Les Frères Zemganno/28

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G. Charpentier, éditeur (p. 149-154).

XXVIII

L’année de l’arrivée à Londres des deux frères, il existait dans Victoria-Street un endroit nommé les Ruines. C’était un immense terrain, où la commission des Améliorations métropolitaines avait fait démolir trois ou quatre cents maisons, un espace désert tout parsemé d’écroulements, avec dans le ciel des vieux murs encore debout à côté d’assises de maisons neuves dont la bâtisse était arrêtée, une terre d’ordures et de décombres, un coin de capitale abandonnée, où une herbe malheureuse commençait à se lever d’un sol de plâtre, d’écailles d’huîtres, de tessons de bouteilles : un Clos Saint-Lazare enfin. Les Ruines, depuis plusieurs années, étaient le rendez-vous, le gymnase en plein air de tous les acrobates, gymnastes, trapézistes du trapèze volant ou du trapèze fixe, clowns, jongleurs, danseurs de cordes, équilibristes sans emploi, de tous les gens nés dans la sciure de bois[1] ou désireux d’y vivre : l’école en un mot d’où sortirent depuis Franck Berington, Costello, Jemmy Lée, Bill Georges, Joé Welh, Alhambra Joé. Le soir surtout les Ruines présentaient un curieux spectacle. Dans l’obscurité du champ de démolitions, entre ses pans de murailles noires aux silhouettes un peu effrayantes, à travers le vol tournoyant de petits fragments pourris des papiers de tenture détachés par le vent, au milieu de la fuite de troupeaux de rats effarés, et aussi loin que se prolongeait l’étendue ténébreuse, et brouillardeuse, la lumière de quatre bouts de chandelles fichées en terre montrait vaguement, çà et là, au-dessus du tremblotement d’une pâle lueur, des ombres de corps se promenant ou voltigeant dans la nuit du ciel.

Les premiers jours Gianni et Nello regardaient les autres travailler, puis au bout d’une semaine, ils apportaient leurs instruments de travail et leurs chandelles ; et le petit trapèze attaché aux montants d’une grande porte déménagée dans une maison qui n’était plus qu’une façade, ils se mettaient à travailler dans l’émerveillement des Anglais.

Les deux Français avaient pour voisin de leurs exercices, un homme maigre et long, aux jambes de pétrin phtisique, s’exerçant à serpenter à travers les barreaux d’une chaise : l’Irlandais, surnommé le Ver de terre, le disloqué, qui, les jambes repliées en arrière et cravatant son cou, se mettait en boule, roulait, cassait un noyau de pêche avec son derrière. Ils apprenaient bientôt de lui, que là-bas, les directeurs n’engagent pas directement de sujets, que le monopole de tous les engagements pour les Trois-Royaumes était entre les mains de deux seuls hommes à Londres : M. Maynard, domicilié dans York-Road-Lambeth, et M. Roberts, demeurant à Compton-Street. Le Ver de terre prévenait en outre les deux frères que ces messieurs avaient l’habitude de retenir 15 pour 100 de commission sur les engagements qu’ils faisaient.

Gianni et Nello se rendaient un matin chez M. Roberts, montant un escalier où sur les marches, des nourrices échevelées et la poitrine débraillée, allaitaient des enfants, en fumant, la tête appuyée aux murs, de longues pipes courbes.

Les deux frères devaient attendre leur tour dans une sorte d’antichambre dont les murs étaient garnis de haut en bas, et l’un touchant l’autre, de petits cadres en bois blanc contenant les photographies de toutes les célébrités des cirques, des gymnases, des cafés-concerts de l’Europe.

Et des photographies leurs yeux allaient aux gens qui sortaient du cabinet aux engagements, et qu’ils entendaient nommer par ceux qui attendaient à côté d’eux. C’était Hassan l’Arabe ; c’était le père Zamezou sous son feutre aux larges bords et son manteau raisin de Corinthe, cette couleur affectionnée par les vieux acteurs ; c’était Sandy avec encore dans ses poches un restant des pépites qu’on lui avait jetées à San Francisco et à Melbourne, Sandy dans sa veste doublée de phoque et son gilet rouge-écarlate ; c’était l’élégant Berington et sa redingote de velours noir, une chaîne d’or allant de sa boutonnière à sa poche de côté, et sur l’oreille un chapeau tyrolien surmonté d’une plume de paon ; puis des inconnus dont le bas de la figure disparaissait dans des cache-nez de laine graisseux, et encore des femmes enveloppées de cachemires, semblables à ceux que les ambulantes des quatre saisons promènent sur les voitures de salades.

Enfin ils pénétraient dans le cabinet de Roberts, un petit homme, à la peau de figure tannée, rhinocérisée, et portant des anneaux d’or aux oreilles.

Il interrompait Gianni au bout de deux ou trois mots de son mauvais anglais :

« Très bien, j’ai justement besoin d’une paire de bons gymnastes pour Springthorp à Hull… mais je ne vous connais pas… où avez-vous été engagés déjà ? »

C’était la demande que craignaient les deux frères, et un moment Gianni resta déconcerté, quand, d’un coin noir du cabinet, une voix que les deux frères reconnurent pour être celle du Ver de terre, jeta à Roberts : « Je les connais moi… Ils arrivent du Cirque de l’Impératrice. »

— « Oh ! alors vous faites l’affaire… L’engagement sera pour six nuits à partir de samedi prochain… vous aurez cinq livres. »

  1. Dans les cirques anglais la sciure de bois remplace le sable. De là, la locution pour les gens nés dans le métier, de naître dans la sciure de bois, et encore de là l’espèce de proverbe qui dit : Que pour un vieux clown l’odeur de la sciure de bois est ce qu’est l’odeur du goudron pour un vieux marin.