Les Frères Karamazov (trad. Henri Mongault)/VIII/02

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Traduction par Henri Mongault.
NRF (2p. 386-392).

II

Liagavi

Donc, il fallait « galoper », et Mitia n’avait pas de quoi payer la course : vingt kopeks, voilà ce qui lui restait de son ancienne prospérité ! Il possédait une vieille montre en argent, qui ne marchait plus depuis longtemps. Un horloger juif, installé dans une boutique, au marché, en donna six roubles. « Je ne m’y attendais pas ! » s’écria Mitia enchanté (l’enchantement continuait). Il prit ses six roubles et courut chez lui. Là, il compléta la somme en empruntant trois roubles à ses logeurs, qui les lui donnèrent de bon cœur, bien que ce fût leur dernier argent, tant ils l’aimaient. Dans son exaltation, Mitia leur révéla que son sort se décidait et expliqua — à la hâte bien entendu — presque tout le plan qu’il venait d’exposer à Samsonov, la décision de ce dernier, ses futurs espoirs, etc. Auparavant déjà, ces gens étaient au courant de beaucoup de ses secrets et le regardaient comme des leurs, un barine nullement fier. Ayant de la sorte rassemblé neuf roubles, Mitia envoya chercher des chevaux de poste jusqu’à la station de Volovia. Mais de cette façon, on constata et on se souvint « qu’à la veille d’un certain événement, Mitia n’avait pas le sou, que pour se procurer de l’argent il avait vendu une montre et emprunté trois roubles à ses logeurs, tout cela devant témoins ».

Je note le fait, on comprendra ensuite pourquoi.

En roulant vers Volovia, Mitia, radieux à l’idée de débrouiller enfin et de terminer « toutes ces affaires », tressaillit pourtant d’inquiétude : qu’adviendrait-il de Grouchegnka durant son absence ? Se déciderait-elle aujourd’hui à aller trouver Fiodor Pavlovitch ? Voilà pourquoi il était parti sans la prévenir, en recommandant aux logeurs de ne rien dire au cas où l’on viendrait le demander. « Il faut rentrer ce soir sans faute, répétait-il, cahoté dans la télègue, et ramener ce Liagavi… pour dresser l’acte… » Mais hélas ! ses rêves n’étaient pas destinés à se réaliser suivant son « plan ».

D’abord, il perdit du temps en prenant à Volovia le chemin vicinal : le parcours se trouva être de dix-huit et non de douze verstes. Ensuite, il ne trouva pas chez lui le Père Ilinski, qui s’était rendu au village voisin. Pendant que Mitia partait à sa recherche avec les mêmes chevaux, déjà fourbus, la nuit était presque venue. Le prêtre, petit homme timide à l’air affable, lui expliqua aussitôt que ce Liagavi, qui avait logé d’abord chez lui, était maintenant à Soukhoï Posiélok et passerait la nuit dans l’izba du garde forestier, car il trafiquait aussi par là-bas. Sur la prière instante de Mitia de le conduire immédiatement auprès de Liagavi et « de le sauver ainsi », le prêtre consentit, après quelque hésitation, à l’accompagner à Soukhoï Posiélok, la curiosité s’en mêlant ; par malheur, il conseilla d’aller à pied, car « il n’y avait qu’un peu plus d’une verste ». Mitia accepta, bien entendu, et marcha comme toujours à grands pas de sorte que le pauvre ecclésiastique avait peine à le suivre. C’était un homme encore jeune et fort réservé. Mitia se mit aussitôt à parler de ses plans, demanda nerveusement des conseils au sujet de Liagavi, causa tout le long du chemin. Le prêtre l’écoutait avec attention, mais ne conseillait guère. Il répondait évasivement aux questions de Mitia : « Je ne sais pas ; d’où le saurais-je ? », etc. Lorsque Mitia parla de ses démêlés avec son père au sujet de l’héritage, le prêtre s’effraya, car il dépendait à certains égards de Fiodor Pavlovitch. Il s’informa avec surprise pourquoi Mitia appelait Liagavi le paysan Gorstkine, et lui expliqua que, bien que ce nom de Liagavi fût le sien, il s’en offensait cruellement, et qu’il fallait le nommer Gorstkine, « sinon vous n’en pourrez rien tirer et il ne vous écoutera pas ». Mitia s’étonna quelque peu et expliqua que Samsonov lui-même l’avait appelé ainsi. À ces mots, le prêtre changea de conversation ; il aurait dû faire part de ses soupçons à Dmitri Fiodorovitch : si Samsonov l’avait adressé à ce moujik sous le nom de Liagavi, n’était-ce pas par dérision, n’y avait-il pas là quelque chose de louche ? Du reste Mitia n’avait pas le temps de s’arrêter à « de pareilles bagatelles ». Il cheminait toujours, et s’aperçut seulement en arrivant à Soukhoï Posiélok qu’on avait fait trois verstes au lieu d’une et demie. Il dissimula son mécontentement. Ils entrèrent dans l’izba dont le garde forestier, qui connaissait le prêtre, occupait la moitié ; l’étranger était installé dans l’autre, séparée par le vestibule. C’est là qu’ils se dirigèrent en allumant une chandelle. L’izba était surchauffée. Sur une table en bois de pin, il y avait un samovar éteint, un plateau avec des tasses, une bouteille de rhum vide, un carafon d’eau-de-vie presque vide et les restes d’un pain de froment. L’étranger reposait sur le banc, son vêtement roulé sous sa tête en guise d’oreiller, et ronflait pesamment. Mitia était perplexe. « Certainement, il faut le réveiller : mon affaire est trop importante, je me suis tant dépêché, j’ai hâte de m’en retourner aujourd’hui même », murmurait-il inquiet. Il s’approcha et se mit à le secouer, mais le dormeur ne se réveilla pas. « Il est ivre, conclut Mitia. Que faire, mon Dieu, que faire ? » Dans son impatience, il commença à le tirer par les mains, par les pieds, à le soulever, à l’asseoir sur le banc, mais il n’obtint, après de longs effort, que de sourds grognements et des invectives énergiques, bien que confuses.

« Vous feriez mieux d’attendre, dit enfin le prêtre, vous ne tirerez rien de lui maintenant.

— Il a bu toute la journée, fit observer le garde.

— Mon Dieu ! s’écria Mitia, si vous saviez comme j’ai besoin de lui et dans quelle situation je me trouve !

— Mieux vaut attendre jusqu’à demain matin, répéta le prêtre.

— Jusqu’au matin ? Mais, c’est impossible ! »

Dans son désespoir, il allait encore secouer l’ivrogne, mais s’arrêta aussitôt, comprenant l’inutilité de ses efforts. Le prêtre se taisait, le garde ensommeillé était maussade.

« Quelles tragédies on rencontre dans la vie réelle ! » proféra Mitia désespéré.

La sueur ruisselait de son visage. Le prêtre profita d’une minute de calme pour lui expliquer sagement que même s’il parvenait à réveiller le dormeur, celui-ci ne pourrait discuter avec lui, étant ivre ; « puisqu’il s’agit d’une affaire importante, c’est plus sûr de le laisser tranquille jusqu’au matin… » Mitia en convint.

« Je resterai ici, mon Père, à attendre l’occasion. Dès qu’il s’éveillera, je commencerai… Je te paierai la chandelle et la nuitée, dit-il au gardien, tu te souviendras de Dmitri Karamazov. Mais vous, mon Père, où allez-vous coucher ?

— Ne vous inquiétez pas, je retourne chez moi sur sa jument, dit-il en désignant le garde. Sur quoi, adieu et bonne chance. »


Ainsi fut fait. Le prêtre enfourcha la jument, heureux de s’être dégagé, mais vaguement inquiet et se demandant s’il ne ferait pas bien d’informer le lendemain Fiodor Pavlovitch de cette curieuse affaire, « sinon il se fâchera en l’apprenant et me retirera sa faveur ». Le garde, après s’être gratté, retourna sans mot dire dans sa chambre ; Mitia prit place sur le banc pour attendre l’occasion, comme il disait. Une profonde angoisse l’étreignait, telle qu’un épais brouillard. Il songeait sans parvenir à rassembler ses idées. La chandelle brûlait, un grillon chantait, on étouffait dans la chambre surchauffée. Il se représenta soudain le jardin, l’entrée ; la porte de la maison de son père s’ouvrait mystérieusement et Grouchegnka accourait. Il se leva vivement.

« Tragédie ! » murmura-t-il en grinçant des dents.

Il s’approcha machinalement du dormeur et se mit à l’examiner. C’était un moujik efflanqué, encore jeune, aux cheveux bouclés, à la barbiche rousse, il portait une blouse d’indienne et un gilet noir, avec la chaîne d’une montre en argent au gousset. Mitia considérait cette physionomie avec une véritable haine ; les boucles surtout l’exaspéraient, Dieu sait pourquoi. Le plus humiliant, c’est que lui, Mitia, restait là devant cet homme avec son affaire urgente, à laquelle il avait tout sacrifié, à bout de forces, et ce fainéant, « dont dépend maintenant mon sort, ronfle comme si de rien n’était, comme s’il venait d’une autre planète ! » Mitia, perdant la tête, s’élança de nouveau pour réveiller l’ivrogne. Il y mit une sorte d’acharnement, le houspilla, alla jusqu’à le battre, mais au bout de cinq minutes, n’obtenant aucun résultat, il se rassit en proie à un désespoir impuissant.

« Sottise, sottise ! que tout cela est donc pitoyable ! » Il commençait à avoir la migraine : « Faut-il tout abandonner, m’en retourner ? » songeait-il. « Non, je resterai jusqu’au matin, exprès ! Pourquoi être venu ici ? Et je n’ai pas de quoi m’en retourner ; comment faire ? Oh ! que tout cela est donc absurde ! »

Cependant, son mal de tête augmentait. Il resta immobile et s’assoupit insensiblement, puis s’endormit assis. Au bout de deux heures, il fut réveillé par une douleur intolérable à la tête, ses tempes battaient. Il fut longtemps à revenir à lui, et à se rendre compte de ce qui se passait. Il comprit enfin que c’était un commencement d’asphyxie dû au charbon et qu’il aurait pu mourir. L’ivrogne ronflait toujours ; la chandelle avait coulé et menaçait de s’éteindre. Mitia poussa un cri et se précipita en chancelant chez le garde, qui fut bientôt réveillé. En apprenant de quoi il s’agissait, il alla faire le nécessaire, mais accueillit la chose avec un flegme surprenant, ce dont Mitia fut vexé.

« Mais il est mort, il est mort, alors… que faire ? » s’écria-t-il dans son exaltation.

On donna de l’air, on déboucha le tuyau. Mitia apporta du vestibule un seau d’eau dont il s’arrosa la tête, puis il trempa un chiffon qu’il appliqua sur celle de Liagavi. Le garde continuait à montrer une indifférence dédaigneuse ; après avoir ouvert la fenêtre, il dit d’un air maussade : « ça va bien comme ça », puis retourna se coucher en laissant à Mitia une lanterne allumée. Durant une demi-heure, Mitia s’empressa autour de l’ivrogne, renouvelant la compresse, résolu à veiller toute la nuit ; à bout de forces, il s’assit pour reprendre haleine, ses yeux se fermèrent aussitôt ; il s’allongea inconsciemment sur le banc et s’endormit d’un sommeil de plomb.

Il se réveilla fort tard, vers neuf heures. Le soleil brillait aux deux fenêtres de l’izba. Le personnage aux cheveux bouclés était installé devant un samovar bouillant et un nouveau carafon, dont il avait déjà bu plus de la moitié. Mitia se leva en sursaut et s’aperçut aussitôt que le gaillard était de nouveau ivre, irrémédiablement ivre. Il le considéra une minute, écarquillant les yeux. L’autre le regardait en silence, d’un air rusé et flegmatique, et même avec arrogance, à ce que crut Mitia. Il s’élança vers lui :

« Permettez, voyez-vous… je… Le garde a dû vous dire qui je suis : le lieutenant Dmitri Karamazov, fils du vieillard avec qui vous êtes en pourparlers pour une coupe.

— Tu mens ! répliqua l’ivrogne d’un ton décidé.

— Comment ça ? Vous connaissez Fiodor Pavlovitch ?

— Je ne connais aucun Fiodor Pavlovitch, proféra le bonhomme, la langue pâteuse.

— Mais vous marchandez son bois ; réveillez-vous, remettez-vous. C’est le Père Pavel Ilinski qui m’a conduit ici… Vous avez écrit à Samsonov, il m’adresse à vous… »

Mitia haletait.

« Tu m… mens ! » répéta Liagavi.

Mitia se sentit défaillir.

« De grâce, ce n’est pas une plaisanterie. Vous êtes ivre, sans doute. Vous pouvez enfin parler, comprendre… sinon… c’est moi qui n’y comprends rien !

— Tu es teinturier !

— Permettez, je suis Karamazov, Dmitri Karamazov ; j’ai une proposition à vous faire… une proposition très avantageuse… précisément à propos du bois. »

L’ivrogne se caressait la barbe d’un air important.

« Non, tu as traité à forfait et tu es un gredin !

— Je vous assure que vous vous trompez ! » hurla Mitia en se tordant les mains.

Le manant se caressait toujours la barbe ; soudain, il cligna de l’œil d’un air rusé.

« Cite-moi une loi qui permette de commettre des vilenies, entends-tu ? Tu es un gredin, comprends-tu ? »

Mitia recula d’un air sombre, il eut « la sensation d’un coup sur le front », comme il le dit par la suite. Ce fut soudain un trait de lumière, il comprit tout. Il demeurait stupide, se demandant comment lui, un homme pourtant sensé, avait pu prendre au sérieux une telle absurdité, s’engager dans une pareille aventure, s’empresser autour de ce Liagavi, lui mouiller la tête… « Cet individu est soûl et se soûlera encore une semaine, à quoi bon attendre ? Et si Samsonov s’était joué de moi ? Et si elle… Mon Dieu, qu’ai-je fait ?… »

Le croquant le regardait et riait dans sa barbe. En d’autres circonstances, Mitia, de colère, eût assommé cet imbécile, mais maintenant, il se sentait faible comme un enfant. Sans dire un mot, il prit son pardessus sur le banc, le revêtit, passa dans l’autre pièce. Il n’y trouva personne et laissa sur la table cinquante kopeks pour la nuitée, la chandelle et le dérangement. En sortant de l’izba, il se trouva en pleine forêt. Il partit à l’aventure, ne se rappelant même pas quelle direction prendre, à droite ou à gauche de l’izba. La veille, dans sa précipitation, il n’avait pas remarqué le chemin. Il n’éprouvait aucun sentiment de vengeance, pas même envers Samsonov, et suivait machinalement l’étroit sentier, « la tête perdue » et sans s’inquiéter où il allait. Le premier enfant venu l’aurait terrassé, tant il était épuisé. Il parvint pourtant à sortir de la forêt : les champs moissonnés et dénudés s’étendaient à perte de vue. « Partout le désespoir, la mort ! » répétait-il en cheminant.

Par bonheur, il rencontra un vieux marchand qu’un voiturier conduisait à la station de Volovia. Ils prirent avec eux Mitia qui avait demandé son chemin. On arriva trois heures après. À Volovia, Mitia commanda des chevaux pour la ville et s’aperçut qu’il mourait de faim. Pendant qu’on attelait, on lui prépara une omelette. Il la dévora, ainsi qu’un gros morceau de pain, du saucisson, et avala trois petits verres d’eau-de-vie. Une fois restauré, il reprit courage et recouvra sa lucidité ! Il allait à grand-erre ; pressait le voiturier, ruminait un nouveau plan « infaillible » pour se procurer le jour même « ce maudit argent ». « Dire que la destinée peut dépendre de trois mille malheureux roubles ! » s’écriait-il dédaigneusement. « Je me déciderai aujourd’hui ! » Et sans la pensée continuelle de Grouchegnka, et l’inquiétude qu’il éprouvait à son sujet, il aurait peut-être été tout à fait gai. Mais cette pensée le transperçait à chaque instant comme un poignard. Enfin on arriva et Mitia courut chez elle.