Les Frères Karamazov (trad. Henri Mongault)/XII/06

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Traduction par Henri Mongault.
NRF (2p. 690-698).

VI

Le réquisitoire. Caractéristique

Hippolyte Kirillovitch prit la parole avec un tremblement nerveux, le front et les tempes baignés d’une sueur froide, le corps parcouru de frissons, comme il le raconta ensuite. Il regardait ce discours comme son chef-d’œuvre[1], son chant du cygne, et mourut poitrinaire neuf mois plus tard, justifiant ainsi cette comparaison. Il y mit tout son cœur et toute l’intelligence dont il était capable, dévoilant un sens civique inattendu et de l’intérêt pour les questions « brûlantes ». Il séduisit surtout par la sincérité ; il croyait réellement à la culpabilité de l’accusé et ne requérait pas seulement par ordre, en vertu de ses fonctions, mais animé du désir de « sauver la société ». Même les dames, pourtant hostiles à Hippolyte Kirillovitch, convinrent de la vive impression qu’il avait produite. Il commença d’une voix saccadée, qui s’affermit bientôt et résonna dans la salle entière, jusqu’à la fin. Mais à peine avait-il achevé son réquisitoire qu’il faillit s’évanouir. « Messieurs les jurés, cette affaire a eu du retentissement dans toute la Russie. Au fond, avons-nous lieu d’être surpris, de nous épouvanter ? Ne sommes-nous pas habitués à toutes ces choses ? Ces affaires sinistres ne nous émeuvent presque plus, hélas ! C’est notre apathie, messieurs, qui doit faire horreur, et non le forfait de tel ou tel individu. D’où vient que nous réagissons si faiblement devant des phénomènes qui nous présagent un sombre avenir ? Faut-il attribuer cette indifférence au cynisme, à l’épuisement précoce de la raison et de l’imagination de notre société, si jeune encore, mais déjà débile ; au bouleversement de nos principes moraux ou à l’absence totale de ces principes ? Je laisse en suspens ces questions, qui n’en sont pas moins angoissantes et sollicitent l’attention de chaque citoyen. Notre presse, aux débuts si timides encore, a pourtant rendu quelques services à la société, car, sans elle, nous ne connaîtrions pas la licence effrénée et la démoralisation qu’elle révèle sans cesse à tous, et non aux seuls visiteurs des audiences devenues publiques sous le présent règne. Et que lisons-nous dans les journaux ? Oh ! des atrocités devant lesquelles l’affaire actuelle elle-même pâlit et paraît presque banale. La plupart de nos causes criminelles attestent une sorte de perversité générale, entrée dans nos mœurs et difficile à combattre en tant que fléau social. Ici, c’est un jeune et brillant officier de la haute classe qui assassine sans remords un modeste fonctionnaire, dont il était l’obligé, et sa servante, afin de reprendre une reconnaissance de dette. Et il vole en même temps l’argent : « Cela servira à mes plaisirs. » Son crime accompli, il s’en va, après avoir mis un oreiller sous la tête des victimes. Ailleurs, un jeune héros, décoré pour sa bravoure, égorge comme un brigand, sur la grande route, la mère de son chef, et, pour persuader ses complices, leur assure que « cette femme l’aime comme un fils, qu’elle se fie à lui et, par conséquent, ne prendra pas de précautions ». Ce sont des monstres, mais je n’ose dire qu’il s’agisse de cas isolés. Un autre, sans aller jusqu’au crime, pense de même et est tout aussi infâme dans son for intérieur. En tête à tête avec sa conscience, il se demande peut-être : « L’honneur n’est-il pas un préjugé ? » On m’objectera que je calomnie notre société, que je déraisonne, que j’exagère. Soit, je ne demanderais pas mieux que de me tromper. Ne me croyez pas, considérez-moi comme un malade, mais rappelez-vous mes paroles ; même si je ne dis que la vingtième partie de la vérité, c’est à faire frémir ! Regardez combien il y a de suicides parmi les jeunes gens ! Et ils se tuent sans se demander, comme Hamlet, ce qu’il y aura « ensuite » ; la question de l’immortalité de l’âme, de la vie future n’existe pas pour eux. Voyez notre corruption, nos débauchés. Fiodor Pavlovitch, la malheureuse victime de cette affaire, paraît un enfant innocent à côté d’eux. Or, nous l’avons tous connu, il vivait parmi nous… Oui, la psychologie du crime en Russie sera peut-être étudiée un jour par des esprits éminents, tant chez nous qu’en Europe, car le sujet en vaut la peine. Mais cette étude aura lieu après coup, à loisir, quand l’incohérence tragique de l’heure actuelle, n’étant plus qu’un souvenir, pourra être analysée plus impartialement que je ne suis capable de le faire. Pour le moment, nous nous effrayons ou nous feignons de nous effrayer, tout en savourant ce spectacle, ces sensations fortes qui secouent notre cynique oisiveté ; ou bien nous nous cachons, comme des enfants, la tête sous l’oreiller à la vue de ces fantômes qui passent, pour les oublier ensuite dans la joie et dans les plaisirs. Mais un jour ou l’autre il faudra réfléchir, faire notre examen de conscience, nous rendre compte de notre état social. À la fin d’un de ses chefs-d’œuvre, un grand écrivain de la période précédente, comparant la Russie à une fougueuse troïka, qui galope vers un but inconnu, s’écrie : « Ah ! troïka, rapide comme l’oiseau, qui donc t’a inventée ? » Et, dans un élan d’enthousiasme, il ajoute que devant cette troïka emportée, tous les peuples s’écartent respectueusement[2]. Soit, messieurs, je le veux bien, mais, à mon humble avis, le génial artiste a cédé à un accès d’idéalisme naïf, à moins que peut-être il n’ait craint la censure de l’époque. Car, en n’attelant que ses héros à sa troïka, les Sabakévitch, les Nozdriov, les Tchitchikov, quel que soit le voiturier, Dieu sait où nous mèneraient de pareils coursiers ! Et ce sont là les coursiers d’autrefois ; nous avons mieux encore… »

Ici, le discours d’Hippolyte Kirillovitch fut interrompu par des applaudissements. Le libéralisme du symbole de la troïka russe plut. À vrai dire, les applaudissements furent clairsemés, de sorte que le président ne jugea même pas nécessaire de menacer le public de « faire évacuer » la salle. Pourtant, Hippolyte Kirillovitch fut réconforté : on ne l’avait jamais applaudi ! On avait refusé de l’écouter durant tant d’années, et tout à coup il pouvait se faire entendre de toute la Russie !

« Qu’est-ce donc que cette famille Karamazov, qui a acquis soudain une si triste célébrité ? J’exagère peut-être, mais il me semble qu’elle résume certains traits fondamentaux de notre société contemporaine, à l’état microscopique, « comme une goutte d’eau résume le soleil ». Voyez ce vieillard débauché, ce « père de famille » qui a fini si tristement. Gentilhomme de naissance mais ayant débuté dans la vie comme chétif parasite, un mariage imprévu lui procure un petit capital ; d’abord vulgaire fripon et bouffon obséquieux, c’est avant tout un usurier. Avec le temps, à mesure qu’il s’enrichit, il prend de l’assurance. L’humilité et la flagornerie disparaissent, il ne reste qu’un cynique méchant et railleur, un débauché. Nul sens moral, une soif de vivre inextinguible. À part les plaisirs sensuels, rien n’existe, voilà ce qu’il enseigne à ses enfants. En tant que père, il ne reconnaît aucune obligation morale, il s’en moque, laisse ses jeunes enfants aux mains des domestiques et se réjouit quand on les emmène. Il les oublie même totalement. Toute sa morale se résume dans ce mot : après moi, le déluge ![3] C’est le contraire d’un citoyen, il se détache complètement de la société : « Périsse le monde, pourvu que je me trouve bien, moi seul. » Et il se trouve bien, il est tout à fait content, il veut mener cette vie encore vingt ou trente ans. Il frustre son fils, et avec son argent, l’héritage de sa mère qu’il refuse de lui remettre, il cherche à lui souffler sa maîtresse. Non, je ne veux pas abandonner la défense de l’accusé à l’éminent avocat venu de Pétersbourg. Moi aussi je dirai la vérité, moi aussi je comprends l’indignation accumulée dans le cœur de ce fils. Mais assez sur ce malheureux vieillard : il a reçu sa rétribution. Rappelons-nous, pourtant, que c’était un père, et un père moderne. Est-ce calomnier la société que de dire qu’il y en a beaucoup comme lui ? Hélas ! la plupart d’entre eux ne s’expriment pas avec autant de cynisme, car ils sont mieux élevés, plus instruits, mais au fond ils ont la même philosophie. Admettons que je sois pessimiste. Il est entendu que vous me pardonnerez. Ne me croyez pas, mais laissez-moi m’expliquer, vous vous rappellerez certaines de mes paroles.

« Voyons les fils de cet homme. L’un est devant nous, au banc des accusés ; je serai bref sur les autres. L’aîné de ceux-ci est un jeune homme moderne, fort instruit et fort intelligent, qui ne croit à rien pourtant et a déjà renié bien des choses, comme son père. Nous l’avons tous entendu, il était reçu amicalement dans notre société. Il ne cachait pas ses opinions, bien au contraire, ce qui m’enhardit à parler maintenant de lui avec quelque franchise, tout en ne l’envisageant qu’en tant que membre de la famille Karamazov. Hier, tout au bout de la ville, s’est suicidé un malheureux idiot, impliqué étroitement dans cette affaire, ancien domestique et peut-être fils naturel de Fiodor Pavlovitch, Smerdiakov. Il m’a raconté en larmoyant, à l’instruction, que ce jeune Karamazov, Ivan Fiodorovitch, l’avait épouvanté par son nihilisme moral : « D’après lui, tout est permis, et rien dorénavant ne doit être défendu, voilà ce qu’il m’enseignait. » Cette doctrine a dû achever de déranger l’esprit de l’idiot, bien qu’assurément sa maladie et le terrible drame survenu dans la maison lui aient aussi troublé le cerveau. Mais cet idiot est l’auteur d’une remarque qui eût fait honneur à un observateur plus intelligent, voilà pourquoi j’ai parlé de lui. « S’il y a, m’a-t-il dit, un des fils de Fiodor Pavlovitch qui lui ressemble davantage par le caractère, c’est Ivan Fiodorovitch ! » Sur cette remarque, j’interromps ma caractéristique, estimant qu’il serait indélicat de continuer. Oh ! je ne veux pas tirer des conclusions et pronostiquer uniquement la ruine à cette jeune destinée. Nous avons vu aujourd’hui que la vérité est encore puissante dans son jeune cœur, que les sentiments familiaux ne sont pas encore étouffés en lui par l’irréligion et le cynisme des idées, inspirés davantage par l’hérédité que par la véritable souffrance morale.

« Le plus jeune, encore adolescent, est pieux et modeste ; à l’inverse de la doctrine sombre et dissolvante de son frère, il se rapproche des « principes populistes », ou de ce qu’on appelle ainsi dans certains milieux intellectuels. Il s’est attaché à notre monastère, a même failli prendre l’habit. Il incarne, me semble-t-il, inconsciemment, le fatal désespoir qui pousse une foule de gens, dans notre malheureuse société — par crainte du cynisme corrupteur et parce qu’ils attribuent faussement tous nos maux à la culture occidentale — à retourner, comme ils disent, « au sol natal », à se jeter, pour ainsi parler, dans les bras de la terre natale, comme des enfants effrayés par les fantômes se réfugient sur le sein tari de leur mère pour s’endormir tranquillement et échapper aux visions qui les épouvantent. Quant à moi, je forme les meilleurs vœux pour cet adolescent si bien doué, je souhaite que ses nobles sentiments et ses aspirations vers les principes populistes ne dégénèrent pas par la suite, comme il arrive fréquemment, en un sombre mysticisme au point de vue moral, en un stupide chauvinisme au point de vue civique, deux idéals qui menacent la nation de maux encore plus graves, peut-être, que cette perversion précoce, provenant d’une fausse compréhension de la culture occidentale dont souffre son frère. »

Le chauvinisme et le mysticisme recueillirent quelques applaudissements. Sans doute, Hippolyte Kirillovitch s’était laissé entraîner, et toutes ces divagations ne cadraient guère avec l’affaire, mais ce poitrinaire aigri avait trop envie de se faire entendre, au moins une fois dans sa vie. On raconta ensuite qu’en faisant d’Ivan Fiodorovitch un portrait tiré au noir, il avait obéi à un sentiment peu délicat : battu une ou deux fois par celui-ci dans des discussions en public, il voulait maintenant se venger. J’ignore si cette assertion était justifiée. D’ailleurs, tout cela n’était qu’une simple entrée en matière.

« Le troisième fils de cette famille moderne est sur le banc des accusés. Sa vie et ses exploits se déroulent devant nous ; l’heure est venue où tout s’étale au grand jour. À l’inverse de ses frères, dont l’un est un « occidentaliste » et l’autre un « populiste », il représente la Russie à l’état naturel, mais Dieu merci, pas dans son intégrité ! Et pourtant la voici, notre Russie, on la sent, on l’entend en lui, la chère petite mère. Il y a en nous un étonnant alliage de bien et de mal ; nous aimons Schiller et la civilisation, mais nous faisons du tapage dans les cabarets et nous traînons par la barbe nos compagnons d’ivresse. Il nous arrive d’être excellents, mais seulement lorsque tout va bien pour nous. Nous nous enflammons pour les plus nobles idéals, à condition de les atteindre sans peine et que cela ne nous coûte rien. Nous n’aimons pas à payer, mais nous aimons beaucoup à recevoir. Faites-nous la vie heureuse, donnez-nous les coudées franches et vous verrez comme nous serons gentils. Nous ne sommes pas avides, certes, mais donnez-nous le plus d’argent possible, et vous verrez avec quel mépris pour le vil métal nous le dissiperons en une nuit d’orgie. Et si l’on nous refuse l’argent, nous montrerons comment nous savons nous en procurer au besoin. Mais procédons par ordre. Nous voyons d’abord le pauvre enfant abandonné « nu-pieds dans l’arrière-cour », selon l’expression de notre respectable concitoyen, d’origine étrangère, hélas ! Encore un coup, je n’abandonne à personne la défense du prévenu. Je suis à la fois son accusateur et son avocat. Nous sommes humains, que diantre, et apprécions comme il sied l’influence des premières impressions d’enfance sur le caractère. Mais l’enfant devient un jeune homme, le voici officier ; ses violences et une provocation en duel le font exiler dans une ville frontière. Naturellement, il fait la fête, mène la vie à grandes guides. Il a surtout besoin d’argent, et après de longues discussions transige avec son père pour six mille roubles. Il existe, remarquez-le bien, une lettre de lui où il renonce presque au reste et termine, pour cette somme, le différend au sujet de l’héritage. C’est alors qu’il fait la connaissance d’une jeune fille cultivée, et d’un très noble caractère. Je n’entrerai pas dans les détails, vous venez de les entendre : il s’agit d’honneur et d’abnégation, je me tais. L’image du jeune homme frivole et corrompu, mais s’inclinant devant la véritable noblesse, devant une idée supérieure, nous est apparue des plus sympathiques. Mais ensuite, dans cette même salle, on nous a montré le revers de la médaille. Je n’ose pas me lancer dans des conjectures et je m’abstiens d’analyser les causes. Ces causes n’en existent pas moins. Cette même personne, avec les larmes d’une indignation longtemps refoulée, nous déclare qu’il l’a méprisée pour son élan imprudent, impétueux, peut-être, mais noble et généreux. Devenu son fiancé, il a eu pour elle un sourire railleur qu’elle aurait peut-être supporté d’un autre, mais pas de lui. Sachant qu’il l’a trahie (car il pensait pouvoir tout se permettre à l’avenir, même la trahison), sachant cela, elle lui remet trois mille roubles en lui donnant à entendre clairement qu’elle devine ses intentions. « Eh bien ! les prendras-tu, oui ou non, en auras-tu le courage ? » lui dit son regard pénétrant. Il la regarde, comprend parfaitement sa pensée (lui-même l’a avoué devant vous), puis il s’approprie ces trois mille roubles et les dépense en deux jours avec son nouvel amour. Que croire ? La première légende, le noble sacrifice de ses dernières ressources et l’hommage à la vertu, ou le revers de la médaille, la bassesse de cette conduite ? Dans les cas ordinaires, il convient de chercher la vérité entre les extrêmes ; ce n’est pas le cas ici. Très probablement, il s’est montré aussi noble la première fois que vil la seconde. Pourquoi ? Parce que nous sommes une « nature large », un Karamazov — voilà où je veux en venir — capable de réunir tous les contrastes et de contempler à la fois deux abîmes, celui d’en haut, l’abîme des sublimes idéals, et celui d’en bas, l’abîme de la plus ignoble dégradation. Rappelez-vous la brillante idée formulée tout à l’heure par M. Rakitine, le jeune observateur, qui a étudié de près toute la famille Karamazov : « La conscience de la dégradation est aussi indispensable à ces natures effrénées que la conscience de la noblesse morale. » Rien n’est plus vrai ; ce mélange contre nature leur est constamment nécessaire. Deux abîmes, messieurs, deux abîmes simultanément, sinon nous ne sommes pas satisfaits, il manque quelque chose à notre existence. Nous sommes larges, larges, comme notre mère la Russie, nous nous accommodons de tout. À propos, messieurs les jurés, nous venons de parler de ces trois mille roubles et je me permets d’anticiper un peu. Imaginez-vous qu’avec ce caractère, ayant reçu cet argent au prix d’une telle honte, de la dernière humiliation, imaginez-vous que le jour même il ait pu soi-disant en distraire la moitié, la coudre dans un sachet et avoir ensuite la constance de la porter tout un mois sur la poitrine, malgré la gêne et les tentations ! Ni lors de ses orgies dans les cabarets, ni lorsqu’il lui fallut quitter la ville pour se procurer chez Dieu sait qui l’argent nécessaire, afin de soustraire sa bien-aimée aux séductions de son père, de son rival, il n’ose toucher à cette réserve. Ne fût-ce que pour ne pas laisser son amie exposée aux intrigues du vieillard dont il était si jaloux, il aurait dû défaire son sachet et monter la garde autour d’elle, attendant le moment où elle lui dirait : « Je suis à toi », pour l’emmener loin de ce fatal milieu. Mais non, il n’a pas recours à son talisman, et sous quel prétexte ? Le premier prétexte, nous l’avons dit, était qu’il lui fallait de l’argent, au cas où son amie voudrait partir avec lui. Mais ce premier prétexte, d’après les propres paroles de l’accusé, a fait place à un autre. « Tant, dit-il que je porte cet argent sur moi, je suis un misérable, mais non un voleur », car je puis toujours aller trouver ma fiancée, et en lui présentant la moitié de la somme que je me suis frauduleusement appropriée, lui dire : « Tu vois, j’ai dissipé la moitié de ton argent et prouvé que je suis un homme faible et sans conscience et, si tu veux, un misérable (j’emploie les termes de l’accusé), mais non un voleur, car alors je ne t’aurais pas rapporté cette moitié, je me la serais appropriée comme la première. » Singulière explication ! Ce forcené sans caractère, qui n’a pu résister à la tentation d’accepter trois mille roubles dans des conditions aussi honteuses, fait preuve soudain d’une fermeté stoïque et porte mille roubles à son cou sans oser y toucher ! Cela cadre-t-il avec le caractère que nous avons analysé ? Non, et je me permets de vous raconter comment le vrai Dmitri Karamazov aurait procédé s’il s’était vraiment décidé à coudre son argent dans un sachet. À la première tentation, ne fût-ce que pour faire plaisir à sa dulcinée, avec laquelle il avait déjà dépensé la moitié de l’argent, il aurait décousu le sachet et prélevé, mettons cent roubles pour la première fois, car à quoi bon rapporter nécessairement la moitié ? quatorze cents roubles suffisent : « Je suis un misérable et non un voleur, car je rendrai quatorze cents roubles ; un voleur eût tout gardé. » Quelque temps après, il aurait retiré un second billet, puis un troisième, et ainsi de suite jusqu’à l’avant-dernier, à la fin du mois : « Je suis un misérable, mais non un voleur. J’ai dépensé vingt-neuf billets, je restituerai le trentième, un voleur n’agirait pas ainsi. » Mais cet avant-dernier billet disparu à son tour, il aurait regardé le dernier en se disant : « Ce n’est plus la peine, dépensons celui-là comme les autres ! » Voilà comment aurait procédé le véritable Dmitri Karamazov, tel que nous le connaissons ! Quant à la légende du sachet, elle est en contradiction absolue avec la réalité. On peut tout supposer, excepté cela. Mais nous y reviendrons. »

Après avoir exposé dans l’ordre tout ce que l’instruction connaissait des discussions d’intérêts et des rapports du père et du fils, en concluant de nouveau qu’il était tout à fait impossible d’établir, au sujet de la division de l’héritage, lequel avait fait tort à l’autre, Hippolyte Kirillovitch, à propos de ces trois mille roubles devenus une idée fixe dans l’esprit de Mitia, rappela l’expertise médicale.

  1. En français dans le texte.
  2. Gogol, les Âmes mortes, 1ère partie, XI.
  3. En français dans le texte.