Les Foules de Lourdes/Chapitre XI

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P.-V. Stock (p. 197-222).

XI


Rien n’arrive comme on le croit, ici ; on vit dans l’imprévu ; ce matin, je suis encore allé à l’hôpital ; les malades qui m’intéressaient n’y sont plus ; ils ont quitté Lourdes, par des trains de nuit. La petite religieuse blanche a recouvré l’usage de ses jambes ; le genou, après quelques nouveaux bains, s’est désenflé et la charnière s’est réparée, très souple ; elle est partie gaiement, marchant sans aucun aide. Je puis donc espérer qu’elle rentrera guérie, dans son cloître[1] ; mais le môme à la gouttière de bois !

Il est retombé, paraît-il, plus malade qu’auparavant et on l’a remporté, réintégré, dans son appareil, presque mourant, dans le wagon !

Ici, je ne comprends plus ; le miracle acquis ne me surprend pas ; mais le miracle, accordé d’une main et retiré de l’autre, me désarçonne ; je n’y suis plus du tout.

Je sais bien qu’un miracle qui ne dure pas, qui n’est pas entériné par l’épreuve du temps, n’en est pas un ; et cependant, comment nier une intervention extranaturelle dans le cas de cet enfant ? une jambe tordue se redresse, une couronne d’abcès sèche, la peau se reforme sous des croûtes prêtes à se détacher, la santé revient, sans transition, sans convalescence, avec la vigueur nécessaire pour courir sans fatigues, et cela, instantanément, en coup de foudre, après une simple immersion dans un bain d’eau sale ; est-ce explicable par des raisons purement physiologiques ? je ne le pense pas.

Si j’ai, en effet recours aux arguments des médecins, décidés à ne voir dans les faits qui se passent à Lourdes, que des phénomènes de la suggestion et de l’exaltation de la Foi, devenues, suivant eux, une panacée souveraine contre la plupart des maux, j’aboutis à des résultats dont l’absurdité s’avère manifeste.

Que des gens atteints de maladies nerveuses, que des femmes hystériques soient guéris par une forte commotion, c’est possible ; je vois un certain nombre de femmes à Lourdes auxquelles ces théories peuvent, en effet, s’appliquer ; seulement, nul ne les considère, comme des miraculées, nul ne s’en préoccupe, ici ; mais il ne s’agit pas, en l’espèce, d’une grande personne qui peut s’autosuggestionner, en se persuadant, d’avance, qu’elle sera guérie ; il s’agit d’un marmot de sept ou huit ans, et il faut avoir vu baigner des enfants dans la piscine, pour se rendre compte de leur état d’esprit, à ce moment. Ils ne songent pas plus à prier la Vierge qu’à guérir. Ils se débattent, en pleurant et en criant, entre les mains des infirmiers qui les tiennent ; et, une fois dans l’eau, ils hurlent jusqu’à ce qu’on les en retire !

Quelle suggestion voulez-vous qu’il y ait, dans ces conditions, chez un enfant dont la piété est d’ailleurs souvent nulle ?

Mais si, au point de vue humain, le cas du petit garçon de Belley me demeure inintelligible, je dois avouer qu’au point de vue divin, il me paraît plus incompréhensible encore.

Un homme, une femme, parvenus à l’état cachectique de la dernière période de la phtisie galopante et amenés, mourants, à Lourdes, sont guéris, soit dans la piscine, soit pendant la procession du Saint Sacrement, soit sans rien de tout cela, dans la solitude, en un coin ; c’est une guérison, sans marche lente et progressive, une guérison immédiate. Ils sont auscultés par plusieurs médecins qui ne trouvent plus trace des lésions ; ils se promènent, mangent, boivent, dorment, ainsi que vous et moi ; ils sont en quelque sorte ressuscités ; ils repartent et, quelquefois, six mois après, chez eux tout revient.

C’est évidemment étrange ; — car enfin la suggestion n’a jamais, que je sache, fait repousser, ne fût-ce que pour six mois, des poumons que l’on a, comme on dit dans le peuple, crachés — mais l’on peut cependant admettre que ces gens, une fois réinstallés dans leurs foyers, se sont remis à vivre, au mépris de toute hygiène, dans les milieux contaminés où ils avaient contracté la tuberculose qui disparut à Lourdes. Le miracle n’est pas, en effet, un vaccin qui dispense ceux qui l’ont obtenu de nouvelles maladies, un sérum qui les préserve de celle même dont ils furent, une première fois, guéris ; d’autre part, en se plaçant au point de vue divin, il est permis de penser que ces malades, rendus à la santé, ont abusé de la grâce et que leur rechute est une punition, mais pour l’enfant de Belley ces hypothèses sont vaines. Il n’a pas changé de place et il n’a pu mésuser, à son âge, des bienfaits reçus ; le retour offensif du mal ne peut donc être le signe d’un avis ou d’un châtiment ; alors, comment expliquer l’ironie de ce faux miracle, le mensonge de cette validité factice ? est-ce un piège tendu par le singe de Dieu, le coup renouvelé des fausses voyantes qu’il suscita du temps des apparitions de la Vierge à Bernadette, pour brouiller les cartes, pour jeter le doute sur la certitude des vrais miracles, ou est-ce autre chose, mais quoi alors ?

Je confesse que cette histoire est celle qui m’a le plus stupéfié à Lourdes, et, plus je la scrute et moins je la comprends, en admettant toutefois que ce gamin ne se rétablisse pas en cours de route ou lorsqu’il sera rentré à l’hôpital, car les exemples de ces guérisons accordées, après un séjour dans le douaire de la Vierge mais seulement après qu’on l’a quitté, abondent.

Je me dis, en sortant de l’hôpital, que Lourdes est beaucoup moins simple que ne le croient et les catholiques et les incrédules. Pour les uns, tout est miracle ; pour les autres, rien ne l’est ; il y a encore autre chose, le mystère plus affolant, selon moi, d’un Dieu qui tolère les parodies ou qui se reprend !

Je vais au monastère des Clarisses, situé sur la même avenue, et je remets, en y arrivant, à la sœur tourière, une lettre d’introduction que j’ai reçue pour son Abbesse. Je voudrais entendre, de sa bouche, le récit d’un miracle très particulier qui lui est advenu, il y a plus de vingt ans.

Je m’installe, en attendant la réponse, dans la chapelle. Son décor est en parfaite accordance avec les mœurs expiatrices de ses nonnes ; c’est une pauvre bicoque de campagne, très simple, avec, devant la treille noire de la clôture, un maigre autel garni de chandeliers de bois ; elle est très bien, elle est telle qu’elle doit être pour un institut voué à la pénitence ; elle est quasi déserte, à cette heure, et, assis sur une chaise, je pense à cet Ordre admirable de sainte Claire, réformé par sainte Colette. Il est certainement celui des Ordres de femmes qui est demeuré le plus fidèle à sa règle et le plus intact ; et c’est probablement à cause même de cette constance, qu’il s’est montré plus résolu, plus brave que les autres, dans la tourmente ; au reste, on peut le dire, à l’honneur des enfants de saint François, ils sont les seuls qui aient tenu bon jusqu’au dernier moment, les seuls, à l’heure présente, qui aient le courage, en habitant Paris, de porter, en pleine rue, de même que les Capucins, le costume de leur Ordre.

En tout cas, à Paris, au lieu de déserter comme les Carmélites qui ont abandonné, sans coup férir, leur poste de combat, les Clarisses n’ont pas quitté leur geôle de l’impasse de Saxe. Privées de jardins et dénuées d’air, elles y meurent, ainsi que des mouches, mais joyeusement, en réparatrices de crimes qu’elles ignorent ; elles sont les seules parafoudres de la ville, maintenant. Ici, à Lourdes, ce sont encore elles qui endurent les premiers chocs démoniaques et prennent à leur compte les méfaits commis. Aussi, sont-elles parfois écrasées par d’incroyables maux qui ne sont pas guéris par l’eau de la Grotte, ceux-là !

L’on me parlait, l’an dernier, d’une de ces saintes atteinte d’une enflure telle qu’elle ressemblait plus à une mongolfière qu’à une femme ; elle ne pouvait rester, ni assise, ni debout et la posture sur le dos, était intolérable ; ce n’était pas une hydropisie ; c’était on n’a jamais su quoi ; elle mourut, radieuse, enviée par ses compagnes et il fallut fabriquer un cercueil exprès, pour l’inhumer.

Ce que ce petit couvent de Lourdes, jeté au bord du torrent dont il entend, jours et nuits, le fracas régulier, est triste ! il est entouré d’un jardinet minuscule en pente, et l’on aperçoit, par dessus ses murs, les croix de bois de son cimetière. Les moniales ont bien peu de place pour se promener ; leur vie est atroce et divine : jeûnes permanents, jamais de viande, sommeil coupé en deux tronçons, coulpes et offices, hiver comme été, les pieds nus ; elles vivent de quoi ? des quelques aumônes déposées dans une sorte de marmite à couvercle installée dans la chapelle ; quand ce tronc est vide, elles demandent leur pâture à l’évêché ; mais elles ne reçoivent que la somme nécessaire pour assurer les repas d’un jour, car elles ne peuvent posséder, ni en argent, ni en provisions, la moindre avance ; elles doivent être pauvres et elles le sont pour de bon, celles-là !

Cela nous change un peu de ces autres Ordres, âpres au gain et hantés par la manie des bâtisses, que la Providence a laissé balayer, de même que des épluchures de piété, de notre sol !

La sœur interrompt mes réflexions, en me venant quérir ; elle m’annonce que l’Abbesse est au parloir et elle m’introduit, au sortir de la chapelle, dans une petite pièce, blanche et nue, où je m’assieds sur une chaise de paille, tout contre une grille de fer noir, garnie de broches, et fermée encore, derrière ses barreaux, par une plaque de fonte, percée, ainsi qu’une écumoire, de trous ; mais, au lieu d’être ronds, ils sont allongés en fentes de tirelires et la conversation, pénible derrière ce blindage qui assourdit les voix, s’engage ; je demande à l’Abbesse de me relater, par le détail, le miracle dont j’ai ouï parler et j’entends le petit rire gai d’une vieille femme, accompagné par le rire plus jeune de la sœur discrète qui l’assiste.

— Oh ! c’est si loin, Monsieur, il y a vingt-cinq ans de cela ; pensez donc !

Enfin, sans se faire prier, elle me raconte son histoire :

— Elle était sœur, sous le nom de Marie des Anges, dans la maison des Clarisses-Colettines de la rue Sala, à Lyon, lorsqu’en 1867, peu de temps après avoir émis ses vœux, à l’âge de vingt-cinq ans, elle fut atteinte d’une affection cancéreuse du lobe gauche du foie ; elle fut, trois années, malade, employée à l’infirmerie, puis il lui fallut s’aliter et elle demeura, couchée, pendant sept ans ; elle ne pouvait s’alimenter et était arrivée à un tel état de dépérissement que l’on attendait sa mort, de jours en jours ; ce fut alors que la mère Térèse qui avait été envoyée, depuis deux années à Lourdes afin d’y établir, avec quelques unes des moniales de Lyon, le monastère actuel, écrivit à sa maison-mère de la rue Sala pour obtenir qu’on lui donnât la sœur Marie des Anges. De deux choses l’une, disait-elle, ou elle guérira et, ce sera la preuve que notre création de cloître est approuvée par la Vierge, ou elle ne guérira pas, mais alors elle fondera l’infirmerie, sera notre première malade et, en sa qualité de membre souffrant du Christ, elle portera bonheur à la communauté.

Notre mère de Lyon, reprit l’Abbesse, après un silence, ne savait à quoi se résoudre ; elle jugeait — et c’était l’avis unanime des médecins — que j’étais trop malade pour subir les fatigues d’un voyage à Lourdes ; elle me consulta, mais, moi, je n’avais pas d’opinion ; j’étais liée par mon vœu d’obéissance, prête à rester ou à m’en aller où l’on voudrait. Notre mère hésitait toujours quand le cardinal Caverot, alors archevêque de Lyon, vint en visite à l’abbaye. Notre mère, devant moi, lui soumit le cas. Son Éminence pensa que je devais partir, mais quand je lui demandai, comme à mon supérieur, si je devais solliciter de la Sainte Vierge ma guérison, il me repondit textuellement ces mots : « Ma fille, je n’en ai pas l’inspiration. »

On m’embarqua donc, pour constituer la première malade du nouveau monastère ; le voyage fut bien pénible, mais tout le monde, en route, était si attentionné, si charitable pour moi ! — Il fallait, en descendant des trains, me coucher sur une civière et, chaque fois qu’on me bougeait, j’étais sur la croix ; enfin j’arrivai, presque morte ; on me traîna tant bien que mal jusqu’à l’entrée de ce couvent et la mère Térèse me fit intimer l’ordre de ne pas me baigner et de réclamer ma guérison.

On me transféra donc à la grotte — c’était le 17 septembre 1878. — Là, on m’étendit par terre, derrière un autel roulant et on me laissa.

J’ignorais à qui je devais obéir, au Cardinal ou à l’Abbesse ? au fond, l’idée de guérir me désolait ; pensez donc, je n’avais plus, de l’avis de tous, que quelques jours à vivre pour être auprès du Bon Dieu… enfin, je m’abandonnais à sa volonté, en pleurant, quand un évêque, suivi d’un Monsieur de Lyon que je connaissais, pénétra dans la grotte. Ce Monsieur me désigna à l’évêque qui me questionna ; je lui expliquai du mieux que je pus pourquoi j’étais là ; et je pouvais à peine parler, tant j’étais faible ! puis, croyant que ce prélat était mon nouveau supérieur, l’évêque de Tarbes, je lui dis ; Monseigneur, vous êtes maintenant mon maître et c’est à vous que je dois l’obéissance ; voulez-vous me commander de guérir ?

Il fut surpris et me répondit : « Mon enfant, je le veux bien, si la Vierge le veut. »

J’eus à peine le temps de formuler ma prière ; je fus enveloppée dans un grand frisson et jetée debout. Mgr Fonteneau, — car, je l’ai su après, — ce n’était pas l’évêque de Tarbes, mais l’évêque d’Agen qui m’avait interrogée, fut bien content et il me bénit. Les pèlerins étaient accourus, de tous les côtés, et voulaient m’emmener au bureau des constatations médicales, mais le Père Sempé, qui était alors le supérieur des missionnaires de la Grotte et qui avait été aussitôt prévenu du miracle, s’y opposa. — Elle est hors de sa clôture, dit-il, qu’elle y rentre et, au plus vite !

Et voilà tout ce que je puis vous raconter ; vingt-cinq années se sont écoulées depuis et je n’ai jamais plus été malade…

— Alors, ma révérende Mère, vous ne teniez pas du tout à guérir ?

— Ah ! non, s’écria vivement la Mère Marie des Anges, Dieu soit loué ! mais songez que je ne vis plus maintenant que pour encourir la responsabilité de cette charge d’Abbesse que je ne cherchais pas… et j’étais prête alors — autant qu’on peut l’être — à paraître devant le Seigneur !… — Et, après un soupir, elle changea la conversation et m’entretint de ce bon Mgr Fonteneau qui ne serait jamais revenu à Lourdes, quand il vivait, sans la visiter…

— Et vous n’êtes jamais retournée à la Grotte, même pour y faire une action de grâce ?

— Non, puisque je ne puis sortir de la clôture… on m’a rapporté que la grotte était bien changée, qu’on y avait mis, à cause de la foule, des grilles… moi, je me la rappelle toujours, très simple, sans rien… telle qu’elle était alors.

Je rumine cette histoire, après avoir pris congé de l’Abbesse. Je pense encore à cette théorie de la suggestion, chargée d’expliquer toutes les cures de Lourdes ; mais voilà une moniale qui n’enviait pas du tout un réveil de santé, et qui a été, en quelque sorte, guérie malgré elle ! si elle s’était autosuggestionnée, ce serait le contraire qui se serait produit ; elle serait, comme elle le désirait, morte !

Elle est vraiment intense, elle est vraiment râpée, à la fin, cette théorie ! l’on n’a jamais vu la thérapeutique suggestive guérir, ainsi que cela se passe à Lourdes, des maladies de poitrine et des maladies de foie, des cancers et des lupus ; on ne l’a jamais vu rendre les yeux aux aveugles et l’ouïe aux sourds. La vérité est que ceux qui prônent ce genre de traitement sont bien obligés d’avouer, s’ils ne sont pas des charlatans, que ses effets sont des plus infidèles et des plus restreints. Hélas ! c’est tout juste, s’ils parviennent à pacifier ces affections de nerfs dont ils nous rebattent les oreilles, depuis des ans ! — Si faillite de la science, il y a, c’est bien par la psychothérapie, à peine née et déjà moribonde, qu’elle commence !

Mais, par contre, la belle preuve administrée par la Vierge de la puissance des vœux monastiques ! car ce miracle, c’est le miracle de l’obéissance ; et je me souviens de la petite sœur blanche du Saint-Esprit, de Bretagne ; qui sait si, elle aussi, n’a pas été sauvée pour les mêmes raisons ? était-elle si heureuse que cela de vivre ? je me remémora son cri : Ce que notre mère va être contente ! — Elle est donc venue ici par obéissance et a requis, sur l’ordre de sa supérieure, sa guérison et elle semblait plus satisfaite pour sa maîtresse que pour elle-même d’être enfin rétablie ! Qui peut sonder les délicieux abîmes d’une âme, détachée d’elle-même et fondue en Dieu ?

L’obéissance monastique est si désordonnée sous son apparence régulière, si profonde sous la banale tranquillité de ses semblants qu’elle ne peut s’accomplir sans un secours spécial d’en Haut, sans une aide ! Un supérieur ou une supérieure, c’est-à-dire des êtres faillibles et médiocres, pour la plupart, tiennent dans le cloître la place du Christ ; et il est nécessaire de se convaincre que ce qu’ils commandent, Jésus le commande, que ce qu’ils défendent, Jésus le défend. — Et cela ne serait encore rien d’obéir extérieurement, en toutes choses, grandes ou petites, faciles ou difficiles, à toute heure et en tout lieu, mais il faut encore obéir intérieurement, avec une entière servitude de l’esprit, avec une parfaite soumission du cœur !

Il convient donc de s’aveugler soi-même, de ne pas vouloir examiner si l’injonction prescrite est raisonnable ; il faut que la sujétion soit simple et confiante, sans restriction mentale ; il faut qu’elle soit adhérente et simple, souple et joyeuse !

Cet idéal est si contraire à la nature humaine qu’il existe à peine, est-il besoin de le dire, dans les couvents. Essayez de vous persuader que vous allez abandonner sans réserve, de votre plein gré, tout ce qui constitue votre personnalité, tout ce qui fait de vous un homme différent d’un autre homme ; représentez-vous encore qu’il siéra de mâter cet égoïsme plus ou moins conscient qui vous incitera toujours à vous intéresser plus à vous-même qu’à votre prochain ; figurez-vous aussi que vous devrez renoncer à vous consulter, être indifférent aux humiliations et aux souffrances, que vous ne serez plus qu’un objet animé entre les mains d’un Abbé dont le caractère peut être celui d’un tyran ou d’un gâteux et que, par vertu, vous ne serez plus, lorsqu’il touchera votre déclic, qu’une machine tournant sur ses propres aîtres, pour les broyer — et vous concevrez le volcan de révolte qui bout et gronde, prêt à exploser en vous !

Et cependant, il y a des humains qui subissent, patiemment, gaiement, tant ils aiment Dieu et en sont aimés, cet écrasement de leur volonté, qui se forcent à se taire et se submergent eux-mêmes dans l’heureuse indifférence que le Ciel apitoyé prépare ; telle me paraît être la bonne Abbesse des Clarisses ; mais pour une qui répond exactement à la vocation divine des cloîtres, combien d’autres que je connus — qui étaient gens de vertu, pourtant — et qui, après être entrés dans des monastères où il semblait que Dieu les voulût, en sont, n’en pouvant plus, sortis.

Ceux-là, après avoir enduré, sans trop regimber, bien des affronts, s’étaient rebellés, à un moment, contre des ordres qu’ils estimaient ineptes et qui l’étaient sans doute ; mais c’était là l’épreuve ; ils délibérèrent et ils furent perdus ; en une minute, le peu qu’ils avaient acquis, à force d’abnégation, croula ; il aurait fallu tout rejeter, ne rien garder de soi, se quitter entièrement et s’abolir. Ils le savaient, mais la nature vainquit la grâce ; et c’est, à de rares exceptions près, maintenant, le cas de tous.

Un moine admirable, devenu le général d’un des grands Ordres du monde, me disait un jour : « Le frère un tel que vous avez connu, est mort ; eh bien, vous ne rencontrerez plus son équivalent dans les cloîtres. » — Et, comme je me récriais, alléguant que j’avais vu, dans l’un de ses ascétères, de très pieux convers et d’ardents novices, — il me répondit : « Oui, sans doute, vous verrez encore de saintes gens, mais vous ne verrez plus des saints ; » et il ajouta : « On leur donne un ordre, ils l’exécutent aussitôt, mais ils cherchent, en eux-mêmes, à savoir pourquoi on leur a donné cet ordre et, dès lors, fatalement, ils sont amenés à le plus ou moins discuter. Cela suffit pour que la vertu d’obéissance s’affaisse ; elle n’est plus généreuse, elle n’est plus spontanée, elle n’est plus complète ; Dieu ne la bénit plus du moment qu’elle raisonne ! »

À quoi cela tient-il ? beaucoup, pour les hommes, à l’obligation du service militaire qui, s’il rend des services aux élèves des séminaires, en leur enseignant la vie, est déplorable pour les novices des instituts religieux qui n’ont nul besoin d’être instruits, par des entretiens de chambrées, de détails qu’ils auront peut-être bien du mal à oublier dans leur cellule.

En tout cas, ils apprennent au régiment une discipline frondeuse, une dépendance subie mais exécrée ; ils apprennent à observer et à se méfier, à contester le bon aloi de certaines consignes, et ils rapportent avec eux ce levain, sinon de révolte, tout au moins de discussion, dans les couvents.

Cela tient aussi, d’une façon plus générale, à l’état morbide d’une société qui a été trop dupée par le mensonge des décors et par l’abus des apparences. Les scandales de chaque jour que l’on ignorait sans doute autrefois et que la presse propage maintenant jusque dans les coins les plus reculés de la province, nous ont pour longtemps allégés des égards et débarrassés des déférences.

Personne ne croit plus à l’honnêteté des hommes politiques, à la valeur des généraux, à l’indépendance des magistrats ; personne ne se figure que le clergé est composé de saints. Sans admettre des exceptions qui subsistent pourtant, on a jeté dans le même sac, les képis, les toques et les barrettes et envoyé le tout à la voirie ; c’est, actuellement, une sorte de malaria de l’irrespect ; et nul ne se soustrait à ce paludisme de l’âme ; tout le monde en est plus ou moins atteint, car l’on n’échappe pas à l’ambiance d’un temps, encore moins à la pression démoniaque qui se sent aujourd’hui plus intense que jamais… le diable est dans tout ce que l’on pense, dans tout ce que l’on dit ; il est l’air même que l’on respire.

Que vous voici loin de l’obéissance claustrale qui se désagrégera dans cette atmosphère de plus en plus mordace, j’en ai peur ! — Ah ! ce qu’une authentique moniale, telle que la Mère Marie des Anges, qui ne voit rien, qui ne saura jamais rien de tout cela, est heureuse !

Mais, au lieu de me ratiociner d’importunes réflexions, je ferais beaucoup mieux d’aller me confesser ; ce n’est pas, hélas ! une chose facile. La crypte, creusée sous la basilique même, où sont installés les confessionnaux des ecclésiastiques qui remplacent les Pères de la Grotte, est, depuis que les pèlerinages internationaux fonctionnent, inabordable. L’on croirait vraiment, du reste, que l’habituelle stupidité des architectes sévit plus véhémente qu’ailleurs, ici. L’an dernier, quand on arrivait à la crypte, on rencontrait, dès l’entrée, un couloir circulaire qui vous menait à la sacristie du prêtre de garde ; les pèlerins qui étaient obligés pour pénétrer dans la chapelle, de suivre une autre route, n’obstruaient pas le passage et chacun y trouvait son compte. Cette année, tout est changé ; l’on a supprimé le couloir circulaire et l’on ne peut plus s’introduire dans la crypte que par une seule allée, si bien que la bousculade des gens qui y viennent et de ceux qui en sortent, s’opère dans ce médiocre boyau où chacun s’écrase. Quant à joindre la sacristie, c’est toute une aventure, car il faut se laisser d’abord ballotter par le flux et le reflux des visiteurs dans l’unique allée, puis, à un moment donné, s’échapper et couper au travers d’une autre multitude de gens répandue dans ce cellier, pour atteindre la cabine réservée au confesseur.

Cette crypte, quand elle n’est pas inaccessible comme pour l’instant, est encore l’église la moins offensante qui soit à Lourdes. Petite, courte, très basse, hérissée de piliers, mal éclairée par des ampoules électriques, allumées tout le jour, elle suggère quand même l’idée d’un peu de chez soi, d’un peu d’abri, loin de la bruyante coulée des foules ; lorsque celles-ci ne s’y coagulent pas, l’on peut s’isoler dans la pénombre d’un coin ; puis son décor est plus intelligent et moins vil que celui des autres temples ; elle est percée au-dessus de chacun de ses autels, fixés dans des niches en demi-lunes, de deux lucarnes dont les embrasures, taillées en biais dans l’épaisseur des murs, sont revêtues de mosaïques d’or. Et mieux que partout, ici, l’on se rend compte du rôle que doit jouer, dans l’art monumental, ce genre d’ornement, délivré de son inutile souci de parodier des tableaux, ainsi que dans les chapelles du Rosaire ou de s’égarer dans de la peinture de portraits, de même que dans les deux ridicules pastilles, collées à la porte du Rosaire et qui prétendent reproduire les traits du Pape Léon XIII et de Mgr Schœpfer, l’évêque actuel de Tarbes.

Ici, la mosaïque se contente d’entrelacer des arabesques, des rinceaux, des fleurs et des croix, exécutés en pierres de couleur sur un fond craquelé d’or ; et, dans le demi-jour versé par les meurtrières et dans les lueurs orangées des amandes électriques, ces embrasures scintillent avec les tons fauves et saurés des vieux ors des cuirs de Cordoue ; et ces lueurs, à la fois souples et sourdes, sont la plus fastueuse et la plus discrète parure de ce caveau trop blanc. Mieux que partout ailleurs, l’on peut encore observer, dans cette crypte, le matin, pendant les messes, le contraste qui s’atteste entre les feux des pochettes électriques et le feu des cires, allumées sur l’autel. Celui des cierges palpite et vit, tandis que l’autre brûle, immobile, et rougeoie, mort. Rien n’est moins symbolique que cette forme d’éclairage adoptée non seulement à Lourdes, mais à Paris, dans la plupart des sanctuaires, voire même dans certaines chapelles d’abbayes. C’est commettre un véritable contre-sens que de se servir de lueurs inanimées, là où se tient le Christ, dont la lumière est la vivante image ; c’est supprimer aussi, dans l’Église, l’indispensable signe de la Charité dont la flamme est l’emblème ; et nous voici également bien loin de la divine liturgie bénissant par de vénérables et de magnifiques formules l’huile et la cire, avec ces paquets de fils incandescents dont le moindre inconvénient est de fabriquer une lumière de mensonge, car elle n’éclaire pas et il est impossible de lire son office, sous ces lueurs blafardes qui se diffusent et diluent leur or, en tombant des voûtes.

Que sont devenus les types bizarres qui, dans les périodes calmes de Lourdes, fréquentaient cette crypte ? Marie, la cul-de-jatte, qui bondissait, sur les rampes du Rosaire, dans son plat de bois que renouvelaient les Pères de la Grotte, lorsqu’il était usé ? qu’est devenue la grabataire, assise dans une voiturette que l’on amenait et remisait, à l’entrée de la crypte, au bout de l’allée conduisant au maître-autel ; elle assistait ainsi à la messe de dix heures et le prêtre traversait toute l’église pour lui apporter la communion ; puis on venait la rechercher, dans son logis ambulant, à midi.

Jamais on ne pouvait apercevoir son visage ; il était enveloppé de voiles noirs si épais que je me demandais, — avant de savoir qu’elle était atteinte, depuis vingt-cinq ans, d’une maladie de la moelle épinière, — si elle ne cachait pas une tête décomposée sous ce masque qu’elle relevait, juste sous le nez, pour recevoir l’hostie — et elle le rabaissait aussitôt après.

Et ces deux monstrueuses créatures, deux sœurs colossalement riches, qui avaient, il y a de cela cinq ans, fait le vœu, le jour de la fête de saint Benoît Labre, de vivre comme lui, dans un linceul de crasse ; toutes deux, en haillons, sous leurs robes, se dispensaient de jamais se déshabiller et se laver ; l’aînée aux yeux farouches, aux traits fusinés par la poussière dont s’emplissaient ses rides, entretenait, dans son chignon, des garennes de poux qui couraient sur ses épaules pour rejoindre une autre colonie d’insectes campés dans son corsage. La cadette, non moins sale, se défendait pourtant de la vermine qui rongeait sa sœur, en ayant, sous un voile de crêpe, les cheveux ras…

Elles puaient ainsi que des étaux d’équarrissage et l’on fuyait à leur approche.

Que sont devenus aussi, ces hurluberlus de la piété et ces maniaques qui montaient, et descendaient sur les rampes, entraient dans le vestibule de la crypte, s’inclinaient en un salut, ici, et en un salut, là. En bas, à la grotte, ils baisaient la terre, se relevaient, allaient boire à la fontaine, retournaient baiser le sol, allaient embrasser le roc et rebuvaient. Et cela, pendant des heures !

Perdus dans l’immense foule des pèlerinages, je ne les ai pas, cette année, revus.

Pour en revenir à la crypte, il faut aujourd’hui me placer à la queue des pèlerins afin d’y pénétrer ; l’atmosphère est irrespirable, j’avance derrière des dos, dans une buée de miasmes ; enfin, poussant et poussé, je me dégage des gens qui m’enserrent et, à travers des bancs chargés de fidèles que je dérange, j’atteins la sacristie ; elle est pleine ! — le découragement commence ; — je me dis que je me confesserai, un autre jour, mais un autre jour, ce sera la même chose, tant que les compagnies de chemin de fer continueront à déverser leurs trains de voyageurs, dans la vallée de Lourdes.

S’il n’y avait parmi les pénitents que des hommes, la lessive aurait lieu encore assez vite, car les lavandiers expédient d’habitude, après un rinçage sommaire, les hommes ; mais il y a des femmes ! — et, celles-là veulent qu’après les avoir amidonnées, on les repasse ; — alors pour peu que chacune apporte à savonner toutes les petites affaires de son ménage et que le blanchisseur y prenne intérêt, il y en a pour des heures !

Je me détermine pourtant à rester ; faute de chaises, je me tiens debout dans un coin et j’examine mes voisins. Les premiers arrivés sont des hommes ; ils sont là, têtes basses, qui se pelurent la conscience ; ils auront vite fait de déposer leur paquet d’épluchures aux pieds du prêtre et je me console également, en constatant que la plupart des femmes sont des paysannes ; celles-là seront moins longues à narrer leurs exploits et seront d’ailleurs plus vite renvoyées que des bourgeoises.

Il n’y aura peut-être pas à attendre trop longtemps ; mais, tout de même, comme ce service des confessions, si bien organisé par les Pères de la grotte quand ils étaient les maîtres de Lourdes, est donc mal agencé maintenant ! Ils sont là quelques ecclésiastiques qui ne peuvent suffire à la tâche et malheureusement tous ces églisiers amenés par les pèlerinages et auxquels on accorde les pouvoirs de confesser lorsqu’ils les demandent, ne paraissent se soucier que fort peu de venir en aide à leurs confrères ; ils se considèrent ainsi que des enfants en vacance, et ne sont pas pressés, — si ce n’est pour épousseter les salles intérieures de quelques-unes de leurs philothées, — de s’interner dans la cabine aux aveux où l’on étouffe. D’aucuns, il est vrai, parmi les jeunes surtout, s’engagent dans la troupe des infirmiers, mais il vaudrait mieux laisser ce travail matériel aux laïques et s’occuper des âmes qui ont besoin, elles aussi, d’être pansées.

Ils sont deux qui opèrent pour l’instant. Les braves gens ! ils ne lanternent pas. On entend le grincement répété des lames des guichets ; des hommes à figures devenues rouges, s’échappent, en rejetant le rideau sous lequel ils s’abritaient et décampent au galop, tels que des chats qui s’enfuient de leur plat de cendre ; les femmes, elles, n’ont pas cette pudeur ; elles sont chez elles au confessionnal, elles s’y plaisent et ne se retirent que lentement et à regret, pour céder la place à d’autres, lesquelles viennent odorer l’arome de leurs péchés qui flotte encore dans la case et y ajoutent le parfum plus ou moins accentué des leurs.

Mais aucune n’éprouve de gêne à être regardée. Le désir de l’homme est que ça soit fini et de filer ; celui de la femme est que ça dure et de rester.

Je plains le pauvre prêtre qui se balance, avec des mouvements de pendule, tantôt d’un côté et tantôt de l’autre, dans cette guérite munie de guichets et percée, de même qu’un tamis, de trous. Ce qu’il doit avoir chaud ! moi qui ne suis pas interné, comme lui, je suffoque dans cet air saturé de déjections spirituelles et d’effluves de passants en sueur. Je donnerais bien des choses pour être parti ; c’est enfin mon tour ; je vide ma hotte dans les ouïes d’un excellent homme qui m’absout en un tour de bras, et je m’élance de la sacristie ; mais il s’agit maintenant de déguerpir de la crypte ; les deux courants de foule coulent toujours, en sens inverse, dans l’étroite allée et il me faut jouer sérieusement des coudes, pour arriver enfin dehors.

Ça y est ! c’est étonnant ce qu’une confession allège, ce qu’on se sent frais et dispos après ; la sensation est presque physique. Il y a vraiment une vertu perceptible, presque tangible, dans le sacrement de la Pénitence !

  1. Deux années se sont écoulées depuis que ces lignes ont été écrites. La sœur Justinien est revenue en pèlerinage d’action de grâces à Lourdes. Elle a été examinée de nouveau et nulle trace ne reste de la coxalgie tuberculeuse dont elle était atteinte. L’on peut donc affirmer que, dans les conditions où elle s’est produite, sa guérison a été vraiment miraculeuse.