Les Frères Karamazov (trad. Henri Mongault)/III/01

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Traduction par Henri Mongault.
NRF (1p. 102-107).

I

Dans l’antichambre

Fiodor Pavlovitch habitait assez loin du centre une maison quelque peu délabrée, mais encore solide. Cet édifice, peint en gris et protégé par un toit de tôle rouge, était spacieux et confortable ; il comprenait un rez-de-chaussée, un entresol, ainsi que force resserres, recoins et escaliers dérobés. Les rats y pullulaient, mais Fiodor Pavlovitch ne leur en voulait pas trop. « Avec eux, disait-il, les soirées ne sont pas si ennuyeuses, quand on reste seul ! » Il avait, en effet, l’habitude d’envoyer les domestiques passer la nuit dans le pavillon et de s’enfermer dans la maison. Ce pavillon, situé dans la cour, était vaste et solide. Fiodor Pavlovitch y avait installé la cuisine : il n’aimait pas les odeurs de cuisine, et on apportait les plats à travers la cour, hiver comme été. Cette demeure avait été bâtie pour une grande famille, et on aurait pu y loger cinq fois plus de maîtres et de serviteurs. Mais, lors de notre récit, le corps principal n’était habité que par Fiodor Pavlovitch et son fils Ivan, et le pavillon des gens, seulement par trois domestiques : le vieux Grigori, sa femme Marthe et le jeune valet Smerdiakov. Nous aurons à parler plus en détail de ces trois personnages. Il a déjà été question du vieux Grigori Vassiliévitch Koutouzov. C’était un homme ferme et inflexible, allant à son but avec une rectitude obstinée, pourvu que ce but s’offrît à lui, pour des raisons souvent étonnamment illogiques, comme une vérité infaillible. Bref, il était honnête et incorruptible. Bien qu’aveuglément soumise toute sa vie à la volonté de son mari, sa femme l’avait tourmenté, aussitôt après l’affranchissement des serfs, pour quitter Fiodor Pavlovitch et aller entreprendre un petit commerce à Moscou, car ils avaient des économies ; mais Grigori décida, une fois pour toutes, que son épouse avait tort, « toutes les femmes étant toujours déloyales ». Ils ne devaient pas quitter leur ancien maître, quel qu’il fût, « parce que c’est leur devoir maintenant ».

« Comprends-tu ce qu’est le devoir ? demanda-t-il à Marthe Ignatièvna.

— Je le comprends, Grigori Vassiliévitch ; mais en quoi est-ce notre devoir de rester ici, voilà ce que je ne comprends pas, répondit fermement Marthe Ignatièvna.

— Que tu le comprennes ou non, cela sera ! Dorénavant, tais-toi. »

C’est ce qui arriva ; ils restèrent, et Fiodor Pavlovitch leur assigna de modestes gages payés régulièrement. De plus, Grigori savait qu’il exerçait sur son maître une influence incontestable. Bouffon rusé et obstiné, Fiodor Pavlovitch, de caractère très ferme « dans certaines choses de la vie », suivant son expression, était, à son propre étonnement, pusillanime dans quelques autres. Il savait lesquelles et éprouvait bien des craintes. Dans certains cas, il lui fallait se tenir sur ses gardes, il ne pouvait se passer d’un homme sûr ; or, Grigori était d’une fidélité à toute épreuve. À maintes reprises, au cours de sa carrière, Fiodor Pavlovitch risqua d’être battu, et même cruellement ; ce fut toujours Grigori qui le tira d’affaire, tout en lui faisant chaque fois des remontrances. Mais les coups seuls n’eussent pas effrayé Fiodor Pavlovitch ; il y avait des cas plus relevés, parfois même fort délicats, fort compliqués, où, sans qu’il sût trop pourquoi, il éprouvait le besoin d’avoir une personne sûre à ses côtés. C’étaient presque des cas pathologiques : foncièrement corrompu et souvent luxurieux jusqu’à la cruauté, tel un insecte malfaisant, Fiodor Pavlovitch, dans des minutes d’ivresse, ressentait soudain une atroce angoisse. « Il me semble alors que mon âme palpite dans ma gorge », disait-il parfois. Et dans ces moments-là, il aimait avoir auprès de lui, dans son entourage immédiat, un homme dévoué, ferme, point corrompu, qui, bien que témoin de son inconduite et au courant de ses secrets, tolérât tout cela par dévouement, ne lui fit pas de reproches, ne le menaçât d’aucun châtiment, soit dans ce monde, soit dans l’autre, et qui le défendît en cas de besoin. Contre qui ? contre quelqu’un d’inconnu, mais de redoutable. Il lui fallait à tout prix, à proximité, un autre homme, dévoué de longue date, qu’il pût appeler dans ses minutes d’angoisse, ne fût-ce que pour contempler son visage ou échanger avec lui quelques mots, même insignifiants ; le voyait-il de bonne humeur, il se sentait soulagé, tandis que dans le cas contraire sa tristesse augmentait. Il arrivait, fort rarement d’ailleurs, à Fiodor Pavlovitch d’aller la nuit réveiller Grigori, pour qu’il vînt un moment auprès de lui ; celui-ci arrivait, son maître lui parlait de bagatelles et le renvoyait bientôt, parfois même en raillant et en plaisantant, puis il se mettait au lit et s’endormait du sommeil du juste. Il se passa quelque chose d’analogue lors de l’arrivée d’Aliocha. Le jeune homme « voyait tout et ne blâmait rien » ; bien plus, loin de lui témoigner le moindre mépris, il faisait preuve envers son père d’une affabilité constante, d’un attachement sincère. Tout cela parut inouï au vieux débauché et lui « transperça le cœur ». Au départ d’Aliocha, il dut s’avouer qu’il avait compris quelque chose qu’il se refusait jusqu’alors à comprendre.

J’ai déjà mentionné, au début de mon récit, que Grigori avait pris en grippe Adélaïde Ivanovna, la première femme de Fiodor Pavlovitch et la mère de son premier fils Dmitri, et qu’au contraire, il avait défendu la seconde épouse, la possédée, Sophie Ivanovna, contre son maître lui-même et contre quiconque prononçait à son égard une parole malveillante ou inconsidérée. Sa sympathie pour cette malheureuse était devenue quelque chose de sacré, au point que vingt ans après il n’eût supporté de personne la moindre allusion ironique à ce sujet. Grigori était un homme froid et grave, peu bavard, ne proférant que des paroles probantes, exemptes de frivolité. Au premier abord, on ne pouvait deviner s’il aimait ou non sa femme, alors qu’il aimait vraiment cette douce créature et que celle-ci s’en rendait bien compte. Cette Marthe Ignatièvna était peut-être plus intelligente que son mari, du moins plus judicieuse dans les affaires de la vie ; cependant elle lui était aveuglément soumise, et le respectait sans contredit pour sa hauteur morale. Il faut remarquer qu’ils n’échangeaient que les strictes paroles indispensables. Le grave et majestueux Grigori méditant toujours seul ses affaires et ses soucis, Marthe Ignatièvna avait depuis longtemps compris que ses conseils l’importuneraient. Elle sentait que son mari appréciait son silence et y voyait une preuve d’esprit. Il ne l’avait jamais battue, sauf une fois, et pas sérieusement. La première année du mariage d’Adélaïde Ivanovna et de Fiodor Pavlovitch, à la campagne, les filles et les femmes du village, alors encore serves, s’étaient rassemblées dans la cour des maîtres pour danser et chanter. On entonna la chanson Dans ces prés, dans ces beaux prés verts[1]… et soudain Marthe Ignatièvna, qui était jeune alors, vint se placer devant le chœur et exécuta la danse russe, non pas comme les autres, à la mode rustique, mais ainsi qu’elle l’exécutait lorsqu’elle était fille de chambre chez les riches Mioussov, sur le théâtre de leur propriété où un maître de danse venu de Moscou enseignait son art aux acteurs. Grigori avait vu le pas de sa femme, et une heure après, de retour au pavillon, il lui donna une leçon en lui houspillant quelque peu les cheveux. Mais les coups se bornèrent à cela et ne se renouvelèrent jamais plus ; du reste, Marthe Ignatièvna se promit de ne plus danser désormais.

Dieu ne leur avait pas donné d’enfants, sauf un qui mourut en bas âge. Grigori aimait les enfants et ne rougissait pas de le montrer. Lorsque Adélaïde Ivanovna s’enfuit, il recueillit Dmitri, âgé de trois ans, et prit soin de lui presque une année entière, le peignant et le lavant lui-même. Plus tard, il s’occupa aussi d’Ivan et d’Alexéi, ce qui lui valut un soufflet ; mais j’ai déjà narré tout cela. Son propre enfant ne lui donna que la joie de l’attente durant la grossesse de Marthe Ignatièvna ; à peine l’eut-il vu qu’il fut frappé de chagrin et d’horreur, car ce garçon avait six doigts. Grigori garda le silence jusqu’au jour du baptême, et s’en alla exprès se taire au jardin, où pendant trois jours il bêcha des planches dans le potager. L’heure du baptême arrivée, il avait enfin imaginé quelque chose : entrant dans le pavillon où s’étaient rassemblés le clergé, les invités et Fiodor Pavlovitch, venu en qualité de parrain, il annonça qu’« on ne devrait pas du tout baptiser l’enfant » ; cela à voix basse, en articulant à peine un mot après l’autre, et en fixant le prêtre d’un air hébété.

« Pourquoi cela ? s’informa celui-ci avec une surprise amusée.

— Parce que… c’est… un dragon… marmotta Grigori.

— Comment cela, un dragon, quel dragon ? »

Grigori se tut quelque temps.

« Il s’est produit une confusion de la nature… », murmurat-il d’une façon fort confuse, mais très ferme, témoignant qu’il ne désirait pas s’étendre.

On rit, et, bien entendu, le pauvre enfant fut baptisé. Grigori pria avec ferveur près des fonts baptismaux, mais persista dans son opinion sur le nouveau-né. Du reste, il ne s’opposa à rien ; seulement, durant les deux semaines que vécut ce garçon maladif, il ne le regarda presque pas, affectant même de ne pas le voir et demeurant le plus souvent dehors. Mais quand le bébé mourut des aphtes, il le mit lui-même au cercueil, le contempla avec une profonde angoisse et, la fosse une fois comblée, se mit à genoux et se prosterna jusqu’à terre. Par la suite, il ne parla jamais de ce petit auquel, de son côté, Marthe Ignatièvna ne faisait que rarement allusion, quand son mari était absent et encore à voix basse. Marthe Ignatièvna remarqua qu’après cette mort, il s’intéressa de préférence au « divin », lisant les Menées, le plus souvent seul et en silence, à l’aide de ses grandes besicles d’argent. Il lisait rarement à haute voix, tout au plus durant le carême. Il affectionnait le livre de Job, s’était procuré un recueil des homélies et sermons de « notre saint Père Isaac le Syrien[2] » qu’il s’obstina à lire durant des années, presque sans y rien comprendre, mais que pour cette raison peut-être il appréciait par-dessus tout. Dans les derniers temps, il prêta l’oreille à la doctrine des Khlysty, ayant eu l’occasion de l’approfondir dans le voisinage ; il fut visiblement ébranlé, mais ne se décida pas à adopter la foi nouvelle. Ces pieuses lectures rendaient naturellement sa physionomie encore plus grave.

Peut-être était-il enclin au mysticisme. Or, comme un fait exprès, la venue au monde et la mort de son enfant à six doigts coïncidèrent avec un autre cas fort étrange, inattendu et original qui laissa dans son âme « une empreinte », comme il le dit une fois par la suite. Dans la nuit qui suivit l’enterrement du bébé, Marthe Ignatièvna, s’étant réveillée, crut entendre les pleurs d’un nouveau-né. Elle prit peur et réveilla son mari. Celui-ci, prêtant l’oreille, insinua que c’étaient plutôt des « gémissements de femme ». Il se leva, s’habilla ; c’était une nuit de mai assez chaude. Il sortit sur le perron, reconnut que les gémissements venaient du jardin. Mais, la nuit, le jardin était fermé à clef du côté de la cour, et on ne pouvait y entrer que par là, une haute et solide palissade en faisant le tour. Retournant à la maison, Grigori alluma la lanterne, prit la clef, et, sans prendre garde à l’effroi hystérique de son épouse, persuadée que son enfant l’appelait, il entra en silence au jardin. Là, il se rendit compte que les gémissements partaient des étuves situées non loin de l’entrée. Il en ouvrit la porte et aperçut un spectacle devant lequel il demeura stupéfait : une idiote de la ville, qui rôdait par les rues et que tout le monde connaissait sous le surnom d’Elisabeth Smerdiachtchaïa, venait d’accoucher en cet endroit et se mourait à côté de son enfant. Elle ne lui dit mot, pour la bonne raison qu’elle ne savait pas parler. Mais tout ceci demande des explications.

  1. Célèbre chanson populaire.
  2. Père du VIème siècle.