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Les Frères Zemganno/2

La bibliothèque libre.
G. Charpentier, éditeur (p. 17-41).

II

Le directeur de la troupe, le vieillard à la veste de hussard, il signor Tommaso Bescapé, un italien roux devenu presque tout blanc, montrait à qui le regardait, toujours agités et tiraillés dans une mobilité pareille à un tic, des yeux perçants, un nez spongieux, une bouche sardonique, un menton rasé, une physionomie de mime, battus de longs cheveux couleur de poussière rutilante.

Dans sa patrie Tommaso Bescapé avait été successivement un peu cuisinier, un peu chanteur, un peu expert en coraux et en lapis-lazuli, un peu teneur de livres chez une marchande de chapelets de la Via Condotti, un peu cicerone, un peu gentilhomme d’ambassade, lorsqu’une tourmente de son existence hasardeuse le jetait en Orient, où le polyglotte et le parleur de toutes les langues et de tous les dialectes en quelques jours, devenait drogman des excursionnistes en Palestine ; puis après avoir tâté d’une infinité de professions inconnues et excentriques, il se faisait loupeur en Asie Mineure. Organisation singulière que celle de cet italien, inépuisable en expédients et en ressources, et propre à toutes les industries, et habile à tous les raccommodages de choses et d’êtres, et se plaisant aux métamorphoses et aux avatars d’une vie qui était comme une succession de changements à vue des théâtres, et traitant la misère des entr’actes avec l’espèce de gaieté gouailleuse qui rit dans les conteurs du seizième siècle, et gardant au milieu des désastres les plus désespérants la confiance américaine dans le lendemain : par là-dessus grand contemplateur de la nature, et fort amusé des spectacles gratis qu’elle donne aux gens vaguant à pied à travers les cinq parties du monde. Après s’être promené plusieurs années dans le voisinage de l’ancienne Troie, paresseusement occupé à découvrir des loupes : les excroissances des noyers de ce pays avec lesquels on fabrique des plaquages de meubles très appréciés en Angleterre ; un jour on retrouvait Bescapé contrôleur au Circo Olympico de Péra, cumulant les fonctions de comptable avec celles d’écuyer quand les exigences du service le demandaient. Là, pendant qu’il était assez maigrement appointé, naissait chez l’italien l’idée d’un commerce tout nouveau pour l’époque. Au turc fumant sa pipe à la porte d’un café, il enlevait le tapis qu’il avait sous lui en lui donnant un méjidié, et quelques jours après, ce tapis il le revendait à un touriste. Et la vente réussissant, et la confiance lui venant, il se mettait à acheter dans les bazars des piles entières, dont il lui suffisait de voir l’envers avec la science qu’il commençait à avoir de ce commerce et la connaissance qu’il possédait de la paresse des marchands ottomans. Bientôt même, outre le petit dépôt qu’il tenait chez lui, il entrait en relations avec un correspondant à Londres et un correspondant à Paris, où commençait l’achat par quelques artistes de ces inimitables produits fabriqués par des populations coloristes, et dans la trame desquels souvent, parmi les nuances féeriques, une petite mèche de cheveux, laissée de distance en distance, marque la tâche de chaque jour de la femme qui, lentement et amoureusement, a tissé le tapis à son foyer de soleil. Par ce négoce, Bescapé devenait presque riche, et cette richesse lui donnait avec la sagesse la tentation de devenir le maître quelque part. Cela quand Lestrapade, le directeur du Circo Olympico, lui proposait de l’accompagner avec la troupe dans l’Extrême-Orient, où il rêvait de faire une grande fortune. Bescapé causait avec les camarades, sondait ceux qui éprouvaient de la répugnance à entreprendre un tel voyage, et avec sa facile parole et son bavardage presque éloquent, leur persuadait de se mettre sous sa direction, et de le suivre en Crimée, où d’après des renseignements positifs, il avait l’assurance qu’un cirque serait accueilli avec la plus grande faveur.

Lestrapade, abandonné d’une dizaine d’artistes, ne renonçait pas à son aventureux projet. Un matin, avec une troupe encore assez considérable, il partait pour Moscou, gagnait Viatka, traversait toute la Sibérie, faisait le coup de fusil avec les Mongols dans le désert de Gobi, avait la plus grande partie de son monde tué, perdait tous ses chevaux, et parvenait par un miracle à Tien-Tsin n’ayant plus avec lui que sa fille, son gendre et un clown. Il arrivait à Tien-Tsin, l’intrépide directeur, le lendemain du massacre du consul et des sœurs de charité : mais, sans s’effrayer ni se décourager, il se remettait en route, et attrapait enfin Shanghaï, où, remontant sa troupe avec des matelots et des poneys chinois, il s’embarquait pour le Japon.

Tommaso Bescapé, lui, après avoir fait l’achat du matériel nécessaire, était parti pour Symphéropol où son cirque avait un énorme succès. Le rusé diplomate qu’était au fond l’italien, avait eu l’esprit, à son arrivée à Symphéropol, de se mettre en rapport avec les officiers, de placer, pour ainsi dire, son spectacle sous leur patronage, et de faire de ces messieurs gagnés par ses amabilités, son entrain d’esprit, sa bonne enfance rieuse, les prôneurs et les achalandeurs de l’entreprise. De là, une communauté d’existence et des nuits, pendant lesquelles on allait réveiller le quartier des Bohémiens, et où dans la circulation des plateaux de fer aux fruits grossièrement peints et chargés de pâtisseries et au milieu des flots de champagne du Don, les officiers et le directeur restaient jusqu’à l’aube à voir danser les bohémiennes. Dans ces nuits, Tommaso Bescapé, qui avait été d’une nature amoureuse toute sa vie, en dépit de ses cinquante ans sonnés, se prenait pour une jeune bohémienne d’une passion telle qu’en inspirent ces danseuses de grâce maudite. La danseuse éprouvait pour le directeur la répugnance d’une fillette pour un vieillard en même temps que l’antipathie d’une Rommy pour un Giorgio. Audotia Roudak, la mère de la danseuse, qui se trouvait être une entremetteuse, avait toutefois des préjugés à l’endroit de son sang, et ne consentait à lui vendre sa fille — et encore pour une somme où passaient tout l’argent conquis dans la vente des tapis et le gain de sa première année à Symphéropol, — à lui vendre qu’en légitime mariage. Et c’était chez le vieux mari pour cette jeune femme qui l’avait épousé avec une horreur non cachée, et dont les froideurs duraient tout le temps de leur mariage, une adoration tenant du sortilège, et qui, sous les tourments de la jalousie, le chassait de Crimée six mois après leur union, et qui lorsqu’il fut père le laissait indifférent à l’enfance de ses enfants, comme si les tendresses et les chaleurs de son cœur appartenaient tout entières et sans partage à la créature enchanteresse.

Le Bescapé avait ramené sa troupe en Italie, et de là presque aussitôt était passé en France, où avec les années, éliminant petit à petit les écuyers et les chevaux, et réduisant son personnel aux proportions modestes commandées par la diminution des recettes et le progrès de la concurrence, il donnait des représentations depuis une dizaine d’années, près de neuf mois tous les ans, rentrant avec l’hiver dans son pays natal, et travaillant pendant le mauvais et dur temps en Lombardie et en Toscane.

Tommaso Bescapé était mieux qu’un saltimbanque. Il possédait des connaissances sur une foule de choses venues on ne sait d’où, une instruction de hasard non apprise dans des livres, mais de la bouche de tous les individus de toutes les nations qu’il s’était plu à interroger et à faire causer sur les chemins et ailleurs ; il avait beaucoup feuilleté l’humanité et de toutes sortes. Il était encore doué d’une faculté : du don comique, de l’imagination farce. Il inventait de petites scènes drolatiques très amusantes. Et toujours plongé, lorsqu’il était inoccupé, dans une collection de vieux scenario de pantomimes italiennes, il en tirait vraiment parfois un très joli et très intelligent parti.

Stépanida, en notre langue Étiennette, et qu’on appelait par le diminutif de son nom de là-bas, Steuchâ, encore toute jeune pour une femme deux fois mère, était belle d’une beauté sauvage, pleine d’insolences hautaines dans le port et la marche. Sa chevelure touffue, vivace, se tordait en grosses mèches révoltées au-dessus d’un ovale aminci et suave, un ovale de miniature indienne. En ces yeux il y avait de noires clartés électriques, et dans le teint ténébreux de la créature songeuse une naturelle petite coloration rose sous les paupières, semblable à une légère pointe de fard effacée, et, par moments, montait à ses lèvres sérieuses un sourire indéfinissablement étrange. L’originalité de cette beauté s’accommodait au mieux avec le paillon, le clinquant, le chrysocale, l’orient des colliers de perles fausses, la grosse verroterie des diadèmes de baraque, les zigzags de l’or et de l’argent dans les oripeaux aux voyantes couleurs.

Mariée à un giorgio, à un étranger, — fait rare, — la bohémienne, à l’imitation de sa race qui depuis des siècles se refuse à l’assimilation avec la famille européenne, était restée une fille de ces primitives populations vagabondantes de l’Himalaya, de ces Jatt vivant depuis le commencement du monde, sous le ciel ouvert, de rapines et d’industries d’adresse manuelle. Dans la cessation de tout commerce avec les siens, dans la mêlée de sa chair avec un chrétien, dans la communion de toutes ses journées avec des hommes de France et d’Italie, elle se tenait à l’écart des idées, des tendances, des habitudes d’esprit, du génie intime et de la vie intérieure de ses co-vivants, par une retraite rêveuse au fond d’elle-même, par un enfoncement obstiné dans son passé, par l’entretien religieux des penchants, des goûts, des croyances de sa mystérieuse ascendance. Elle vivait en une communication bizarre et incompréhensible avec un souverain mystérieux de sa race, avec un Prêtre-Roi lointainement vague, et dont les rapports avec ses sujets semblent avoir lieu par l’entremise des voix de la nature, lui offrant son adoration dans le secret d’un culte superstitieux auquel se mêlaient confusément les pratiques de toutes les religions, envoyant chercher par son petit enfant, près des sacristains de certaines églises, des bouteilles d’eau bénite dont elle aspergeait l’intérieur et les chevaux de la voiture roulante.

Le corps seul de Stépanida pour ainsi dire était avec le monde européen et occidental de la troupe, mais sa pensée était toujours absente et au loin, et toujours ses grands yeux, fièrement errants, finissaient par se tourner, ainsi que certaines fleurs, vers l’Orient. Et Stépanida n’appartenait à sa patrie d’adoption forcée, à ses relations de rencontre que par un seul lien, par une maternité furieuse, presque animale pour son dernier né, pour son beau petit Lionello, dont le nom dans sa bouche s’était raccourci en celui de Nello.

Du reste, en dehors de sa maternité, la bizarre femelle, avec son insouciance de la bonne ou de la mauvaise fortune, avec sa naturelle incompréhension du bien et du mal, avec son incomplète mémoire des événements et avec encore la perception obtuse des choses environnantes, particulière à certains peuples de l’Extrême-Orient, semblait une femme mal éveillée d’un songe et vivant sur la terre sans être tout à fait certaine de l’existence de sa personne en un monde bien réel.

Le fils aîné du directeur de la troupe, Giovanni, Gianni ainsi qu’on l’appelait, avait un corps d’adolescent dans la jeunesse duquel commençait à se formuler le dessin de la force, et où déjà le carré naissant des muscles s’apercevait au milieu de l’effort et de l’action. Dans ses bras roulaient presque les rondeurs concassées des biceps d’athlète ; ses pectoraux se détachaient avec la petite saillie plate des bas-reliefs antiques ; et sur ses reins chaque mouvement de son torse faisait courir, un moment, sous sa peau, le modelage de larges attaches nerveuses aux insertions profondes. Il était grand avec de belles et longues jambes, cette beauté de l’académie de l’homme, cette gracieuse et serpentante filée de formes à la fois sveltes et denses, et dont les méplats rigides, semblables sur ses mollets aux lames de bronze d’une cnémide, s’amincissaient avec des délicatesses ténues aux jarrets et aux chevilles. On remarquait enfin chez le jeune homme la longueur des tendons : signe de faiblesse chez tout le monde, signe de vigueur chez les gymnastes, et qui leur donne, dans le raccourcissement d’un muscle contracté, toute l’épaisseur ramassée et gonflée de sa longueur.

Dans ce monde, où le plus grand nombre des hommes et des femmes est bien souvent amené et retenu par le goût de la vie errante et vagabonde qu’on y mène, Gianni lui se sentait l’amour, la passion de sa profession. Il aimait son métier et ne l’eût changé contre nul autre. Il était acrobate par vocation. Il n’y avait jamais chez lui de fatigue pour recommencer un exercice qu’on lui demandait, et son corps, en mouvement dans les applaudissements, semblait ne vouloir jamais s’arrêter. Il éprouvait des contentements infinis de l’accomplissement satisfaisant d’un tour, de l’élégance et de la correction de sa réussite. Ce tour à l’écart, et pour lui seul, il le travaillait et le retravaillait, s’efforçant de l’améliorer, de le perfectionner, de lui donner la grâce, la prestesse, la magie avec lesquelles l’adresse et l’agilité triomphent d’apparentes impossibilités du monde physique. Les nouveaux tours qu’il ne savait pas et dont le bruit venait jusqu’à la baraque de son père, il les cherchait avec des chagrins et des désespoirs comiques, les poursuivait obstinément jusqu’à ce qu’il les eût trouvés. Et sa première interrogation aux gens d’une troupe qu’il croisait sur une route était toujours : « Eh bien, y a-t-il un tour nouveau à Paris ? »

Il passait des nuits agitées, de ces nuits d’abatteurs d’arbres, en lesquelles recommence l’ouvrage du jour dans le cauchemar de la fatigue, des nuits batailleuses avec son matelas, et où le corps de Gianni continuait en rêve les exercices violents de sa profession.

Quant au second fils, il n’était encore que ce bambin à la mamelle que sa mère, dans son étroite et indénouable maternité, s’entêta à nourrir jusqu’à près de trois ans, en sorte qu’on voyait le garçonnet quitter les enfants avec lesquels il jouait, pour aller téter sa nourrice, et bientôt revenir en courant à ses petits camarades.

La force dans la douceur et l’inoffensivité : c’était l’Hercule de la troupe avec une paresse et une économie singulières des mouvements de son corps, quand il ne travaillait pas. On le voyait toujours dans des poses assommées, écraser de l’affaissement de son lourd torse les chaises et les bancs craquant sous lui, — et ayant un peu sur la figure de l’animalité hagarde des faunes de Prudhon, et dans sa bouche, d’ordinaire entr’ouverte, des dents de loup. Doué d’un appétit extraordinaire et que rien ne pouvait rassasier, il disait n’avoir jamais mangé pendant sa vie une seule fois tout son saoul ; et cela le faisait mélancolique à la façon d’un estomac qui aurait éternellement le sentiment du vide.

Le crâne rasé à la façon d’un teigneux, le pitre avait une de ces têtes moyenâgeuses telles que le peintre Leys en a encore trouvé pour ses tableaux quelques modèles dans le vieux Brabant autrichien. Vous auriez dit les traits d’une pauvre et rudimentaire humanité en train de se façonner : des yeux qui paraissaient avoir coulé entre des paupières sans dessin, un nez qui formait un épatement de chair, une bouche qui semblait l’égueulement d’une poterie informe, un visage embryonnaire dans un teint sale et bis. Et le vilain être était sournoisement mauvais, hargneux, taquin, voleur de tout ce qui traînait et de la mangeaille gardée pour le lendemain. Vingt fois on l’aurait chassé de la troupe sans la protection de Stépanida, prise d’une secrète et bizarre sympathie pour l’homme dans lequel elle retrouvait les instincts de malice méchante et de rapine de sa race. Agapit Cochegru aimait la souffrance des animaux, ses attouchements dans les parades cherchaient à faire mal, et son ironie des tréteaux même semblait garder un ressentiment féroce de tous les anodins coups de pied au derrière qu’il avait reçus. L’Alcide était surtout le malheureux préféré que le pitre tourmentait, harcelait, désespérait avec toutes sortes d’inventions diaboliques, allant au plus sensible de la bêtise de l’homme fort qui n’osait se revenger de peur de tuer d’un coup son persécuteur. Et l’homme faible abusait sans pitié de ses avantages avec son énorme souffre-douleur. Cependant il arrivait parfois que Rabastens, à bout de patience, du revers de sa main à demi morte époussetait le pitre d’une peu forte taloche. Alors Agapit Cochegru se mettait piteusement à pleurer de grosses larmes, horriblement grotesque dans le grimacement enfantin de sa désolée figure et le comique des mouvements bêtes qu’avait appris à son corps le métier de toute son existence. Mais bientôt il s’asseyait tout contre son ennemi, de manière à empêcher le développement d’une seconde tape, et ainsi paré, il ne cessait de lui donner de rageurs petits coups de coude dans les côtes, et de l’appeler « grand lâche », demeurant un long temps accolé à lui, pleurard et morveux.

Le trombone était un pauvre diable, vivant dans une de ces misères des professions infimes de l’art si profondes, que ses plus extravagants désirs n’allaient pas au delà de la conquête, sur sa pauvre paye, d’une demi-tasse accompagnée d’un petit verre. C’était là le nec plus ultra de ses ambitions. Eh bien, cet artiste si peu argenté, et dont la personnalité était faite de l’absence de chemises, et de vêtements où il y avait encore plus de graisse que de laine feutrisée, et de souliers dont les semelles disjointes et transversées de gros clous lui donnaient l’air de marcher sur des mâchoires de requins entrebâillées, cet homme si profondément misérable était heureux. Il était en amicale liaison avec un être aimé qui le payait de retour et lui faisait tout oublier, jusqu’aux méchancetés noires du pitre. Il vivait dans l’intimité de la caniche de la troupe, qui, à la suite d’une maladie ressemblant fort à la maladie d’un cerveau humain, avait des absences momentanées de la mémoire, si entières, qu’il fallait renoncer à lui faire continuer les intelligents tours qu’elle exécutait en bonne santé ; et le trombone, d’ailleurs fort peu gâté par l’affection de ses semblables des deux sexes, s’était tellement attaché à la pauvre chienne, maintenant presque toujours souffreteuse, que, lorsqu’il lui voyait les yeux par trop rouges, il se privait de cette bienheureuse tasse de café, amassée sou à sou, pendant plusieurs jours, pour lui acheter une purge. De cela, non cependant de la purgation que Lariflette n’aimait point, mais de tous les soins qui accompagnaient cette purgation, la chienne invalide remerciait son bienfaiteur, en ses bons moments, par des regards où elle mettait tout ce que les yeux d’une bête peuvent contenir de tendresse, le remerciait même par un rire reconnaissant et montrant toutes ses dents, oui par un rire ! — car cette chienne riait. Et toute la troupe l’eût affirmé en justice, après avoir été témoin de ce fait. Un matin, le trombone faisait tiédir, sur un petit fourneau posé à terre, quelque chose dans un poêlon bien connu de Lariflette, qui se tenait près de là, la queue basse, l’air boudeur, mais résignée ; la caniche voyait le liquide fumant retiré du feu, versé après dans un bol, ensuite vivement remué avec une cuiller de bois, puis à son grand étonnement, dépassant son nez, monter en l’air, et arriver à la bouche du trombone, et y disparaître. À cet instant, quand Lariflette fut bien certaine de l’entrée de la chose qui lui donnait la colique dans le corps de son vieil ami et non dans le sien, il lui venait, sur sa physionomie de chienne, le plus joyeux et le plus ironique rire muet qui se puisse voir sur une figure humaine.

La Talochée devait son surnom à une enfance, à une jeunesse, qui n’avaient été qu’une succession de brutalités et de coups. Ramassée vagabondante dans les rues de Paris, à l’âge de sept ans, elle répondait au président du tribunal qui l’interrogeait : « Monsieur, mon papa et ma maman sont morts du choléra… grand-papa m’a placée dans un hospice… il est mort huit jours après papa et maman… alors je suis revenue à Paris, où je me suis perdue dedans parce qu’il est si grand… » C’était alors une femme de vingt-huit ans, au visage tanné, aux bras tannés comme la figure et noirs jusqu’au-dessus du coude, avec une large marque de vaccine blanche sur le biceps. Toujours vêtue d’une robe de tarlatane rose sur laquelle couraient des branchages artificiels, et qu’attachait une ceinture s’élargissant sur le ventre en un losange qui enfermait, imprimés en rouge, des caractères cabalistiques, elle donnait à voir, sous des seins volumineux, une taille d’une minceur extraordinaire, toute remuante d’une vie nerveuse. Ses yeux étaient horriblement cernés avec un blanc de l’œil presque effrayant dans cette cernure et le tannage de toute sa peau. Ses cheveux relevés à la chinoise, et dans lesquels elle avait piqué deux marguerites d’argent, lui tombaient au dos par derrière, comme la rêche crinière d’un casque. Les muscles travailleurs de son cou dessinaient de grosses cordes au-dessus des salières et des maigreurs du haut de sa poitrine, car elle était très maigre, avec une gorge et des hanches et des jambes très fortes. La Talochée avait une grande bouche aux belles dents blanches, un nez à la fois relevé et pincé, et, sous les pommettes, des creux qui, par un certain éclairage, vous laissaient apercevoir, un moment, l’ossature d’une tête de mort lui trouant la peau de la figure. La fièvre flambante de l’œil, le luisant malsain du teint, le décharnement du facies et du cou, enfin la macération canaille de tout l’être harassé, vous racontaient les misères, les souffrances, les fringales, les refroidissements, les coups de soleil, les courbatures de la femme, avec un passé de jeune fille l’eau-de-vie avait bien souvent remplacé le pain manquant.

Sur le tréteau de la parade, mâchonnant une fleurette, on voyait la Talochée, du dos de ses mains ouvertes posées à cheval sur ses hanches, tourmenter perpétuellement sa taille par des tractions colères, et comme si elle s’essayait à la tirer et à la soulever hors de son torse ; au bout de quoi, se rejetant en arrière, les mains jointes, tendues et raidies devant elle avec les doigts rebroussés et les coudes retournés, la saltimbanque s’immobilisait, regardant en l’air, les yeux perdus, les narines terreuses, sa grande bouche entr’ouverte.