Les Frères Karamazov (trad. Henri Mongault)/VIII/05

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Traduction par Henri Mongault.
NRF (2p. 406-419).

V

Une décision subite

Fénia se tenait dans la cuisine avec sa grand-mère, les deux femmes s’apprêtaient à se coucher, et se fiant au portier, elles n’avaient pas fermé la porte. Sitôt entré, Mitia saisit Fénia à la gorge.

« Dis-moi tout de suite… avec qui elle est à Mokroïé », hurla-t-il.

Les deux femmes poussèrent un cri.

« Aïe, je vais vous le dire, aïe, cher Dmitri Fiodorovitch, je vous dirai tout, je ne cacherai rien ! bredouilla Fénia épouvantée. Elle est allée voir un officier.

— Quel officier ?

— Celui qui l’a abandonnée, il y a cinq ans. »

Dmitri lâcha Fénia. Il était mortellement pâle et sans voix, mais on voyait à son regard qu’il avait tout compris à demi-mot, deviné jusqu’au moindre détail. La pauvre Fénia évidemment ne pouvait s’en rendre compte. Elle demeurait assise sur le coffre, toute tremblante, les bras tendus comme pour se défendre, sans un mouvement. Les prunelles dilatées par l’effroi, elle fixait Mitia qui avait les mains ensanglantées.

En route, il avait dû les porter à son visage pour essuyer la sueur, car le front était taché ainsi que la joue droite. Fénia risquait d’avoir une crise de nerfs ; la vieille cuisinière, prête à perdre connaissance, ouvrait tout grands les yeux comme une folle. Dmitri s’assit machinalement auprès de Fénia.

Sa pensée errait dans une sorte de stupeur. Mais tout s’expliquait ; il était au courant, Grouchegnka elle-même lui avait parlé de cet officier, ainsi que de la lettre reçue un mois auparavant. Ainsi, depuis un mois, cette intrigue s’était menée à son insu, jusqu’à l’arrivée de ce nouveau prétendant, et il n’avait pas songé à lui. Comment cela se pouvait-il ? Cette question surgissait devant lui comme un monstre et le glaçait d’effroi.

Soudain, oubliant qu’il venait d’effrayer et de malmener Fénia, il se mit à lui parler d’un ton fort doux, à la questionner avec une précision surprenante vu l’état où il se trouvait. Bien que Fénia regardât avec stupeur les mains ensanglantées du capitaine, elle répondit avec empressement à chacune de ses questions. Peu à peu, elle prit même plaisir à lui exposer tous les détails, non pour l’attrister, mais comme si elle voulait de tout son cœur lui rendre service. Elle lui raconta la visite de Rakitine et d’Aliocha, tandis qu’elle faisait le guet, le salut dont sa maîtresse avait chargé Aliocha pour lui, Mitia, qui devait « se souvenir toujours qu’elle l’avait aimé une petite heure ». Mitia sourit, ses joues s’empourprèrent. Fénia, chez qui la crainte avait fait place à la curiosité, se risqua à lui dire :

« Vous avez du sang aux mains, Dmitri Fiodorovitch.

— Oui », fit-il en les regardant distraitement.

Il y eut un silence prolongé. Son effroi était passé, une résolution inflexible le possédait. Il se leva d’un air pensif.

« Monsieur, que vous est-il arrivé ? » insista Fénia en désignant ses mains.

Elle parlait avec commisération, comme la personne la plus proche de lui dans son chagrin.

« C’est du sang, Fénia, du sang humain… Mon Dieu, pourquoi l’avoir versé ?… Il y a une barrière, déclara-t-il en regardant la jeune fille comme s’il lui proposait une énigme, une barrière haute et redoutable, mais demain, au lever du soleil, Mitia la franchira… Tu ne comprends pas, Fénia, de quelle barrière il s’agit ; n’importe… Demain tu apprendras tout ; maintenant, adieu ! Je ne serai pas un obstacle, je saurai me retirer. Vis, mon adorée… tu m’as aimé une heure, souviens-toi toujours de Mitia Karamazov… »

Il sortit brusquement, laissant Fénia presque plus effrayée que tout à l’heure, quand il s’était jeté sur elle.

Dix minutes plus tard, il se présenta chez Piotr Ilitch Perkhotine, le jeune fonctionnaire à qui il avait engagé ses pistolets pour dix roubles. Il était déjà huit heures et demie, et Piotr Ilitch, après avoir pris le thé, venait de mettre sa redingote pour aller jouer une partie de billard. En apercevant Mitia et son visage taché de sang, il s’écria :

« Mon Dieu, qu’avez-vous ?

— Voici, dit vivement Mitia, je suis venu dégager mes pistolets. Merci. Je suis pressé, Piotr Ilitch, veuillez faire vite. »

Piotr Ilitch s’étonnait de plus en plus. Mitia était entré, une liasse de billets de banque à la main, qu’il tenait d’une façon insolite, le bras tendu, comme pour les montrer à tout le monde. Il avait dû les porter ainsi dans la rue, d’après ce que raconta ensuite le jeune domestique qui lui ouvrit. C’étaient des billets de cent roubles qu’il tenait de ses doigts ensanglantés. Piotr Ilitch expliqua plus tard aux curieux qu’il était difficile d’évaluer la somme à vue d’œil, il pouvait y avoir deux à trois mille roubles. Quand à Dmitri, « sans avoir bu, il n’était pas dans son état normal, paraissait exalté, fort distrait et en même temps absorbé, comme s’il méditait sur une question sans parvenir à la résoudre. Il se hâtait, répondait avec brusquerie, d’une façon bizarre ; par moments il avait l’air gai et nullement affligé ».

« Mais qu’avez-vous donc ? cria de nouveau Piotr Ilitch en l’examinant avec stupeur. Comment avez-vous pu vous salir ainsi ; êtes-vous tombé ? Regardez ! »

Il le mena devant la glace. À la vue de son visage souillé, Mitia tressaillit, fronça les sourcils.

« Sapristi ! il ne manquait plus que cela ! »

Il passa les billets de sa main droite dans la gauche et tira vivement son mouchoir. Plein de sang coagulé, il formait une boule qui restait collée. Mitia le lança à terre.

« Zut ! N’auriez-vous pas un chiffon… pour m’essuyer ?

— Alors, vous n’êtes pas blessé ? Vous feriez mieux de vous laver. Je vais vous donner de l’eau.

— C’est parfait… mais où mettrai-je cela ? »

Il désignait avec embarras la liasse de billets comme si c’était à Piotr Ilitch de lui dire où mettre son argent.

« Dans votre poche, ou bien déposez-le sur la table. Personne n’y touchera.

— Dans ma poche ? Ah ! oui, c’est bien… D’ailleurs, tout cela n’a pas d’importance. Finissons-en d’abord, au sujet des pistolets. Rendez-les-moi ; voici l’argent… J’en ai extrêmement besoin… et je n’ai pas une minute à perdre. »


Et, détachant de la liasse le premier billet, il le tendit au fonctionnaire.

« Je n’ai pas de quoi vous rendre. N’avez-vous pas de monnaie ?

— Non. »

Comme pris d’un doute, Mitia vérifia quelques billets.

« Ils sont tous pareils… déclara-t-il en regardant de nouveau Piotr Ilitch d’un air interrogateur.

— Où avez-vous fait fortune ? demanda celui-ci. Un instant, je vais envoyer mon galopin chez les Plotnikov. Ils ferment tard, ils nous donneront la monnaie. Hé, Micha ! cria-t-il dans le vestibule.

— C’est cela, chez les Plotnikov, voilà une fameuse idée ! fit Mitia.

— Micha, reprit-il en s’adressant au gamin qui venait d’entrer, cours chez les Plotnikov, dis-leur que Dmitri Fiodorovitch les salue et va venir tout à l’heure. Écoute encore ; qu’ils me préparent du champagne, trois douzaines de bouteilles, emballées comme lorsque je suis allé à Mokroïé… J’en avais pris alors quatre douzaines, ajouta-t-il à l’adresse de Piotr Ilitch… Ils sont au courant, ne te tourmente pas, Micha. Et puis qu’on ajoute du fromage, des pâtés de Strasbourg, des lavarets fumés, du jambon, du caviar, enfin de tout ce qu’ils ont, pour cent ou cent vingt roubles environ. Qu’on n’oublie pas de mettre des bonbons, des poires, deux ou trois pastèques, non, une suffira, du chocolat, du sucre d’orge, des caramels, enfin, comme l’autre fois. Avec le champagne, cela doit faire dans les trois cents roubles. N’oublie rien, Micha… C’est bien Micha qu’on l’appelle ? demanda-t-il à Piotr Ilitch.

— Attendez, fit celui-ci qui l’observait avec inquiétude, il vaut mieux que vous y alliez vous-même ; Micha s’embrouillerait.

— J’en ai peur ! Eh, Micha, moi qui voulais t’embrasser pour la peine !… Si tu ne t’embrouilles pas, il y aura dix roubles, pour toi, va vite… Qu’on n’oublie pas le champagne, puis du cognac, du vin rouge, du vin blanc, enfin tout comme la dernière fois… Ils savent ce qu’il y avait.

— Écoutez donc ! interrompit Piotr Ilitch impatienté cette fois. Que le gamin aille seulement faire de la monnaie et dire qu’on ne ferme pas, vous commanderez vous-même. Donnez votre billet, et dépêche-toi, Micha ! »

Piotr Ilitch avait hâte d’expédier Micha, car le gamin restait bouche bée devant le visiteur, les yeux écarquillés à la vue du sang et de la liasse de billets qui tremblait entre ses doigts ; il n’avait pas dû comprendre grand-chose aux instructions de Mitia.

« Et maintenant, allez vous laver, dit brusquement Piotr Ilitch. Mettez l’argent sur la table ou dans votre poche… C’est cela. Ôtez votre redingote. »

En l’aidant à retirer sa redingote, il s’exclama de nouveau : « Regardez, il y a du sang à votre redingote.

— Mais non. Seulement un peu à la manche, et puis ici, à la place du mouchoir… ça aura coulé à travers la poche, quand je me suis assis sur mon mouchoir, chez Fénia », expliqua Mitia d’un air confiant.

Piotr Ilitch l’écoutait, les sourcils froncés.

« Vous voilà bien arrangé, vous avez dû vous battre », murmura-t-il.

Il tenait le pot à eau et versait au fur et à mesure. Dans sa précipitation, Mitia se lavait mal, ses mains tremblaient. Piotr Ilitch lui prescrivit de savonner et de frotter davantage. Il avait pris sur Mitia une sorte d’ascendant qui s’affirmait de plus en plus. À noter que ce jeune homme n’avait pas froid aux yeux.

« Vous n’avez pas nettoyé sous les ongles ; à présent, lavez-vous la figure, ici, près de la tempe, à l’oreille… C’est avec cette chemise que vous partez ? Où allez-vous ? Toute la manche droite est tachée.

— C’est vrai, dit Mitia en l’examinant.

— Mettez-en une autre.

— Je n’ai pas le temps. Mais regardez… continua Mitia toujours confiant, en s’essuyant et en remettant sa redingote, je vais relever la manchette comme cela, on ne la verra pas.

— Dites-moi maintenant ce qui s’est passé. Vous êtes-vous battu de nouveau au cabaret, comme l’autre fois ? Avez-vous encore rossé le capitaine ? » Piotr Ilitch évoquait la scène d’un ton de reproche. « Qui avez-vous encore battu… ou tué, peut-être ?

— Sottises !

— Comment, sottises ?

— Laissez-donc, fit Mitia qui se mit à rire. Je viens d’écraser une vieille femme sur la place.

— Écraser ? Une vieille femme ?

— Un vieillard ! corrigea Mitia qui fixa Piotr Ilitch, en riant et en criant comme si l’autre était sourd.

— Que diable ! un vieillard, une vieille femme… Vous avez tué quelqu’un ?

— Nous nous sommes réconciliés après nous être colletés. Nous nous sommes quittés bons amis. Un imbécile !… Il m’a sûrement pardonné, à présent… S’il s’était relevé, il ne m’aurait pas pardonné, dit Mitia en clignant de l’œil, mais qu’il aille au diable ! Vous entendez, Piotr Ilitch ? Laissons cela, je ne veux pas en parler pour le moment ! conclut Mitia d’un ton tranchant.

— Ce que j’en dis, c’est que vous aimez à vous commettre avec n’importe qui… comme alors pour des bagatelles, avec ce capitaine. Vous venez de vous battre et vous courez faire la noce ! Voilà tout votre caractère. Trois douzaines de bouteilles de champagne ! À quoi bon une telle quantité ?

— Bravo ! Donnez-moi maintenant les pistolets. Le temps presse. Je voudrais bien causer avec toi, mon cher, mais je n’ai pas le temps. D’ailleurs, inutile, c’est trop tard. Ah ! où est l’argent, qu’en ai-je fait ? »

Il se mit à fouiller dans ses poches.

« Vous l’avez mis vous-même sur la table… le voici. Vous l’aviez oublié ? Vous ne semblez guère faire attention à l’argent. Voici vos pistolets. C’est bizarre, à cinq heures, vous les engagez pour dix roubles, et maintenant vous avez combien, deux, trois mille roubles, peut-être ?

— Trois, peut-être », acquiesça en riant Mitia.

Et il fourra les billets dans ses poches.

« Vous allez les perdre comme ça. Auriez-vous des mines d’or ?

— Des mines d’or ! s’exclama Mitia en éclatant de rire. Voulez-vous aller aux mines, Perkhotine ? Il y a ici une dame qui vous donnera trois mille roubles rien que pour vous y rendre. Elle me les a donnés, à moi, tant les mines lui tiennent à cœur ! Vous connaissez Mme Khokhlakov ?

— De vue seulement, mais j’ai entendu parler d’elle. Vraiment, c’est elle qui vous a fait cadeau de ces trois mille roubles ? comme ça, de but en blanc ? s’enquit Piotr Ilitch en le regardant avec méfiance.

— Demain, quand le soleil se lèvera, quand resplendira Phébus éternellement jeune, allez chez elle en glorifiant le Seigneur et demandez-lui si oui ou non elle me les a donnés. Renseignez-vous.

— J’ignore vos relations… Puisque vous êtes si affirmatif, il faut bien le croire… Maintenant que vous avez la galette, ce n’est pas la Sibérie qui vous tente… Sérieusement, où allez-vous ?

— À Mokroïé.

— À Mokroïé ? Mais il fait nuit.

— J’avais tout, je n’ai plus rien… dit tout à coup Mitia.

— Comment, plus rien ? Vous avez des milliers de roubles, et vous appelez cela, plus rien ?

— Je ne parle pas d’argent. L’argent, je m’en fiche ! Je parle du caractère des femmes.… Les femmes ont le caractère crédule, versatile, dépravé. C’est Ulysse qui le dit, il a bien raison.

— Je ne vous comprends pas !

— Je suis donc ivre ?

— Pis que ça.

— Moralement ivre, Piotr Ilitch, moralement… Et en voilà assez !

— Comment ? Vous chargez votre pistolet ?

— Je charge mon pistolet. »

En effet, Mitia, ayant ouvert la boîte, prit de la poudre qu’il versa dans une cartouche. Avant de mettre la balle dans le canon, il l’examina à la lumière de la bougie.

« Pourquoi regardez-vous cette balle ? demanda Piotr Ilitch intrigué.

— Comme ça. Une idée qui me vient. Toi, si tu songeais à te loger une balle dans le cerveau, la regarderais-tu avant de la mettre dans le pistolet ?

— Pourquoi la regarder ?

— Elle me traversera le crâne, alors ça m’intéresse de voir comment elle est faite… D’ailleurs, sottises que tout cela ! Voilà qui est fait, ajouta-t-il, une fois la balle introduite et calée avec de l’étoupe. Mon cher Piotr Ilitch, si tu savais combien tout cela est absurde ! Donne-moi un morceau de papier.

— Voici.

— Non, du propre, c’est pour écrire. C’est cela. »

Et Mitia, prenant une plume, écrivit vivement deux lignes, puis il plia le papier en quatre et le mit dans son gousset. Il rangea les pistolets dans la boîte qu’il ferma à clef et garda en main. Puis il regarda Piotr Ilitch en souriant d’un air pensif.

« Allons, maintenant ! dit-il.

— Où cela ? Non, attendez… Alors vous voulez vous loger cette balle dans le cerveau ?… s’enquit Piotr Ilitch, inquiet.

— Mais non, quelle sottise ! Je veux vivre, j’aime la vie. Sachez-le. J’aime le blond Phébus et sa chaude lumière… Mon cher Piotr Ilitch, saurais-tu t’écarter ?

— Comment cela ?

— Laisser le chemin libre à l’être cher et à celui que tu hais… chérir même celui que tu haïssais… et leur dire : « Dieu vous garde ! Allez, passez, et moi… »

— Et vous ?

— Cela suffit, allons.

— Ma foi, je vais tout raconter, pour qu’on vous empêche de partir, déclara Piotr Ilitch en le fixant. Qu’allez-vous faire à Mokroïé ?

— Il y a une femme là-bas, une femme… En voilà assez pour toi, Piotr Ilitch ; motus !

— Écoutez, bien que vous soyez sauvage, vous m’avez toujours plu… et je suis inquiet.

— Merci, frère. Je suis sauvage, dis-tu. C’est vrai. Je ne fais que me le répéter : sauvage ! Ah ! voilà Micha, je l’avais oublié. »

Micha accourait avec une liasse de menus billets ; il annonça que tout allait bien chez les Plotnikov : on emballait les bouteilles, le poisson, le thé ; tout serait prêt. Mitia prit un billet de dix roubles et le tendit à Piotr Ilitch, puis il en jeta un à Micha.

« Je vous le défends ! Je ne veux pas de ça chez moi, ça gâte les domestiques. Ménagez votre argent, pourquoi le gaspiller ? Demain, vous viendrez me demander dix roubles. Pourquoi le mettez-vous toujours dans cette poche ? Vous allez le perdre.

— Écoute, mon cher, viens à Mokroïé avec moi.

— Qu’irais-je faire là-bas ?

— Veux-tu que nous vidions une bouteille, que nous buvions à la vie ? J’ai soif, je veux boire avec toi. Nous n’avons jamais bu ensemble, hein ?

— Eh bien, allons au cabaret.

— Pas le temps, mais chez les Plotnikov, dans l’arrière-boutique. Veux-tu que je te propose une énigme ?

— Faites. »

Mitia tira de son gilet le petit papier et le montra à Piotr Ilitch. Il y avait écrit dessus lisiblement : « Je me châtie en expiation de ma vie tout entière. »

« Vraiment, je vais tout dire à quelqu’un, dit Piotr Ilitch.

— Tu n’aurais pas le temps, mon cher, allons boire. »

La boutique des Plotnikov — de riches commerçants — située tout près de chez Piotr Ilitch (au coin de la rue), était la principale épicerie de notre ville. On y trouvait de tout, comme dans les grands magasins de la capitale : du vin « de la cave des Frères Iélisséiev », des fruits, des cigares, du thé, du café, etc. Il y avait toujours trois commis et deux garçons pour les courses. Notre région s’est appauvrie, les propriétaires se sont dispersés, le commerce languit, mais l’épicerie prospère de plus en plus, les chalands ne manquant jamais pour ces produits. On attendait Mitia avec impatience, car on se souvenait que trois ou quatre semaines auparavant, il avait fait des emplettes pour plusieurs centaines de roubles payés comptant (on ne lui aurait rien livré à crédit) ; alors comme aujourd’hui, il avait en main une liasse de gros billets qu’il prodiguait à tort et à travers sans marchander ni s’inquiéter de la quantité de ses achats. On disait en ville que dans son excursion avec Grouchegnka à Mokroïé « il avait dissipé trois mille roubles en vingt-quatre heures et qu’il était revenu de la fête sans un sou comme sa mère l’avait mis au monde ». Il avait engagé une troupe de tziganes qui campaient alors dans nos parages et profitèrent de son ivresse pour lui soutirer de l’argent et boire des vins fins à tire-larigot. On racontait en riant qu’à Mokroïé, il avait offert le champagne aux rustres, régalé de bonbons et de pâtés de Strasbourg des filles et des femmes de la campagne. On riait aussi, surtout au cabaret, mais par prudence en l’absence de Mitia, en songeant que, de son propre aveu public, la seule faveur que lui avait value cette « escapade » avec Grouchegnka était « la permission de lui baiser le pied, et rien de plus ».

Lorsque Mitia et Piotr Ilitch arrivèrent à la boutique, une télègue attelée de trois chevaux, avec un tapis et des grelots, attendait déjà, conduite par le cocher André. On avait déjà emballé une caisse de marchandises et l’on n’attendait plus que l’arrivée de Mitia pour la fermer et la mettre en place. Piotr Ilitch s’étonna.

« D’où vient cette troïka ? demanda-t-il.

— En allant chez toi, j’ai rencontré André et je lui ai dit de venir droit ici. Il n’y a pas de temps à perdre ! La dernière fois, j’ai fait route avec Timothée, mais aujourd’hui, il m’a devancé avec une magicienne. André, serons-nous bien en retard ?

— Ils nous précéderont d’une heure tout au plus, se hâta de répondre André, un cocher dans la force de l’âge, roux et sec. Je sais comment va Timothée, je m’en vais vous mener autrement vite, Dmitri Fiodorovitch. Ils n’auront pas une heure d’avance !

— Cinquante roubles de pourboire, si nous n’avons qu’une heure de retard.

— J’en réponds, Dmitri Fiodorovitch. »

Mitia, tout en s’agitant, donna des ordres d’une façon étrange, sans suite. Piotr Ilitch jugea à propos d’intervenir.

« Pour quatre cents roubles, exactement comme l’autre fois, commandait Mitia. Quatre douzaines de bouteilles de champagne, pas une de moins.

— Pourquoi une telle quantité, à quoi bon ? Halte ! s’exclama Piotr Ilitch. Que contient cette caisse ? Est-ce possible qu’il y en ait pour quatre cents roubles ? »

Les commis, qui s’empressaient avec des intonations doucereuses, lui expliquèrent aussitôt qu’il n’y avait dans cette première caisse qu’une demi-douzaine de bouteilles de champagne et « tout ce qu’il fallait pour commencer », hors-d’œuvre, bonbons, etc. Les principales « denrées » seraient expédiées à part, comme l’autre fois, dans une télègue à trois chevaux, qui arriverait « une heure au plus après Dmitri Fiodorovitch ».

« Pas plus tard qu’une heure, et mettez le plus possible de bonbons et de caramels ; les filles aiment ça, là-bas, insista Mitia.

— Des caramels, soit. Mais, pourquoi quatre douzaines de bouteilles ? Une seule suffit », dit Piotr Ilitch presque en colère.

Il se mit à marchander, à exiger une facture, ne sauva pourtant qu’une centaine de roubles. On tomba d’accord que les marchandises livrées ne montaient qu’à trois cents roubles.

« Après tout, que le diable t’emporte ! s’écria-t-il, comme se ravisant. Qu’est-ce que ça peut bien me faire ? Jette l’argent, s’il ne t’a rien coûté !

— Viens ici, lésineur, avance, ne te fâche pas ! dit Mitia en l’entraînant dans l’arrière-boutique. On va nous servir à boire. J’aime les gentils garçons comme toi. »

Mitia s’assit devant une petite table recouverte d’une serviette malpropre. Piotr Ilitch prit place en face de lui et l’on apporta du champagne. On demanda si ces messieurs ne voulaient pas des huîtres, « les premières huîtres reçues tout récemment ».

« Au diable les huîtres ! Je n’en mange pas, et d’ailleurs, je ne veux rien prendre, répondit grossièrement Piotr Ilitch.

— Pas de temps pour les huîtres, observa Mitia ; d’ailleurs, je n’ai pas d’appétit. Sais-tu, mon ami, que je n’ai jamais aimé le désordre ?

— Mais qui donc l’aime ? Miséricorde ! Trois douzaines de bouteilles de champagne pour des croquants, il y a de quoi gendarmer n’importe qui.

— Ce n’est pas de ça que je veux parler, mais de l’ordre supérieur. Il n’existe pas en moi, cet ordre… Du reste, tout est fini, inutile de s’affliger. Il est trop tard. Toute ma vie fut désordonnée, il est temps de l’ordonner. Je fais des calembours, hein ?

— Tu divagues plutôt.

— Gloire au Très-Haut dans le monde, Gloire au Très-Haut en moi !

Ces vers, ou plutôt ces larmes, se sont échappés un jour de mon âme. Oui, c’est moi qui les ai faits… mais pas en traînant le capitaine par la barbe…

— Pourquoi parles-tu du capitaine ?

— Je n’en sais rien. Qu’importe ! Tout finit, tout aboutit au même total.

— Tes pistolets me poursuivent.

— Qu’importe encore ! Bois et laisse là tes rêveries. J’aime la vie, je l’ai trop aimée, jusqu’au dégoût. En voilà assez. Buvons à la vie, mon cher. Pourquoi suis-je content de moi ? Je suis vil, ma bassesse me tourmente, mais je suis content de moi. Je bénis la création, je suis prêt à bénir Dieu et ses œuvres, mais… il faut détruire un insecte malfaisant, pour l’empêcher de gâter la vie des autres… Buvons à la vie, frère ! Qu’y a-t-il de plus précieux ? Buvons aussi à la reine des reines !

— Soit ! Buvons à la vie et à ta reine ! »

Ils vidèrent un verre. Mitia, malgré son exaltation, était triste. Il paraissait en proie à un lourd souci.

« Micha… c’est Micha ? Eh ! mon cher, viens ici, bois ce verre en l’honneur de Phébus aux cheveux d’or qui se lèvera demain…

— À quoi bon lui offrir ? s’écria Piotr Ilitch, irrité.

— Laisse, je le veux.

— Hum ! »

Micha but, salua, sortit.

« Il se souviendra plus longtemps de moi. Une femme, j’aime une femme ! Qu’est-ce que la femme ? La reine de la terre ! Je suis triste, Piotr Ilitch. Tu te rappelles Hamlet : « Je me sens triste, bien triste, Horatio… Hélas, le pauvre Yorick ! » C’est peut-être moi, Yorick. Justement, je suis maintenant Yorick, et ensuite un crâne. »

Piotr Ilitch l’écoutait en silence ; Mitia se tut également.

« Quel chien avez-vous là ? demanda-t-il d’un air distrait au commis, en remarquant dans un coin un joli petit épagneul aux yeux noirs.

— C’est l’épagneul de Varvara Alexéievna, notre patronne, répondit le commis ; elle l’a oublié ici, il faudra le ramener chez elle.

— J’en ai vu un pareil… au régiment… fit Mitia, d’un air rêveur, mais il avait une patte de derrière cassée… Piotr Ilitch, je voulais te demander : as-tu jamais volé ?

— Pourquoi cette question ?

— Comme ça… vois-tu, le bien d’autrui, ce qu’on prend dans la poche ? Je ne parle pas du Trésor, tout le monde le pille, et toi aussi, bien sûr…

— Va-t’en au diable !

— As-tu jamais dérobé, dans la poche, le porte-monnaie de quelqu’un ?

— J’ai chipé une fois vingt kopeks à ma mère, quand j’avais neuf ans. Je les ai pris tout doucement sur la table et les ai serrés dans ma main.

— Et alors ?

— On n’avait rien vu. Je les ai gardés trois jours, puis j’ai eu honte, j’ai avoué et je les ai rendus.

— Et alors ?

— On m’a donné le fouet, naturellement. Mais toi, est-ce que tu as volé ?

— Oui, dit Mitia en clignant de l’œil d’un air malin.

— Et quoi donc ?

— Vingt kopeks à ma mère, j’avais neuf ans, je les ai rendus au bout de trois jours. »

Et il se leva.

« Dmitri Fiodorovitch, il faudrait se hâter, cria André à la porte de la boutique.

— Tout est prêt ? Partons ! Encore un mot et… à André un verre de vodka, puis du cognac, tout de suite ! Cette boîte (avec les pistolets) sous le siège. Adieu, Piotr Ilitch, ne garde pas mauvais souvenir de moi.

— Mais tu reviens demain ?

— Oui, sans faute.

— Monsieur veut-il régler ? intervint le commis.

— Régler ? Mais certainement ! »

Il tira de nouveau de sa poche une liasse de billets, en jeta trois sur le comptoir et sortit. Tous l’accompagnèrent en le saluant et en lui souhaitant bon voyage. André, enroué par le cognac qu’il venait d’absorber, monta sur le siège. Mais au moment où Mitia s’installait, Fénia se dressa devant lui. Elle accourait essoufflée, joignit les mains et se jeta à ses pieds :

« Dmitri Fiodorovitch, ne perdez pas ma maîtresse ! Et moi qui vous ai tout raconté !… Ne lui faites pas de mal, à lui, c’est son premier amour. Il est revenu de Sibérie pour épouser Agraféna Alexandrovna… Ne brisez pas une vie !

— Hé, hé, voilà le mot de l’énigme ! murmura Piotr Ilitch, il va y avoir du grabuge là-bas ! Dmitri Fiodorovitch, donne-moi tout de suite tes pistolets si tu veux être un homme, tu entends ?

— Mes pistolets ! Attends, mon cher, je les jetterai en route dans une mare. Fénia, lève-toi, ne reste pas à mes pieds. Dorénavant Mitia, ce sot, ne perdra plus personne. Écoute, Fénia, cria-t-il une fois assis, je t’ai offensée tout à l’heure, pardonne-moi… Si tu refuses, tant pis, je m’en fiche ! En route André, et vivement ! »

André fit claquer son fouet, la clochette tinta.

« Au revoir, Piotr Ilitch ! À toi ma dernière larme ! »

« Il n’est pas ivre ; pourtant, quelles sornettes il débite ! » pensa Piotr Ilitch. Il avait l’intention de rester pour surveiller l’expédition du reste des provisions, se doutant qu’on allait tromper Mitia, mais soudain, fâché contre lui-même, il cracha de dépit et partit jouer au billard.

« C’est un imbécile, mais un bon garçon… se disait-il en chemin. J’ai entendu parler de cet « ancien » officier de Grouchegnka. S’il est arrivé… Ah ! ces pistolets ! Mais que diable ! Suis-je son mentor ? À leur aise ! D’ailleurs, il ne se passera rien, ce sont des braillards. Une fois soûls, ils se battront, puis se réconcilieront. Sont-ce des hommes d’action ? Que veut-il dire, ce « je m’écarte, je me châtie » ? Non, il n’y aura rien ! Étant ivre, au cabaret, il a tenu vingt fois des propos de ce style. Maintenant, il est « ivre moralement ». Suis-je son mentor ? Il a dû se battre, il avait le visage ensanglanté. Avec qui ?… Son mouchoir aussi est plein de sang. Pouah ! il est resté chez moi sur le plancher… Zut ! »

Il arriva au cabaret de fort méchante humeur et commença aussitôt une partie, ce qui le dérida. Il en joua une autre et raconta que Dmitri Karamazov était de nouveau en fonds, qu’il lui avait vu en mains dans les trois mille roubles, que le gaillard était reparti pour Mokroïé faire la fête avec Grouchegnka. Ses auditeurs l’écoutèrent avec curiosité et d’un air sérieux. On cessa même de jouer.

« Trois mille roubles ? Où les aurait-il pris ? »

On le questionna. La nouvelle que cet argent venait de Mme Khokhlakov fut accueillie avec scepticisme.

« N’aurait-il pas dévalisé le vieux ?

— Trois mille roubles ! C’est louche.

— Il s’est vanté à haute voix qu’il tuerait son père, tous ici l’ont entendu. Il parlait de trois mille roubles… »

Piotr Ilitch devint soudain laconique. Il ne dit pas un mot du sang qui souillait le visage et les mains de Mitia, et dont en venant il avait l’intention de parler. On commença une troisième partie ; peu à peu, la conversation se détourna de Mitia ; la partie terminée, Piotr Ilitch n’eut plus envie de jouer, posa sa queue et partit, sans souper comme il en avait eu l’intention. Sur la place, il demeura perplexe, songea à se rendre immédiatement chez Fiodor Pavlovitch pour s’informer s’il n’était rien arrivé. « Non, décida-t-il, je n’irai pas pour une bagatelle réveiller la maison et faire du scandale. Que diable, suis-je leur mentor ? »

Il s’en retournait chez lui fort mal disposé, quand soudain, il se rappela Fénia : « Sapristi, j’aurais dû l’interroger, songea-t-il dépité, je saurais tout. » Et il éprouva brusquement une impatience et un désir si vif de lui parler et de se renseigner qu’à mi-chemin, il fit un détour vers la maison de Mme Morozov où demeurait Grouchegnka. Arrivé à la porte cochère, il frappa et le coup qui résonna dans la nuit le dégrisa, tout en l’irritant. Personne ne répondit, tout le monde dormait dans la maison. « Je vais faire du scandale ! » songea-t-il avec malaise ; mais, loin de s’en aller, il frappa de plus belle. Le bruit résonna dans toute la rue. « Il faudra bien qu’on m’ouvre ! » se disait-il, exaspéré contre lui-même, tandis qu’il redoublait ses coups.