Les Frères Karamazov (trad. Henri Mongault)/XI/03

La bibliothèque libre.


Traduction par Henri Mongault.
NRF (2p. 584-590).

III

Un Diablotin

Il trouva Lise à moitié allongée dans le fauteuil où on la portait quand elle ne pouvait pas encore marcher. Elle ne se leva pas à son entrée, mais son regard perçant un peu enflammé le traversa. Aliocha fut frappé du changement qui s’était opéré en elle durant ces trois jours ; elle avait même maigri. Elle ne lui tendit pas la main. Il effleura ses doigts frêles, immobiles sur sa robe, et s’assit en face d’elle, sans mot dire.

« Je sais que vous êtes pressé d’aller à la prison, proféra brusquement Lise ; maman vous a retenu deux heures, elle vient de vous parler de Julie et de moi.

— Comment le savez-vous ?

— J’ai écouté. Qu’avez-vous à me regarder ? Si ça me plaît, j’écoute, il n’y a pas de mal à ça. Je ne demande pas pardon pour si peu.

— Il y a quelque chose qui vous affecte ?

— Au contraire, je me sens très bien. Tout à l’heure je songeais, pour la dixième fois, comme j’ai bien fait de reprendre ma parole et de ne pas devenir votre femme. Vous ne convenez pas comme mari ; si je vous épouse et que je vous charge de porter un billet à mon amoureux, vous feriez la commission, vous rapporteriez même la réponse. Et à quarante ans, vous porteriez encore des billets de ce genre. »

Elle se mit à rire.

« Il y a en vous quelque chose de méchant et, en même temps, d’ingénu, dit Aliocha en souriant.

— C’est par ingénuité que je n’ai pas honte devant vous. Non seulement je n’ai pas, mais je ne veux pas avoir honte. Aliocha, pourquoi est-ce que je ne vous respecte pas ? Je vous aime beaucoup, mais je ne vous respecte pas. Sinon, je ne vous parlerais pas sans honte, n’est-ce pas ?

— En effet.

— Croyez-vous que je n’aie pas honte devant vous ?

— Non, je ne le crois pas. »

Lise rit de nouveau nerveusement ; elle parlait vite.

« J’ai envoyé des bonbons à votre frère Dmitri, à la prison. Aliocha, si vous saviez comme vous êtes gentil ! Je vous aimerai beaucoup pour m’avoir permis si vite de ne pas vous aimer.

— Pourquoi m’avez-vous fait venir aujourd’hui, Lise ?

— Je voulais vous faire part d’un désir. Je veux que quelqu’un me fasse souffrir, qu’il m’épouse, puis me torture, me trompe et s’en aille. Je ne veux pas être heureuse.

— Vous êtes éprise du désordre ?

— Oui, je veux le désordre. Je veux mettre le feu à la maison. Je me représente très bien la chose : je m’en vais en cachette, tout à fait en cachette, mettre le feu ; on s’efforce de l’éteindre ; la maison brûle, je sais et je me tais. Ah ! que c’est bête ! quelle horreur ! »

Elle fit un geste de dégoût.

« Vous vivez richement, dit Aliocha à voix basse.

— Vaut-il donc mieux vivre pauvre ?

— Oui.

— C’est votre défunt moine qui vous racontait ça. Ce n’est pas vrai. Que je sois riche et tous les autres pauvres, je mangerai des bonbons, je boirai de la crème, et je n’en donnerai à personne ! Ah ! ne parlez pas, ne dites rien (elle fit un geste, bien qu’Aliocha n’eût pas ouvert la bouche), vous m’avez déjà dit tout ça auparavant, je le sais par cœur. C’est ennuyeux. Si je suis pauvre, je tuerai quelqu’un, peut-être même tuerai-je étant riche. Pourquoi me gêner ?… Savez-vous, je veux moissonner, moissonner les blés. Je serai votre femme, vous deviendrez un paysan, un vrai paysan ; nous aurons un poulain, voulez-vous ?… Vous connaissez Kalganov ?

— Oui.

— Il rêve en marchant. Il dit : « À quoi bon vivre ? mieux vaut rêver. » On peut rêver les choses les plus gaies ; mais la vie, c’est l’ennui. Il se mariera bientôt, il m’a fait, à moi aussi, une déclaration. Vous savez fouetter un sabot ?

— Oui.

— Eh bien, il est comme un sabot ; il faut le mettre en mouvement, le lancer et le fouetter. Si je l’épouse, je le lancerai toute ma vie. Vous n’avez pas honte de rester avec moi ?

— Non.

— Vous êtes très fâché que je ne parle pas des choses saintes. Je ne veux pas être sainte. Comment punit-on dans l’autre monde le plus grand péché ? Vous devez le savoir au juste.

— Dieu condamne, dit Aliocha en la regardant fixement.

— C’est ce que je veux. J’arriverais, on me condamnerait, je leur rirais au nez à tous. Je veux absolument mettre le feu à la maison, Aliocha, à notre maison ; vous ne me croyez pas ?

— Pourquoi donc ? Il y a des enfants qui, à douze ans, ont très envie de mettre le feu à quelque chose, et ils le font. C’est une sorte de maladie.

— Ce n’est pas vrai, ce n’est pas vrai, il y a bien des enfants comme ça, mais il s’agit de tout autre chose.

— Vous prenez le mal pour le bien ; c’est une crise passagère qui provient peut-être de votre ancienne maladie.

— Mais vous me méprisez ! Je ne veux pas faire le bien, tout simplement ; je veux faire le mal ; il n’y a là aucune maladie.

— Pourquoi faire le mal ?

— Pour qu’il ne reste rien nulle part. Ah ! comme ce serait bien ! Savez-vous, Aliocha, je pense parfois à faire beaucoup de mal, de vilaines choses, pendant longtemps, en cachette… Et tout à coup tous l’apprendront, m’entoureront, me montreront du doigt ; et moi je les regarderai. C’est très agréable. Pourquoi est-ce si agréable, Aliocha ?

— Comme ça. Le besoin d’écraser quelque chose de bon, ou, comme vous disiez, de mettre le feu. Cela arrive aussi.

— Je ne me contenterai pas de le dire, je le ferai.

— Je le crois.

— Ah ! comme je vous aime pour ces paroles : je le crois. En effet, vous ne mentez pas. Mais vous pensez peut-être que je vous dis tout cela exprès, pour vous taquiner ?

— Non, je ne le pense pas… bien que peut-être vous éprouviez ce besoin.

— Un peu, oui. Je ne mens jamais devant vous » proféra-t-elle avec une lueur dans les yeux.

Ce qui frappait surtout Aliocha, c’était son sérieux ; il n’y avait pas l’ombre de malice ni de badinage sur son visage, alors qu’autrefois la gaieté et l’enjouement ne la quittaient jamais dans ses minutes les plus sérieuses.

« Il y a des moments où l’homme aime le crime, proféra Aliocha d’un air pensif.

— Oui, oui, vous avez exprimé mon idée ; on l’aime, tous l’aiment, toujours, et non « par moments ». Savez-vous, il y a eu comme une convention générale de mensonge à cet égard, tous mentent depuis lors. Ils prétendent haïr le mal et tous l’aiment en eux-mêmes.

— Et vous continuez à lire de mauvais livres ?

— Oui. Maman les cache sous son oreiller, mais je les chipe.

— N’avez-vous pas conscience de vous détruire ?

— Je veux me détruire. Il y a ici un jeune garçon qui est resté couché entre les rails pendant le passage d’un train. Veinard ! Écoutez, on juge maintenant votre frère pour avoir tué son père, et tout le monde est content qu’il l’ait tué.

— On est content qu’il ait tué son père ?

— Oui, tous sont contents. Ils disent que c’est affreux, mais, au fond d’eux-mêmes, ils sont très contents. Moi la première.

— Dans vos paroles, il y a un peu de vérité, dit doucement Aliocha.

— Ah ! quelles idées vous avez, s’exclama Lise enthousiasmée. Et c’est un moine ! Vous ne pouvez croire combien je vous respecte, Aliocha, parce que vous ne mentez jamais. Ah ! il faut que je vous raconte un songe ridicule : je vois parfois, en rêve, des diables ; c’est la nuit, je suis dans ma chambre avec une bougie ; soudain, des diables surgissent dans tous les coins, sous la table ; ils ouvrent la porte ; il y en a une foule qui veulent entrer pour me saisir. Et déjà ils avancent, ils m’appréhendent. Mais je me signe ; tous reculent, pris de peur. Ils ne s’en vont pas, ils attendent à la porte et dans les coins. Tout à coup, j’éprouve une envie folle de blasphémer, je commence, les voilà qui s’avancent en foule, tout joyeux ; ils m’empoignent de nouveau, de nouveau je me signe, tous reculent. C’est très gai, on en perd la respiration.

— Moi aussi, j’ai fait ce rêve, dit Aliocha.

— Est-ce possible ? cria Lise étonnée. Écoutez, Aliocha, ne riez pas, c’est très important : se peut-il que deux personnes fassent le même rêve ?

— Certainement.

— Aliocha, je vous dis que c’est très important, poursuivit Lise au comble de la surprise. Ce n’est pas le rêve qui importe, mais le fait que vous ayez pu avoir le même rêve que moi. Vous qui ne mentez jamais, ne mentez pas maintenant : est-ce vrai ? Vous ne riez pas ?

— C’est vrai. »

Lise, abasourdie, se tut un instant.

« Aliocha, venez me voir, venez plus souvent, proféra-t-elle d’un ton suppliant.

— Je viendrai toujours chez vous, toute ma vie, répondit-il avec fermeté.

— Je ne puis me confier qu’à vous, reprit Lise, rien qu’à vous dans le monde entier. Je me parle à moi-même ; et je vous parle encore plus volontiers qu’à moi-même. Je n’éprouve aucune honte devant vous, Aliocha, aucune. Pourquoi cela ? Aliocha, est-il vrai qu’à Pâques les Juifs volent les enfants et qu’ils les égorgent ?

— Je ne sais pas.

— J’ai un livre où il est question d’un procès ; on raconte qu’un Juif a d’abord coupé les doigts à un enfant de quatre ans, puis qu’il l’a crucifié contre un mur avec des clous ; il déclara au tribunal que l’enfant était mort rapidement, au bout de quatre heures. C’est rapide, en effet ! Il ne cessait de gémir, l’autre restait là à le contempler. C’est bien !

— Bien ?

— Oui. Je pense parfois que c’est moi qui l’ai crucifié. Il est là suspendu et gémit, moi je m’assieds en face de lui et je mange de la compote d’ananas. J’aime beaucoup cela ; et vous ? »

Aliocha contemplait en silence Lise dont le visage jaune pâle s’altéra soudain, tandis que ses yeux flamboyaient.

« Savez-vous qu’après avoir lu cette histoire, j’ai sangloté toute la nuit. Je croyais entendre l’enfant crier et gémir (à quatre ans, on comprend), et cette pensée de la compote ne me quittait pas. Le matin, j’ai envoyé une lettre demandant à quelqu’un de venir me voir sans faute. Il est venu, je lui ai tout raconté, au sujet de l’enfant et de la compote, tout, et j’ai dit : « C’est bien. » Il s’est mis à rire, il a trouvé qu’en effet c’était bien. Puis il est parti au bout de cinq minutes. Est-ce qu’il me méprisait ? Parlez, Aliocha, parlez : me méprisait-il, oui ou non ? »

Elle se dressa sur sa couchette, les yeux étincelants.

« Dites-moi, proféra Aliocha avec agitation, vous avez vous-même fait venir ce quelqu’un ?

— Oui.

— Vous lui avez envoyé une lettre ?

— Oui.

— Précisément pour lui demander cela, à propos de l’enfant ?

— Non, pas du tout. Mais quand il est entré, je le lui ai demandé. Il m’a répondu, il s’est mis à rire, et puis il est parti.

— Il a agi en honnête homme, dit doucement Aliocha.

— Mais il m’a méprisée ? Il a ri.

— Non, car lui-même croit peut-être à la compote d’ananas. Il est aussi très malade maintenant, Lise.

— Oui, il y croit ! dit Lise, les yeux étincelants.

— Il ne méprise personne, poursuivit Aliocha. Seulement, il n’a confiance en personne. S’il n’a pas confiance, évidemment, il méprise.

— Par conséquent, moi aussi ?

— Vous aussi.

— C’est bien, dit Lise rageuse. Quand il est sorti en riant, j’ai senti que le mépris avait du bon. Avoir les doigts coupés comme cet enfant, c’est bien ; être méprisé, c’est bien également… »

Et elle eut, en regardant Aliocha, un mauvais rire.

« Savez-vous, Aliocha, je voudrais… Sauvez-moi ! » Elle se dressa, se pencha vers lui, l’étreignit. « Sauvez-moi ! gémit-elle. Ai-je dit à quelqu’un au monde ce que je viens de vous dire ? J’ai dit la vérité, la vérité ! Je me tuerai, car tout me dégoûte ! Je ne veux plus vivre ! Tout m’inspire du dégoût, tout ! Aliocha, pourquoi ne m’aimez-vous pas, pas du tout ?

— Mais si, je vous aime ! répondit Aliocha avec chaleur.

— Est-ce que vous me pleurerez ?

— Oui.

— Non parce que j’ai refusé d’être votre femme, mais en général ?

— Oui.

— Merci ! Je n’ai besoin que de vos larmes. Et que les autres me torturent, me foulent au pied, tous, tous, sans excepter personne ! Car je n’aime personne. Vous entendez, per-sonne ! Au contraire, je les hais ! Allez voir votre frère, Aliocha, il est temps ! »

Elle desserra son étreinte.

« Comment vous laisser dans cet état ? proféra Aliocha presque effrayé.

— Allez voir votre frère ; il se fait tard, on ne vous laissera plus entrer. Allez, voici votre chapeau ! Embrassez Mitia, allez, allez ! »

Elle poussa presque de force Aliocha vers la porte. Il la regardait avec une douloureuse perplexité, lorsqu’il sentit dans sa main droite un billet plié, cacheté. Il lut l’adresse : « Ivan Fiodorovitch Karamazov. » Il jeta un coup d’œil rapide à Lise. Elle avait un visage presque menaçant.

« Ne manquez pas de le lui remettre, ordonna-t-elle avec exaltation, toute tremblante, aujourd’hui, tout de suite ! Sinon, je m’empoisonnerai ! C’est pour ça que je vous ai fait venir ! »

Et elle lui claqua la porte au nez. Aliocha mit la lettre dans sa poche et se dirigea vers l’escalier, sans entrer chez Mme Khokhlakov, qu’il avait même oubliée. Dès qu’il se fut éloigné, Lise entrouvrit la porte, mit son doigt dans la fente et le serra de toutes ses forces en fermant. Au bout de quelques secondes, ayant retiré sa main, elle alla lentement s’asseoir dans le fauteuil, examina avec attention son doigt noirci et le sang qui avait jailli sous l’ongle. Ses lèvres tremblaient et elle murmura rapidement :

« Vile, vile, vile, vile ! »