Les Frères Karamazov (trad. Henri Mongault)/XI/06

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Traduction par Henri Mongault.
NRF (2p. 607-614).

VI

Première entrevue avec Smerdiakov

C’était la troisième fois qu’Ivan Fiodorovitch allait causer avec Smerdiakov, depuis son retour de Moscou. Il l’avait vu après le drame, le premier jour de son arrivée, puis visité deux semaines après. Mais depuis plus d’un mois, il n’était pas retourné chez Smerdiakov et ne savait presque rien de lui. Ivan Fiodorovitch était revenu de Moscou cinq jours seulement après la mort de son père, enterré la veille. En effet, Aliocha, ignorant l’adresse de son frère à Moscou, avait recouru à Catherine Ivanovna, qui télégraphia à ses parentes, dans l’idée qu’Ivan Fiodorovitch était allé les voir dès son arrivée. Mais il ne les visita que quatre jours plus tard et, après avoir lu la dépêche, revint en toute hâte dans notre ville. Il causa d’abord avec Aliocha, fut surpris de le voir affirmer l’innocence de Mitia et désigner Smerdiakov comme l’assassin, contrairement à l’opinion générale. Après avoir vu l’ispravnik, le procureur, pris connaissance en détail de l’accusation et de l’interrogatoire, il s’étonna de plus en plus et attribua l’opinion d’Aliocha à son extrême affection fraternelle. À ce propos, expliquons une fois pour toutes les sentiments d’Ivan pour son frère Dmitri : il ne l’aimait décidément pas, la compassion que lui inspirait le malheureux se mêlait à beaucoup de mépris, voire de dégoût. Mitia tout entier lui était antipathique, même physiquement. Quant à l’amour qu’éprouvait Catherine Ivanovna pour ce triste sire, Ivan s’en indignait. Il avait vu Mitia le premier jour de son arrivée, et cette entrevue avait encore fortifié sa conviction. Son frère était alors en proie à une agitation maladive, il parlait beaucoup, mais, distrait et désorienté, il s’exprimait avec brusquerie, accusait Smerdiakov, s’embrouillait terriblement, insistait sur les trois mille roubles « volés » par le défunt. « Cet argent m’appartenait, affirmait-il ; si même je l’avais volé, c’eût été juste. » Il ne contestait presque pas les charges qui s’élevaient contre lui, et s’il discutait les faits en sa faveur, c’était d’une façon confuse, maladroite, comme s’il ne voulait même pas se justifier aux yeux d’Ivan ; au contraire, il se fâchait, dédaignait les accusations, s’échauffait, lançait des injures. Il se moquait du témoignage de Grigori relatif à la porte, assurait que c’était « le diable qui l’avait ouverte ». Mais il ne pouvait expliquer ce fait d’une façon plausible. Il avait même offensé Ivan, lors de cette première entrevue, en lui déclarant brusquement que ceux qui soutenaient que « tout était permis » n’avaient le droit ni de le soupçonner ni de l’interroger. En somme il s’était montré fort peu aimable pour Ivan. Celui-ci, après son entrevue avec Mitia, se rendit auprès de Smerdiakov.

Déjà, pendant le trajet en chemin de fer, il avait constamment pensé à Smerdiakov et à leur dernière conversation la veille de son départ. Bien des choses le troublaient, lui semblaient suspectes. Mais dans sa déposition au juge d’instruction Ivan avait provisoirement gardé le silence là-dessus. Il attendait d’avoir vu Smerdiakov qui se trouvait alors à l’hôpital. Aux questions qu’il leur posa, Herzenstube et le docteur Varvinski, médecin de l’hôpital, répondirent catégoriquement que l’épilepsie de Smerdiakov était certifiée ; ils parurent même surpris qu’il leur demandât : « s’il n’y avait pas eu simulation le jour du drame ». Ils lui donnèrent à entendre que c’était une crise extraordinaire, qui s’était répétée durant plusieurs jours, mettant en danger la vie du malade ; grâce aux mesures prises, on pouvait affirmer qu’il en réchapperait, mais peut-être, ajouta le docteur Herzenstube, sa raison restera pour longtemps troublée, sinon pour toujours. Ivan Fiodorovitch insistant pour savoir s’il avait déjà perdu la raison, on lui répondit que sans être encore complètement fou, il présentait certaines anomalies. Ivan résolut de s’en rendre compte par lui-même. Il fut aussitôt admis auprès de Smerdiakov qui se trouvait dans une chambre à part, et couché. Un second lit était occupé par un hydropique qui n’en avait plus que pour un jour ou deux et ne pouvait gêner la conversation. Smerdiakov eut un sourire méfiant et parut même intimidé à la vue d’Ivan Fiodorovitch ; du moins celui-ci en eut l’impression. Mais cela ne dura qu’un instant et le reste du temps Smerdiakov l’étonna presque par son calme. La gravité de son état frappa Ivan dès le premier coup d’œil ; il était très faible, parlait lentement, péniblement, avait beaucoup maigri et jauni. Durant les vingt minutes que dura l’entrevue, il se plaignit sans cesse de maux de tête et de courbatures dans tous les membres. Son visage d’eunuque s’était rapetissé, les cheveux ébouriffés aux tempes. Seule, une mèche mince se dressait en guise de toupet. Mais l’œil gauche, clignotant et paraissant faire allusion, rappelait l’ancien Smerdiakov. Ivan se rappela aussitôt la fameuse phrase : « Il y a plaisir à causer avec un homme d’esprit. » Il s’assit à ses pieds, sur un tabouret. Smerdiakov se remua en geignant, mais garda le silence ; il n’avait pas l’air très curieux.

« Peux-tu me parler ? Je ne te fatiguerai pas trop.

— Certainement, marmotta Smerdiakov d’une voix faible. Y a-t-il longtemps que vous êtes arrivé ? ajouta-t-il avec condescendance, comme pour encourager le visiteur gêné.

— Aujourd’hui seulement… Je suis venu pour éclaircir votre gâchis. »

Smerdiakov soupira.

« Qu’as-tu à soupirer, tu savais donc ? lança Ivan.

— Comment ne l’aurais-je pas su ? dit Smerdiakov après un silence. C’était clair à l’avance. Mais comment prévoir que ça finirait ainsi ?

— Pas de détours ! Tu as prédit que tu aurais une crise sitôt descendu à la cave ; tu as ouvertement désigné la cave.

— Vous l’avez dit dans votre déposition ? demanda Smerdiakov avec flegme.

— Pas encore, mais je le dirai certainement. Tu me dois des explications, mon cher, et je ne permettrai pas, crois-le bien, que tu te joues de moi !

— Pourquoi me jouerais-je de vous, alors que c’est en vous seul que j’espère, comme en Dieu ! proféra Smerdiakov sans s’émouvoir.

— D’abord, je sais qu’on ne peut prévoir une crise d’épilepsie. Je me suis renseigné, inutile de ruser. Comment donc as-tu fait pour me prédire le jour, l’heure et même le lieu ? Comment pouvais-tu savoir d’avance que tu aurais une crise précisément dans cette cave ?

— De toute façon je devais aller à la cave plusieurs fois par jour, répondit avec lenteur Smerdiakov. C’est ainsi que je suis tombé du grenier, il y a un an. Bien sûr, on ne peut prédire le jour et l’heure de la crise, mais on peut toujours avoir un pressentiment.

— Oui, mais tu as prédit le jour et l’heure !

— En ce qui concerne ma maladie, monsieur, informez-vous plutôt auprès des médecins si elle était naturelle ou feinte ; je n’ai rien à vous dire de plus à ce sujet.

— Mais la cave ? Comment as-tu prévu la cave ?

— Elle vous tourmente, cette cave ! Quand j’y suis descendu, j’avais peur, je me défiais, j’avais peur parce que, vous parti, il n’y avait plus personne pour me défendre. Je songeais : « Je vais avoir une attaque, tomberai-je ou non ? » Et cette appréhension a provoqué le spasme à la gorge… J’ai dégringolé. Tout cela, ainsi que notre conversation, la veille, à la porte cochère, où je vous faisais part de mes craintes, y compris la cave, je l’ai exposé en détail à Mr le docteur Herzenstube et au juge d’instruction, Nicolas Parthénovitch ; ils l’ont consigné au procès-verbal. Le médecin de l’hôpital, Mr Varvinski, a particulièrement expliqué que l’appréhension même avait provoqué la crise, et le fait a été noté. »

Smerdiakov, comme accablé de lassitude, respira avec peine.

« Alors, tu as déjà fait ces déclarations ? » demanda Ivan Fiodorovitch un peu déconcerté.

Il voulait l’effrayer en le menaçant de divulguer leur conversation, mais l’autre avait pris les devants.

« Qu’ai-je à craindre ? Ils doivent connaître toute la vérité, dit Smerdiakov avec assurance.

— Et tu as raconté aussi exactement notre conversation près de la porte cochère ?

— Non, pas exactement.

— As-tu dit aussi que tu sais simuler une crise, comme tu t’en vantais avec moi ?

— Non.

— Dis-moi maintenant pourquoi tu m’envoyais à Tchermachnia ?

— Je craignais de vous voir partir pour Moscou, Tchermachnia est plus près.

— Tu mens, c’est toi qui m’as engagé à partir : « Écartez-vous du péché », disais-tu.

— C’est uniquement par amitié, par dévouement, parce que je pressentais un malheur, et que je voulais vous ménager. Mais ma sécurité passait avant vous. Aussi vous ai-je dit : « Écartez-vous du péché », pour vous faire comprendre qu’il arriverait quelque chose et que vous deviez rester pour défendre votre père.

— Il fallait me parler franchement, imbécile !

— Comment pouvais-je faire ? La peur me dominait, et vous auriez pu vous fâcher. Je pouvais craindre, en effet, que Dmitri Fiodorovitch fît du scandale et emportât cet argent qu’il considérait comme sa propriété, mais qui aurait cru que cela finirait par un assassinat ? Je pensais qu’il se contenterait de dérober ces trois mille roubles cachés sous le matelas, dans une enveloppe, mais il a assassiné. Comment deviner, monsieur ?

— Alors, si tu dis toi-même que c’était impossible, comment pouvais-je deviner, moi, et rester ? Ce n’est pas clair.

— Vous pouviez deviner par le fait que je vous envoyais à Tchermachnia, au lieu de Moscou.

— Qu’est-ce que cela prouve ? »

Smerdiakov, qui paraissait très las, se tut de nouveau.

« Vous pouviez comprendre que si je vous conseillais d’aller à Tchermachnia, c’est que je désirais vous avoir à proximité, car Moscou est loin. Dmitri Fiodorovitch, vous sachant dans les environs, aurait hésité ! Vous pouviez, au besoin, accourir et me défendre, car je vous avais signalé que Grigori Vassiliévitch était malade et que je redoutais une crise. Or, en vous expliquant qu’on pouvait, au moyen de signaux, pénétrer chez le défunt, et que Dmitri Fiodorovitch les connaissait grâce à moi, je pensais que vous devineriez vous-même qu’il se livrerait sûrement à des violences et que, loin de partir pour Tchermachnia, vous resteriez. »

« Il parle sérieusement, songeait Ivan, bien qu’il ânonne ; pourquoi Herzenstube prétend-il qu’il a l’esprit dérangé ? »

« Tu ruses avec moi, canaille ! s’exclama-t-il.

— Franchement, je croyais à ce moment-là que vous aviez deviné, répliqua Smerdiakov de l’air le plus ingénu.

— Dans ce cas, je serais resté !

— Tiens ! Et moi qui pensais que vous partiez parce que vous aviez peur.

— Tu crois donc tous les autres aussi lâches que toi ?

— Faites excuse, je vous croyais fait comme moi.

— Certes, il fallait prévoir ; d’ailleurs, je prévoyais une vilenie de ta part… Mais tu mens, tu mens de nouveau s’écria-t-il, frappé par un souvenir. Tu te rappelles qu’au moment de partir tu m’as dit : « Il y a plaisir à causer avec un homme d’esprit. » Tu étais donc content que je parte, puisque tu me complimentais ? »

Smerdiakov soupira plusieurs fois et parut rougir.

« J’étais content, dit-il avec effort, mais uniquement parce que vous vous décidiez pour Tchermachnia au lieu de Moscou. C’est toujours plus près ; et mes paroles n’étaient pas un compliment, mais un reproche. Vous n’avez pas compris.

— Quel reproche ?

— Bien que pressentant un malheur, vous abandonniez votre père et refusiez de nous défendre, car on pouvait me soupçonner d’avoir dérobé ces trois mille roubles.

— Que le diable t’emporte ! Un instant ; as-tu parlé aux juges des signaux, de ces coups ?

— J’ai dit tout ce qui en était. »

Ivan Fiodorovitch s’étonna de nouveau.

« Si j’ai pensé alors à quelque chose, c’est à une infamie de ta part ; d’ailleurs, je m’y attendais. Dmitri pouvait tuer, mais je le croyais incapable de voler. Pourquoi m’as-tu dit que tu savais simuler des crises ?

— Par naïveté. Jamais je n’ai simulé l’épilepsie, c’est seulement pour me vanter, par bêtise. Je vous aimais beaucoup alors et causais en toute simplicité.

— Mon frère t’accuse, il dit que c’est toi qui as tué et volé.

— Certes, que lui reste-t-il à dire ? rétorqua Smerdiakov avec un sourire amer. Mais qui le croira avec de telles charges ? Grigori Vassiliévitch a vu la porte ouverte, c’est concluant. Enfin, que Dieu lui pardonne ! Il essaie de se sauver et il a peur. »

Smerdiakov parut réfléchir, puis il ajouta :

« C’est toujours la même chose ; il veut rejeter ce crime sur moi, je l’ai déjà entendu dire, mais vous aurais-je prévenu que je sais simuler l’épilepsie, si je me préparais à tuer votre père ? En méditant ce crime, pouvais-je avoir la sottise de révéler d’avance une telle preuve, et au fils de la victime encore ? Est-ce vraisemblable ? En ce moment, personne n’entend notre conversation, sauf la Providence, mais si vous la communiquiez au procureur et à Nicolas Parthénovitch, cela servirait à ma défense, car un scélérat ne peut être aussi naïf. C’est le raisonnement que tout le monde se fera.

— Écoute, dit Ivan Fiodorovitch en se levant, frappé par ce dernier argument, je ne te soupçonne pas, il serait ridicule de t’accuser… Je te remercie même de m’avoir tranquillisé. Je m’en vais, je reviendrai. Adieu. Rétablis-toi. As-tu besoin de quelque chose ?

— Je vous remercie. Marthe Ignatièvna ne m’oublie pas, et, toujours bonne, me vient en aide quand il le faut. Des gens de bien viennent me voir tous les jours.

— Au revoir. Je ne dirai pas que tu sais simuler une crise ; je te conseille aussi de n’en pas parler, dit Ivan sans savoir pourquoi.

— Je comprends. Si vous ne le dites pas, je ne répéterai pas non plus toute notre conversation près de la porte cochère… »

Ivan Fiodorovitch sortit. À peine avait-il fait dix pas dans le corridor qu’il s’avisa que la dernière phrase de Smerdiakov avait quelque chose de blessant. Il voulait déjà rebrousser chemin, mais il haussa les épaules et sortit de l’hôpital. Il se sentait tranquillisé par le fait que le coupable n’était pas Smerdiakov, comme on pouvait s’y attendre, mais son frère Mitia. Il ne voulait pas en chercher la raison, éprouvant de la répugnance à analyser ses sensations. Il avait hâte d’oublier. Dans les jours qui suivirent, il se convainquit définitivement de la culpabilité de Mitia en étudiant plus à fond les charges qui pesaient sur lui. Des gens infimes, tels que Fénia et sa mère, avaient fait des dépositions troublantes. Inutile de parler de Perkhotine, du cabaret, de la boutique des Plotnikov, des témoins de Mokroïé. Les détails surtout étaient accablants. L’histoire des « coups » mystérieux avait frappé le juge et le procureur, presque autant que la déposition de Grigori sur la porte ouverte. Marthe Ignatièvna, interrogée par Ivan Fiodorovitch, lui déclara que Smerdiakov avait passé la nuit derrière la cloison, « à trois pas de notre lit », et que, bien qu’elle dormît profondément, elle s’était réveillée souvent en l’entendant gémir : « Il gémissait tout le temps. » En causant avec Herzenstube, Ivan Fiodorovitch lui fit part de ses doutes au sujet de la folie de Smerdiakov, qu’il trouvait seulement faible ; mais le vieillard eut un fin sourire. « Savez-vous, répondit-il, à quoi il s’occupe maintenant ? Il apprend par cœur des mots français écrits en lettres russes dans un cahier, hé ! hé ! » Les doutes d’Ivan disparurent enfin. Il ne pouvait déjà plus songer à Dmitri sans dégoût. Pourtant il y avait une chose étrange : la persistance d’Aliocha à affirmer que l’assassin n’était pas Dmitri, mais « très probablement » Smerdiakov. Ivan avait toujours fait grand cas de l’opinion de son frère, et cela le rendait perplexe. Autre bizarrerie, remarquée par Ivan : Aliocha ne parlait jamais le premier de Mitia, se bornant à répondre à ses questions. D’ailleurs, Ivan avait bien autre chose en tête à ce moment ; depuis son retour de Moscou, il était follement amoureux de Catherine Ivanovna.

Ce n’est pas ici le lieu de décrire cette nouvelle passion d’Ivan Fiodorovitch, qui influa sur sa vie entière ; cela formerait la matière d’un autre roman que j’écrirai peut-être un jour. Je dois signaler, en tout cas, que lorsqu’il déclara à Aliocha, en sortant de chez Catherine Ivanovna : « Elle ne me plaît pas », ainsi que je l’ai raconté plus haut, il se mentait à lui-même ; il l’aimait follement, tout en la haïssant parfois au point d’être capable de la tuer. Cela tenait à bien des causes ; bouleversée par le drame, elle s’était rejetée vers Ivan Fiodorovitch comme vers un sauveur. Elle était offensée, humiliée dans ses sentiments. Et voilà que reparaissait l’homme qui l’aimait tant auparavant — elle le savait bien — et dont elle avait toujours apprécié l’intelligence et le cœur. Mais la rigide jeune fille ne s’était pas donnée tout entière, malgré l’impétuosité, bien digne des Karamazov, de son amoureux, et la fascination qu’il exerçait sur elle. En même temps, elle se tourmentait sans cesse d’avoir trahi Mitia et, lors de ses fréquentes querelles avec Ivan, elle le lui déclarait franchement. C’est ce qu’en parlant à Aliocha il avait appelé « mensonge sur mensonge ». Il y avait, en effet, beaucoup de mensonge dans leurs relations, ce qui exaspérait Ivan Fiodorovitch… mais n’anticipons pas.

Bref, pour un temps, il oublia presque Smerdiakov. Pourtant, quinze jours après sa première visite, les mêmes idées bizarres recommencèrent à le tourmenter. Il se demandait souvent pourquoi, la dernière nuit, dans la maison de Fiodor Pavlovitch, avant son départ, il était sorti doucement sur l’escalier, comme un voleur, pour écouter ce que faisait son père au rez-de-chaussée. Par la suite il s’en était souvenu avec dégoût, avait senti une angoisse soudaine le lendemain matin en approchant de Moscou, et il s’était dit : « Je suis un misérable ! » Pourquoi cela ?

Un jour que, ruminant ces idées pénibles, il se disait qu’elles étaient bien capables de lui faire oublier Catherine Ivanovna, il fit la rencontre d’Aliocha. Il l’arrêta aussitôt et lui demanda :

« Te souviens-tu de cet après-midi où Dmitri fit irruption et battit notre père ? Je t’ai dit plus tard dans la cour que je me réservais « le droit de désirer » ; dis-moi, as-tu pensé alors que je souhaitais la mort de notre père ?

— Oui, fit doucement Aliocha.

— D’ailleurs, ce n’était pas difficile à deviner. Mais n’as-tu pas pensé aussi que je désirais que « les reptiles se dévorent entre eux », c’est-à-dire que Dmitri tue notre père au plus vite… et que j’y prêterais même la main ? »

Aliocha pâlit, regarda en silence son frère dans les yeux.

« Parle ! s’écria Ivan. Je veux savoir ce que tu as pensé. Il me faut toute la vérité ! »

Il suffoquait et regardait d’avance Aliocha d’un air méchant.

« Pardonne-moi, j’ai pensé cela aussi, murmura celui-ci, sans ajouter de « circonstance atténuante ».

— Merci », dit sèchement Ivan qui poursuivit son chemin.

Dès lors, Aliocha remarqua que son frère l’évitait et lui témoignait de l’aversion, si bien qu’il cessa ses visites. Aussitôt après cette rencontre, Ivan était retourné voir Smerdiakov.