôt il importe beaucoup, et c’est la question. C’est la question la plus intéressante de toute la littérature grecque. Un peuple meurt, sa littérature meurt, c’est ce qui se passe ordinairement. Le peuple grec meurt comme peuple et sa littérature ne meurt pas : c’est ce qui s’est passé une fois, et c’est ce qui attire l’attention, et c’est ce qu’il faut expliquer, au moins pour ceci que, quand on explique, du moins cela prouve quelquefois qu’on a étudié, ce qui est l’essentiel. Le peuple grec meurt, sa littérature subsiste, et elle n’est pas strictement une littérature d’imitation. Elle continue son évolution très normale et ajoute à son état civil des personnalités remarquables, des personnalités de moyen ordre et des personnalités insignifiantes comme toutes les littératures. Elle garde la vie, « c’est-à-dire l’aptitude à varier » et l’aptitude à s’assimiler, pour varier, des élémens étrangers à sa nature primitive.

Qu’est-ce à dire ? C’est peut-être à dire que le Grec était faible comme peuple et qu’il était d’une vigueur extraordinaire comme race. Cela peut se voir et je crois que cela s’est vu chez des peuples aussi différens que possible du peuple grec. Le Grec était faible comme peuple. Il n’avait pas ou il avait peu l’aptitude organisatrice, la vertu administrative, l’instinct de la discipline. Il n’avait pas, comme peuple, « l’aptitude à varier » et à plier aux circonstances une complexion à la fois solide et souple. Spartiate, il se raidissait et se figeait dans une constitution archaïque et surannée ; Athénien, il restait obstinément dans une liberté démocratique désordonnée, et s’acharnait dans la mobilité ; et Sparte et Athènes ne se doutaient pas que ces deux démarches, si différentes en apparence, étaient au fond absolument la même chose.

Ils périrent comme peuple après la plus prodigieuse expansion foudroyante que le monde ait vue, et qui était bien conforme à leur caractère, comme la conquête patiente et continue dans celui des Romains. Ils périrent comme peuple ; mais la race était si forte qu’ils ne s’en aperçurent pas beaucoup. Ils continuèrent, pendant cinq siècles, à faire des poèmes, des histoires, des romans, des philosophies, des monumens, des peintures et des statues. Ils parlèrent, ils chantèrent, ils enseignèrent, et ils continuèrent à éblouir le monde.

Ils modifièrent profondément tout ce qui les toucha. Ils modifièrent le peuple romain, qui les conquit matériellement, et le christianisme, qui les conquit spirituellement. Ils donnèrent au peuple romain une littérature et au christianisme une philosophie ; et c’est à dire qu’ils donnèrent au peuple romain ce qui justifia sa conquête et la rendit, relativement douce et chère aux peuples, et la civilisation romaine n’eût été ni aussi prestigieuse ni aussi brillante, si elle n’avait pas été gréco-romaine. — Et c’est à dire qu’ils donnèrent au christianisme un caractère d’idéalisme subtil, extrêmement dangereux, mais aussi très séduisant, qui ne laissa pas de lui conquérir et de lui assurer nombre de beaux esprits qui étaient quelquefois de grands esprits ; et il est probable, quoique contestable, que le christianisme n’eût été, sans l’hellénisme, qu’une religion uniquement populaire.

Voilà ce qu’a fait la race grecque, précisément après que le peuple grec eut cessé d’exister. Elle semblait destinée à faire de plus grandes choses dans ce qu’on appelle sa décadence que dans ce qu’on appelle son âge viril. Cela intéresse l’historien, le démographe, le sociologue et l’historien littéraire. Cela indique que la race grecque était une race très particulière, une race ouvrière de civilisation, plus qu’ouvrière sociale et plus que conservatrice d’elle-même. Elle ressemble à ces hommes qui n’ont pas d’esprit de conduite et qui se révèlent comme très aptes à conduire les autres. Elle est une race de penseurs. Les penseurs fondent des écoles, des religions, des littératures, et souvent ne fondent pas de famille et gouvernent mal leur maison.

Pour ces raisons, ce qu’il y a encore de plus intéressant dans le livre de M. Ouvré, c’est l’idée qu’il donne de celui que M. Ouvré aurait dû écrire. Mais, puisqu’il la donne, c’est déjà un titre à notre reconnaissance ; et, en lui-même, il est infiniment consciencieux, très ouvert sur toutes sortes d’avenues, extrêmement vigoureux de pensée jusqu’à ne pas dérober aux yeux les traces profondes d’un bel effort, propre à faire beaucoup réfléchir et beaucoup penser, œuvre en somme d’un philosophe et d’un historien s’appliquant, le plus souvent avec un singulier bonheur, aux choses de lettres.


EMILE FAGUET.