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Les Frères Karamazov (trad. Henri Mongault)/XII/07

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Traduction par Henri Mongault.
NRF (2p. 698-702).

VII

Aperçu historique

« L’expertise médicale a voulu nous prouver que l’accusé n’a pas toute sa raison, que c’est un maniaque. Je soutiens qu’il a sa raison, mais que c’est un malheur pour lui : car s’il ne l’avait pas, il aurait peut-être fait preuve de plus d’intelligence. Je le reconnaîtrais volontiers pour maniaque, mais sur un point seulement, signalé par l’expertise, sa manière de voir au sujet de ces trois mille roubles dont son père l’aurait frustré. Néanmoins son exaspération à ce propos peut s’expliquer beaucoup plus simplement que par une propension à la folie. Je partage entièrement l’opinion du jeune praticien, selon lequel l’accusé jouit et jouissait de toutes ses facultés, n’était qu’exaspéré et aigri. J’estime que ces trois mille roubles ne faisaient pas l’objet de sa constante exaltation, qu’une autre cause excitait sa colère ; cette cause, c’est la jalousie ! »

Ici, Hippolyte Kirillovitch s’étendit sur la fatale passion de l’accusé pour Grouchegnka. Il commença au moment où l’accusé s’était rendu chez « la jeune personne » pour « la battre », suivant son expression ; mais au lieu de cela, il resta à ses pieds, ce fut le début de cet amour. En même temps, cette personne est remarquée par le père de l’accusé : coïncidence fatale et surprenante, car ces deux cœurs s’enflammèrent à la fois d’une passion effrénée, en vrais Karamazov, bien qu’ils connussent auparavant la jeune femme. Nous possédons l’aveu de celle-ci : « Je me jouais, dit-elle, de l’un et de l’autre. » Oui, cette intention lui vint tout à coup à l’esprit, et finalement les deux hommes furent ensorcelés par elle. Le vieillard, qui adorait l’argent, prépara trois mille roubles, seulement pour qu’elle vînt chez lui, et bientôt il en arriva à s’estimer heureux si elle consentait à l’épouser. Nous avons des témoignages formels à cet égard. Quant à l’accusé, nous connaissons la tragédie qu’il a vécue. Mais tel était le « jeu » de la jeune personne. Cette sirène n’a donné aucun espoir au malheureux, si ce n’est au dernier moment, alors que, à genoux devant elle, il lui tendait les bras. « Envoyez-moi au bagne avec lui, c’est moi qui l’ai poussé, je suis la coupable ! » criait-elle avec un sincère repentir lors de l’arrestation. M. Rakitine, le jeune homme de talent, que j’ai déjà cité et qui a entrepris de décrire cette affaire, définit en quelques phrases concises le caractère de l’héroïne : « Un désenchantement précoce, la trahison et l’abandon du fiancé qui l’avait séduite, puis la pauvreté, la malédiction d’une honnête famille, enfin la protection d’un riche vieillard, que d’ailleurs elle regarde encore comme son bienfaiteur. Dans ce jeune cœur, peut-être enclin au bien, la colère s’est amassée, elle est devenue calculatrice, elle aime à thésauriser ; elle se raille de la société et lui garde rancune. » Cela explique qu’elle ait pu se jouer de l’un et de l’autre par méchanceté pure. Durant ce mois où l’accusé aime sans espoir, dégradé par sa trahison et sa malhonnêteté, il est en outre affolé, exaspéré par une jalousie incessante envers son père. Et pour comble, le vieillard insensé s’efforce de séduire l’objet de sa passion au moyen de ces trois mille roubles que son fils lui réclame comme l’héritage de sa mère. Oui, je conviens que la pilule est amère ! Il y avait de quoi devenir maniaque. Et ce n’était pas l’argent qui importait, mais le cynisme répugnant qui conspirait contre son bonheur, avec cet argent même ! »

Ensuite Hippolyte Kirillovitch aborda la genèse du crime dans l’esprit de l’accusé, en s’appuyant sur les faits.

« D’abord, nous nous bornons à brailler dans les cabarets durant tout ce mois. Nous exprimons volontiers tout ce qui nous passe par la tête, même les idées les plus subversives ; nous sommes expansif, mais, on ne sait pourquoi, nous exigeons que nos auditeurs nous témoignent une entière sympathie, prennent part à nos peines, fassent chorus, ne nous gênent en rien. Sinon gare à eux ! (Suivait l’anecdote du capitaine Sniéguiriov.) Ceux qui ont vu et entendu l’accusé durant ce mois eurent finalement l’impression qu’il ne s’en tiendrait pas à de simples menaces contre son père, et que, dans son exaspération, il était capable de les réaliser. (Ici le procureur décrivit la réunion de famille au monastère, les conversations avec Aliocha et la scène scandaleuse chez Fiodor Pavlovitch, chez qui l’accusé avait fait irruption après dîner.) Je ne suis pas sûr, poursuivit Hippolyte Kirillovitch, qu’avant cette scène l’accusé eût déjà résolu de supprimer son père. Mais cette idée lui était déjà venue : les faits, les témoins et son propre aveu le prouvent. J’avoue, messieurs les jurés, que jusqu’à ce jour j’hésitais à croire à la préméditation complète. J’étais persuadé qu’il avait envisagé à plusieurs reprises ce moment fatal, mais sans préciser la date et les circonstances de l’exécution. Mon hésitation a cessé en présence de ce document accablant, communiqué aujourd’hui au tribunal par Mlle Verkhovtsev. Vous avez entendu, messieurs, son exclamation : « C’est le plan, le programme de l’assassinat ! » Voilà comment elle a défini cette malheureuse lettre d’ivrogne. En effet, cette lettre établit la préméditation. Elle a été écrite deux jours avant le crime, et nous savons qu’à ce moment, avant la réalisation de son affreux projet, l’accusé jurait que s’il ne trouvait pas à emprunter le lendemain, il tuerait son père pour prendre l’argent sous son oreiller, « dans une enveloppe, ficelée d’une faveur rose, dès qu’Ivan serait parti ». Vous entendez : « dès qu’Ivan serait parti » ; par conséquent, tout est combiné, et tout s’est passé comme il l’avait écrit. La préméditation ne fait aucun doute, le crime avait le vol pour mobile, c’est écrit et signé. L’accusé ne renie pas sa signature. On dira : c’est la lettre d’un ivrogne. Cela n’atténue rien, au contraire : il a écrit, étant ivre, ce qu’il avait combiné à l’état lucide. Sinon, il se serait abstenu d’écrire. « Mais, objectera-t-on peut-être, pourquoi a-t-il crié son projet dans les cabarets ? celui qui prémédite un tel acte se tait et garde son secret. » C’est vrai, mais alors il n’avait que des velléités, son intention mûrissait. Par la suite, il s’est montré plus réservé à cet égard. Le soir où il écrivit cette lettre, après s’être enivré au cabaret « À la Capitale », il resta silencieux par exception, se tint à l’écart sans jouer au billard, se bornant à houspiller un commis de magasin, mais inconsciemment, cédant à une habitude invétérée. Certes, une fois résolu à agir, l’accusé devait appréhender de s’être trop vanté en public de ses intentions, et que cela pût servir de preuve contre lui, quand il exécuterait son plan. Mais que faire ? Il ne pouvait rattraper ses paroles et espérait s’en tirer encore cette fois. Nous nous fiions à notre étoile, messieurs ! Il faut reconnaître qu’il a fait de grands efforts avant d’en arriver là, et pour éviter un dénouement sanglant : « Je demanderai de l’argent à tout le monde, écrit-il dans sa langue originale, et si l’on m’en refuse, le sang coulera. » De nouveau, nous le voyons agir à l’état lucide comme il l’avait écrit étant ivre ! »

Ici Hippolyte Kirillovitch décrivit en détail les tentatives de Mitia pour se procurer de l’argent, pour éviter le crime. Il relata ses démarches auprès de Samsonov, sa visite à Liagavi.

« Éreinté, mystifié, affamé, ayant vendu sa montre pour les frais du voyage (tout en portant quinze cents roubles sur lui, soi-disant), tourmenté par la jalousie au sujet de sa bien-aimée qu’il a laissée en ville, soupçonnant qu’en son absence elle peut aller trouver Fiodor Pavlovitch, il revient enfin. Dieu soit loué ! Elle n’y a pas été. Lui-même l’accompagne chez son protecteur Samsonov. (Chose étrange, nous ne sommes pas jaloux de Samsonov, et c’est là un détail caractéristique ! ) Il court à son poste d’observation « sur les derrières » et, là, il apprend que Smerdiakov a eu une crise, que l’autre domestique est malade ; le champ est libre, les « signaux » sont dans ses mains, quelle tentation ! Néanmoins, il résiste ; il se rend chez une personne respectée de tous, Mme Khokhlakov. Cette dame, qui compatit depuis longtemps à son sort, lui donne le plus sage des conseils : renoncer à faire la fête, à cet amour scandaleux, à ces flâneries dans les cabarets, où se gaspille sa jeune énergie, et partir pour les mines d’or, en Sibérie : « Là-bas est le dérivatif aux forces qui bouillonnent en vous, à votre caractère romanesque, avide d’aventures. »

Après avoir décrit l’issue de l’entretien et le moment où l’accusé apprit tout à coup que Grouchegnka n’était pas restée chez Samsonov, ainsi que la fureur du malheureux jaloux, à l’idée qu’elle le trompait et se trouvait maintenant chez Fiodor Pavlovitch, Hippolyte Kirillovitch conclut, en faisant remarquer la fatalité de cet incident :

« Si la domestique avait eu le temps de lui dire que sa dulcinée était à Mokroïé avec son premier amant, rien ne serait arrivé. Mais elle était bouleversée, elle jura ses grands dieux, et si l’accusé ne la tua pas sur place, c’est parce qu’il s’élança à la poursuite de l’infidèle. Mais notez ceci : tout en étant hors de lui, il s’empare d’un pilon de cuivre. Pourquoi précisément un pilon ? Pourquoi pas une autre arme ? Mais si nous nous préparons à cette scène envisagée depuis un mois, que quelque chose ressemblant à une arme se présente, nous nous en emparons aussitôt. Depuis un mois, nous nous disions qu’un objet de ce genre peut servir d’arme. Aussi n’avons-nous pas hésité. Par conséquent, l’accusé savait ce qu’il faisait en se saisissant de ce fatal pilon. Le voici dans le jardin de son père, le champ est libre, pas de témoins, une obscurité profonde et la jalousie. Le soupçon qu’elle est ici, dans les bras de son rival et se moque peut-être de lui à cet instant, s’empare de son esprit. Et non seulement le soupçon, il s’agit bien de cela, la fourberie saute aux yeux : elle est ici, dans cette chambre où il y a de la lumière, elle est chez lui, derrière le paravent, et le malheureux se glisse vers la fenêtre, regarde avec déférence, se résigne et s’en va sagement pour ne pas faire un malheur, pour éviter l’irréparable ; et on veut nous faire croire cela, à nous qui connaissons le caractère de l’accusé, qui comprenons son état d’esprit révélé par les faits, surtout alors qu’il était au courant des signaux permettant de pénétrer aussitôt dans la maison ! »

À ce propos, Hippolyte Kirillovitch abandonna provisoirement l’accusation et jugea nécessaire de s’étendre sur Smerdiakov, afin de liquider l’épisode des soupçons dirigés contre lui et d’en finir une fois pour toutes avec cette idée. Il ne négligea aucun détail et tout le monde comprit que, malgré le dédain qu’il témoignait pour cette hypothèse, il la considérait pourtant comme très importante.