Les Frères Kip/Première partie/Chapitre IV

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Hetzel (p. 69-93).

IV

à wellington


La ville de Wellington est bâtie à la pointe sud-ouest de l’île du Nord, au fond d’une baie disposée en fer à cheval. Très abritée contre les vents du large, elle offre d’excellents mouillages. Le brick avait été favorisé par le temps, mais il n’en est pas toujours ainsi. La navigation, le plus souvent, présente des difficultés dans le détroit de Cook, sillonné de courants dont la vitesse atteint parfois une dizaine de nœuds, bien que les marées du Pacifique ne soient jamais fortes. Le marin Tasman, auquel on doit la première découverte de la Nouvelle-Zélande, — décembre 1642, — y courut de grands dangers, risques d’échouage, risques d’attaque de la part des indigènes. De là ce nom de « Baie du Massacre » qui figure dans la nomenclature géographique du détroit. Le navigateur hollandais y perdît quatre de ses hommes, que dévorèrent les cannibales du littoral, et, cent ans après lui, le navigateur anglais James Cook laissait entre leurs mains l’équipage de l’un des canots de sa conserve, commandée par le capitaine Furneaux. Enfin, à deux ans de là, le navigateur français Marion du Frène et seize de ses gens y trouvaient la mort dans une agression de la plus effroyable sauvagerie.

En 1840, au mois de mars, Dumont d’Urville, avec l’Astrolabe et la Zélée, donne dans la baie Otago de l’île du Sud, visite les îles Snares et l’île Stewart, à l’extrémité méridionale de Tawaï-Pounamou. Puis il séjourne au port d’Akaroa, sans avoir à se plaindre de ses rapports avec les naturels. Le souvenir du passage de cet illustre marin est marqué par l’île qui porte son nom. Uniquement habitée par des tribus de pingouins et d’albatros, elle est séparée de la grande terre du Sud par la « French pass », où la mer est si furieuse que les navires ne s’y aventurent pas volontiers à la sortie du détroit.

Actuellement, sous les plis du pavillon britannique, du moins en ce qui concerne les Maoris, toute sécurité est assurée dans les parages de la Nouvelle-Zélande. Les dangers qui venaient des hommes ont été conjurés. Seuls, ceux de la mer subsistent, et encore sont-ils moindres, grâce aux travaux hydrographiques et à l’établissement du gigantesque phare que porte un roc isolé en avant de la baie Nicholson, au fond de laquelle apparaît Wellington.

C’est en 1849, au mois de janvier, que la New-Zélande Land Company envoya l’Aurora déposer les premiers colons sur le littoral de ces terres lointaines. La population des deux îles ne compte pas moins de huit cent mille habitants, et Wellington, capitale de la colonie, en possède une trentaine de mille pour sa part.

La ville est agréablement située, régulièrement construite, rues larges et proprement entretenues. La plupart des maisons sont bâties en bois, par crainte des tremblements de terre, fréquents dans la province méridionale, même les édifices publiques, entre autres le palais du gouvernement, au milieu de son joli parc, et la cathédrale, que son caractère religieux ne met point à l’abri des cataclysmes terrestres. Cette cité, moins importante, moins industrielle, moins commerçante que deux ou trois de ses rivales en Nouvelle-Zélande, les égalera sans doute quelque jour sous l’impulsion du génie colonisateur de la Grande-Bretagne. En tout cas, avec son Université, sa Chambre législative composée de cinquante-quatre membres, dont quatre Maoris nommés par le gouverneur, sa Chambre des représentants issus directement du suffrage populaire, ses collèges, ses écoles, son musée, ses laborieuses usines pour les viandes frigorifiées, sa prison modèle, ses places, ses jardins publics où l’électricité va se substituer au gaz, Wellington jouit d’un confort exceptionnel que pourraient envier nombre de villes de l’Ancien et du Nouveau Monde.

Si le James-Cook n’avait point porté ses amarres à quai, c’était pour cette raison que le capitaine Gibson voulait rendre plus difficile la désertion des hommes. La fièvre de l’or exerçait autant de ravages à Wellington qu’à Dunedin et dans les autres ports néo-zélandais. Plusieurs navires se trouvaient dans l’impossibilité d’appareiller. M. Gibson devait donc prendre toutes précautions pour garder son équipage au complet, même ces recrues des Three-Magpies qu’il eût cependant et très volontiers échangées contre d’autres. D’ailleurs, sa relâche à Wellington allait être de très courte durée — à peine vingt-quatre heures.

Les premières personnes qui reçurent sa
Néo-Zélandais au xviiie siècle. (Fac-similé d’une gravure ancienne.)
Histoire des grands voyages de J. Verne.
visite furent M. Hawkins et Nat Gibson. Le capitaine s’était fait mettre à terre dès son arrivée, et huit heures sonnaient lorsqu’il se présenta au comptoir de M. Hawkins, situé à l’extrémité d’une des rues qui débouchent sur le port.

« Mon père !…

— Mon ami ! »

Ainsi Harry Gibson fut-il accueilli à son entrée dans le bureau. Il avait devancé son fils et M. Hawkins, qui se disposaient à descendre sur le quai, ce qu’ils faisaient chaque matin, pour voir si le James-Cook ne serait pas enfin signalé par la vigie du sémaphore.

Le jeune homme s’était d’abord jeté au cou de son père, puis l’armateur pressa celui-ci dans ses bras.

M. Hawkins, âgé de cinquante ans à cette époque, était un homme de moyenne taille, cheveux grisonnants, sans barbe, les yeux clairs et doux ; bonne santé, bonne constitution, très ingambe, très actif, très entendu au commerce, très hardi en affaires. On sait que sa situation à Hobart-Town donnait toute sécurité, et il aurait déjà pu se retirer, fortune faite. Mais il ne lui eût pas convenu, après une existence si laborieuse, de rester oisif. Aussi, dans le but de développer ses armements, qui comprenaient plusieurs autres navires, venait-il de fonder ce comptoir à Wellington avec un associé, M. Balfour. Nat Gibson deviendrait le principal employé à part d’intérêt, dès que le James-Cook aurait achevé sa campagne.

Le fils du capitaine Gibson, alors âgé de vingt et un ans, d’intelligence vive, d’esprit sérieux, ressentait pour son père et pour sa mère une affection profonde, et aussi pour M. Hawkins. Il est vrai, ce dernier et le capitaine étaient liés si intimement que Nat Gibson pouvait les confondre dans la même amitié. Ardent, enthousiaste, aimant les belles choses, il était artiste tout en montrant des dispositions pour les affaires commerciales. D’une taille au-dessus de la moyenne, les yeux noirs, les cheveux et la barbe châtains, la démarche élégante, l’attitude aisée, la physionomie sympathique, il plaisait dès le premier abord, et on ne lui connaissait que des amis. D’un autre côté, pas de doute qu’il ne dût devenir, avec l’âge, résolu, énergique. D’un tempérament plus décidé que son père, il tenait de Mrs Gibson.

En ses loisirs, Nat Gibson s’occupait avec plaisir et goût de photographie, cet art déjà si en progrès grâce à l’emploi des substances accélératrices qui portent les épreuves instantanées au dernier degré de la perfection. Son appareil ne le quittait guère, et l’on peut imaginer s’il s’en était servi au cours de ce voyage : sites pittoresques, portraits d’indigènes, des clichés de toutes sortes.

Pendant son séjour à Wellington, il avait pris nombre de vues de la ville et des environs. M. Hawkins lui-même s’y intéressait. Souvent on les voyait partir tous les deux, leur bagage de photographes en bandoulière, et ils revenaient de ces excursions avec de nouvelles richesses pour leur collection.

Après avoir présenté le capitaine à M. Balfour, M. Hawkins rentra dans son bureau, où le suivirent M. Gibson et son fils. Et là, tout d’abord, on parla d’Hobart-Town. Les nouvelles ne manquaient pas, grâce aux services réguliers entre la Tasmanie et la Nouvelle-Zélande. La veille même était arrivée une lettre de Mrs Hawkins, et celles de Mrs Gibson attendaient depuis quelques jours le James-Cook à Wellington.

Le capitaine prit connaissance de sa correspondance. Tout le monde allait bien là-bas. Ces dames étaient en bonne santé. Il est vrai, l’absence leur semblait longue et leur espoir était qu’elle ne se prolongerait pas. Le voyage devait toucher à son terme.

« Oui, dit M. Hawkins, encore cinq ou six semaines, et nous serons de retour à Hobart-Town…

— Chère mère, s’écria Nat Gibson, quel bonheur elle aura à nous revoir, autant que nous en avons eu, père, à t’embrasser !…

— Et que j’en ai, moi, cher enfant !

— Mon ami, dit M. Hawkins, j’ai toute raison de croire que la traversée du James-Cook sera maintenant de peu de durée…

— C’est mon avis, Hawkins.

— Même à moyenne vitesse, reprit l’armateur, la navigation est assez courte entre la Nouvelle-Zélande et la Nouvelle-Irlande…

— En cette saison surtout, répondit le capitaine. La mer est belle jusqu’à l’Équateur, les vents sont réguliers, et je pense comme toi que nous n’aurons aucun retard à subir, si notre relâche à Port-Praslin ne doit pas se prolonger…

— Il n’en sera rien, Gibson. J’ai reçu de notre correspondant, M. Zieger, une lettre très rassurante à ce sujet. Il y a dans l’archipel un gros stock de marchandises en nacre, en coprah, et le chargement du brick pourra s’effectuer sans difficultés.

— M. Zieger est-il prêt à prendre livraison de nos marchandises ?… demanda le capitaine.

— Oui, mon ami, et, je te le répète, j’ai l’assurance qu’il n’y aura aucun retard de ce chef.

— N’oublie pas, Hawkins, qu’après Port-Praslin le brick devra se rendre à Kerawara…

— C’est l’affaire de vingt-quatre heures, Gibson.

— Eh bien, père, dit Nat Gibson, nous pouvons être fixés sur la durée du voyage. Combien de jours notre relâche à Port-Praslin et à Kerawara ?…

— Trois semaines environ.

— Et de Wellington à Port-Praslin ?

— Tout autant.

— Et le retour en Tasmanie ?…

— À peu près un mois.

— Ainsi, dans deux mois et demi, il est possible que le James-Cook soit revenu à Hobart-Town…

— Oui… plus tôt moins que plus.

— Bon, répondit Nat Gibson, je vais écrire à ma mère aujourd’hui même, car le courrier pour l’Australie lève l’ancre après-demain… Je lui demanderai encore deux mois et demi de patience, dont Mme Hawkins voudra bien prendre sa part, n’est-ce pas, monsieur Hawkins ?…

— Oui, mon cher enfant.

— Et, au commencement de l’année, les deux familles seront réunies…

— Deux familles qui n’en font qu’une ! » répondit M. Hawkins.

Les mains de l’armateur et du capitaine se pressèrent affectueusement.

« Mon cher Gibson, dit alors M. Hawkins, nous déjeunerons ici avec M. Balfour…

— C’est entendu, Hawkins.

— As-tu affaire en ville ?…

— Non, répondit le capitaine, mais il faut que je retourne à bord.

— Eh bien, au James-Cook ! s’écria Nat Gibson. Cela me fera plaisir de revoir notre brick avant d’y transporter nos bagages de passagers.

— Oh ! répondit M. Hawkins, il va bien rester quelques jours à Wellington ?…

— Vingt-quatre heures au plus, répondit le capitaine. Je n’ai point d’avaries à réparer, point de cargaison à débarquer ni à embarquer… Des provisions à renouveler seulement, et un après-midi me suffira… C’est à ce sujet que je veux donner des ordres à Balt.

— Tu es toujours content de ton maître d’équipage ?…

— Toujours… C’est un homme zélé et qui connaît bien le service.

— Et l’équipage ?…

— Des anciens matelots, rien à dire.

— Et ceux que tu as engagés à Dunedin ?

— Ils ne m’inspirent guère de confiance, mais je n’ai pas trouvé mieux.

— Ainsi le James-Cook partira ?…

— Dès demain, s’il ne nous arrive pas ici ce qui nous est arrivé à Dunedin. En ce moment, il n’est pas bon pour les capitaines du commerce de relâcher dans les ports de la Nouvelle-Zélande !

— Tu veux parler de la désertion qui décime les équipages ?… demanda M. Hawkins.

— Et qui fait plus que les décimer, répliqua M. Gibson, puisque, sur huit matelots, j’en ai perdu quatre, dont je n’ai plus eu aucune nouvelle…

— Tu as raison, Gibson, prends garde à ce qu’il n’en soit pas à Wellington comme il en a été à Dunedin…

— Aussi ai-je eu la précaution de ne permettre à personne de débarquer sous aucun prétexte… pas même au cuisinier Koa…

— C’est prudent, père, ajouta Nat Gibson… Il y a dans le port une demi-douzaine de navires qui ne peuvent prendre la mer faute de matelots.

— Cela ne m’étonne pas, répondit Harry Gibson. Aussi je compte mettre à la voile dès que nous aurons embarqué nos provisions, et assurément nous serons parés demain dès la première heure. »

Au moment où le capitaine prononça le nom du maître d’équipage, M. Hawkins n’avait pu retenir un geste assez significatif.

« Si je t’ai parlé de Flig Balt, reprit-il alors, c’est qu’il ne m’avait pas fait très bonne impression quand nous l’avons engagé à Hobart-Town.

— Oui… je sais, répondit le capitaine, mais tes préventions ne sont point justifiées… Il remplit ses fonctions avec zèle, les hommes savent qu’il faut lui obéir, et, je te le répète, le service du bord n’a rien laissé à désirer.

— Tant mieux, Gibson, je préfère m’être trompé à son égard, et du moment qu’il t’inspire confiance…

— D’ailleurs, Hawkins, lorsqu’il s’agit de la manœuvre, je ne m’en rapporte qu’à moi seul, tu le sais, et j’abandonne volontiers le reste à mon maître d’équipage. Depuis notre départ, je n’ai pas eu un reproche à lui adresser, et s’il veut rembarquer sur le brick à son prochain voyage…

— Cela te regarde, après tout, mon cher ami, répondit M. Hawkins. Tu es le meilleur juge de ce qu’il convient de faire. »

On le voit, la confiance que Flig Balt inspirait à Harry Gibson, confiance fort mal placée, était entière, tant ce fourbe avait su jouer son jeu comme Vin Mod. C’est pourquoi, lorsque M. Hawkins demanda encore si le capitaine était sûr des quatre matelots qui n’avaient point déserté :

« Vin Mod, Hobbes, Wickley, Burnes sont de bons marins, répondit-il, et ce qu’ils n’ont pas fait à Dunedin, ils n’auraient pas cherché à le faire ici.

— On leur en tiendra compte au retour, déclara l’armateur.

— Aussi, reprit le capitaine, ce n’est pas pour eux que j’ai défendu aux hommes de descendre à terre… c’est à propos des quatre recrues. »

Et M. Gibson fit connaître dans quelles conditions Len Cannon, Sexton, Kyle, Bryce étaient venus à bord, ayant hâte d’échapper aux policemen de Dunedin, après une bataille dans la taverne des Three-Magpies.

« De véritables pratiques ?… dit l’armateur.

— Assurément, mon ami, mais tu sais en quel embarras j’étais, et comment j’y ai été retardé d’une quinzaine de jours !… J’en étais même à me demander s’il ne me faudrait pas attendre des mois pour compléter mon équipage !… Que veux-tu ! on prend ce qu’on trouve…

— Et on se sépare de ce qu’on a trouvé dès que cela est possible… répliqua M. Hawkins.

— Comme tu dis, Hawkins. C’est même ce que j’aurais fait ici à Wellington, si les circonstances l’avaient permis, et c’est ce que je ferai à Hobart-Town…

— Nous avons le loisir d’y songer, père ! observa Nat Gibson. Le brick restera bien quelques mois en désarmement, n’est-ce pas, monsieur Hawkins ? et nous passerons ce temps en famille jusqu’au jour où je reviendrai moi-même à Wellington.

— Tout cela s’arrangera, Nat », répondit l’armateur.

M. Hawkins, M. Gibson et son fils quittèrent le comptoir, descendirent sur le quai, hélèrent une des embarcations employées au service du port et se firent conduire à bord du brick.

Ce fut le maître d’équipage qui les reçut, toujours obséquieux, toujours empressé, et auquel M. Hawkins, rassuré par les déclarations du capitaine, réserva bon accueil.

« Je vois que vous êtes en bonne santé, monsieur Hawkins…, lui dit Flig Balt.

— En bonne santé… je vous remercie… », répondit l’armateur.

Les trois matelots, Hobbes, Wickley et Burnes, qui naviguaient depuis plusieurs années sur le James-Cook, sans avoir donné aucun sujet de plainte, obtinrent les félicitations de M. Hawkins.

Quant à Jim, l’armateur l’embrassa sur les deux joues, et le jeune homme témoigna une grande joie de le revoir.

« J’ai d’excellentes nouvelles de ta mère, lui dit M. Hawkins, et elle espère bien que le capitaine est satisfait de toi…

— Entièrement, déclara M. Gibson.

— Je vous remercie, monsieur Hawkins, dit Jim, et vous me faites grand plaisir !

— Et moi ?… dit Nat Gibson en l’attirant, il n’y a rien pour moi ?…

— Oh, si ! monsieur Nat, répondit Jim, qui se jeta à son cou.

— Et quelle bonne mine tu as !… ajouta Nat. Si ta mère te voyait, elle serait contente, la brave femme !… Aussi, Jim, je ferai ta photographie avant de partir…

— Bien ressemblante ?…

— Oui… si tu ne bouges pas…

— Je ne bougerai pas, monsieur Nat, je ne bougerai pas ! »

Il faut dire que M. Hawkins, après avoir parlé à Hobbes, Wickley et Burnes, de leurs familles, qui habitaient Hobart-Town, adressa quelques paroles à Vin Mod. Celui-ci se montra très sensible à cette attention. Il est vrai, l’armateur le connaissait moins que ses camarades, et c’était son premier voyage à bord du James-Cook.

Quant aux recrues, M. Hawkins se contenta de les saluer d’un simple bonjour.

Il y a lieu de l’avouer, d’ailleurs, leur vue ne fit pas sur lui meilleure impression que sur M. Gibson. Au reste, on aurait pu, sans inconvénient, leur permettre de descendre à terre. Ils n’auraient pas eu l’idée de déserter après ces quarante-huit heures de navigation, et ils fussent certainement rentrés avant le départ du brick. Vin Mod les avait travaillés, et, malgré la présence de M. Hawkins et de Nat Gibson, ils comptaient bien que quelque occasion se présenterait de s’emparer du navire. Ce serait un peu plus difficile. Mais qu’y a-t-il d’impossible à des gens sans foi ni loi, décidés à ne reculer devant aucun crime ?

Après une heure, pendant laquelle M. Hawkins et M. Gibson examinèrent ensemble les comptes du voyage, le capitaine annonça que le brick mettrait en mer le lendemain au lever du jour. L’armateur et Nat Gibson reviendraient dans la soirée prendre possession de leur cabine, où ils auraient préalablement fait transporter les bagages.

Cependant, avant de regagner le quai, M. Gibson demanda à Flig Balt s’il n’avait pas besoin de se rendre à terre :

« Non, capitaine, répondit le maître d’équipage. Je préfère rester à bord… c’est plus prudent… et surveiller les hommes…

— Vous avez raison, Balt, dit M. Gibson. Il faut toutefois que le cuisinier aille aux provisions…

— Je l’y enverrai, capitaine, et, s’il est nécessaire, deux matelots avec lui. »

Tout étant convenu, le canot qui avait amené l’armateur et ses compagnons les reconduisit à quai. De là, ils revinrent au comptoir, où demeurait M. Balfour, qui se réunit à eux pour le déjeuner.

Pendant le repas, on causa d’affaires. Jusqu’ici le voyage en cours du James-Cook avait été des plus favorisés et donnait de beaux bénéfices.

Le grand cabotage, en effet, tendait remarquablement à se développer sur cette partie du Pacifique. La prise de possession des archipels voisins de la Nouvelle-Guinée par l’Allemagne ouvrait de nouveaux débouchés. Ce n’était pas sans raison que M. Hawkins avait noué des relations avec M. Zieger, son correspondant de la Nouvelle-Irlande, actuellement le New-Meklenburg Le comptoir qu’il venait de fonder à Wellington devait plus spécialement entretenir ces relations par les soins de M. Balfour et de Nat Gibson, qui serait installé près de lui dans quelques mois.

Le déjeuner achevé, M. Gibson voulut s’occuper des approvisionnements du brick que le cuisinier viendrait chercher dans l’après-midi : conserves, volailles, porcs, farine, légumes secs, fromages, bière, gin et sherry, café et épiceries de diverses sortes.

« Père, tu ne sortiras pas d’ici avant que j’aie fait ton portrait !… déclara Nat.

— Comment… encore !… s’écria le capitaine.

— Voilà, mon ami, ajouta M. Hawkins, nous sommes tous les deux possédés du démon de la photographie, et nous ne laissons aucun repos aux gens tant qu’ils n’ont pas posé devant notre objectif !… Ainsi il faut te soumettre de bonne grâce !…

— Mais j’en ai déjà deux ou trois de ces portraits, chez moi, à Hobart-Town !…

— Eh bien, cela fera un de plus, répondit Nat Gibson, et, puisque nous partons demain, M. Balfour se chargera de l’expédier à ma mère par le prochain courrier.

— C’est entendu, dit M. Balfour.

— Vois-tu, père, reprit le jeune homme, un portrait, c’est comme un poisson… Il n’a de valeur que lorsqu’il est frais !… Songe donc, tu as maintenant dix mois de plus qu’à l’époque de ton départ d’Hobart-Town, et je suis sûr que tu ne ressembles pas à ta dernière photographie, celle qui est placée sur la cheminée de ta chambre…

— Nat a raison, confirma M. Hawkins en riant. C’est à peine si je t’ai reconnu ce matin !

— Par exemple !… s’écria M. Gibson.

— Non… je t’assure !… Il n’y a rien qui vous change comme dix mois de navigation !…

— Fais donc, mon enfant, répondit le capitaine, me voici prêt au sacrifice…

— Et quelle attitude vas-tu prendre ?… demanda plaisamment l’armateur… celle du marin qui part ou celle du marin qui arrive ?… Sera-ce la posture du commandant… le bras étendu vers l’horizon… la main tenant le sextant ou la longue-vue… la pose du maître après Dieu ?…

— Celle que tu voudras, Hawkins…

— Et puis, pendant que tu seras campé devant notre appareil, tâche de penser à quelque chose !… Cela donne plus d’expression à la physionomie !… À quoi penseras-tu ?…

— Je penserai à ma chère femme, répondit M. Gibson, à mon fils… et à toi… mon ami…

— Alors, nous obtiendrons une magnifique épreuve ! »

Nat Gibson possédait un de ces appareils portatifs perfectionnés qui donnent le négatif en quelques secondes. M. Gibson fut très réussi, paraît-il, à ce que dit son fils, lorsqu’il eut examiné le cliché, dont l’épreuve serait laissée aux soins de M. Balfour.

M. Hawkins, le capitaine et Nat quittèrent alors le comptoir afin de se procurer tout ce qu’exigeait une navigation de neuf à dix semaines. Les entrepôts ne manquent point à Wellington, et on y trouve les divers approvisionnements maritimes : produits alimentaires, engins de bord, agrès, poulies, cordages, ustensiles, voiles de rechange, instruments de pêche, barils de brai et de goudron, outils de calfat et de charpentier. Mais, sauf quelques glènes de filin à remplacer, les besoins du brick se bornaient à ce qui concernait la nourriture des passagers et de l’équipage. Cela fut vite acheté, réglé, puis expédié au James-Cook, dès que les matelots Wickley, Hobbes et le maître-coq furent arrivés.

En même temps, M. Gibson remplit les formalités qui sont obligatoires pour tout bâtiment à son entrée et à sa sortie. Donc rien n’empêcherait le brick d’appareiller dès l’aube, plus heureux que d’autres navires de commerce que la désertion de leurs hommes retenait en relâche à Wellington.

Pendant ces courses à travers la ville, au milieu d’une population très affairée, M. Hawkins et ses compagnons rencontrèrent un certain nombre de Maoris de la campagne environnante. Leur importance numérique a bien diminué en Nouvelle-Zélande, comme celle des Australiens en Australie, et surtout celle des Tasmaniens en Tasmanie, puisque les derniers spécimens de cette race ont à peu près disparu. On ne compte actuellement qu’une quarantaine d’indigènes dans l’île du nord et à peine deux mille dans l’île du sud. Ces Maoris s’occupent plus spécialement de cultures maraîchères, et principalement de la culture des arbres fruitiers, dont les produits sont très abondants et d’excellente qualité.

Les hommes sont d’un beau type, qui dénote un caractère énergique, une constitution robuste et endurante. Les femmes paraissent leur être inférieures. En tout cas, il faut s’habituer à voir le sexe faible se promener dans les rues la pipe à la bouche et fumer plus immodérément que le sexe fort. On ne s’étonnera donc pas que cela gêne l’échange de politesses avec les dames maories, puisque, d’après les coutumes, il ne s’agit pas seulement de se donner le bonjour ou de se presser la main, mais de se frotter nez contre nez.

Ces indigènes sont, paraît-il, d’origine polynésienne, et il est même possible que les premiers immigrants en Nouvelle-Zélande soient sortis de l’archipel de Tonga-Tabou, qui est situé à quelque douze cents milles dans le nord.

Il y a, en somme, deux raisons pour que cette population soit en voie de décroissance, et destinée à disparaître dans l’avenir. La première cause de destruction, c’est la maladie et particulièrement la phtisie pulmonaire, qui exerce de grands ravages dans les familles. La seconde, plus terrible encore, c’est l’ivrognerie, et il est à noter que les femmes tiennent le premier rang dans cet effroyable abus des liqueurs alcooliques.

D’autre part, il y a lieu d’observer que le régime d’alimentation s’est profondément modifié chez les Maoris. Grâce aux missionnaires, l’influence du christianisme est devenue dominante. Les indigènes étaient anthropophages autrefois, et qui oserait dire que cette nourriture ultra-azotée ne convenait pas à leur tempérament ?… Quoi qu’il en soit, mieux vaut qu’ils disparaissent plutôt, que de se manger entre eux, « bien, a pu dire un touriste très observateur, que le cannibalisme n’eût jamais qu’un seul but, la bataille : dévorer les yeux et le cœur de l’ennemi, afin de s’inspirer de son courage et d’acquérir sa sagacité ! »

Ces Maoris résistèrent à l’envahissement britannique jusqu’en 1875, et c’est à cette époque que le dernier roi de King-Country se soumit à l’autorité de la Grande-Bretagne.

Vers six heures, M. Hawkins, le capitaine et Nat Gibson rentrèrent au comptoir pour dîner ; puis, après avoir pris congé de M. Balfour, il se firent conduire à bord du brick, qui serait prêt à lever l’ancre dès les premières lueurs du jour.