Les Frères Zemganno/39

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G. Charpentier, éditeur (p. 194-197).

XXXIX

Les deux fils de Tommaso Bescapé et de Stépanida Roudak étaient des Français, tout à fait des Français. Ils en avaient le tempérament, les habitudes d’esprit, le patriotisme même. De leurs origines étrangères, de leur ascendance bohémienne, ils n’avaient gardé qu’une particularité curieuse à noter. Dans les nations civilisées, la rêverie poétique, ce don et cette faculté d’idéalité amoureuse et tendre, cet humus diffus et flottant dans les cervelles fluides des littératures, la rêverie poétique n’existe qu’en haut, et, sauf de très rares exceptions, est le lot et le privilège absolus des classes supérieures et éduquées. Les deux frères, eux, tout illettrés qu’ils étaient, avaient hérité de la nature rêveuse, contemplative, et je dirai, littéraire des classes inférieures des populations demeurées encore sauvages et incultes au milieu de cette Europe, maintenant si riche en maîtres d’école ; et de fréquentes fois, s’envolaient de ces deux hommes du peuple, ces lyriques recueillements de l’âme, avec lesquels le plus misérable et le plus ignare tsigane fabrique les variations, que son violon joue aux cimes des arbres, aux étoiles de la nuit, aux matins d’argent, aux midis d’or.

Tous deux ouverts à ce langage magnétique des choses de la nature, qui, pendant la nuit et le jour, parlent, muettement, aux organisations raffinées, aux intelligences d’élection, étaient cependant tout différents.

Chez l’aîné les dispositions réflectives et les tendances songeuses de son être surexcité par une singulière activité cérébrale, appartenaient tout entières dans sa profession de la force et de l’adresse physique, à l’invention abstraite de conceptions gymnastiques presque toujours irréalisables, à la création de rêves clownesques impossibles à mettre en pratique, à l’enfantement d’espèces de miracles demandés aux muscles et aux nerfs d’un corps. Du reste, même dans la pratique matérielle de ce qu’il exécutait, Gianni donnait une large part à la réflexion et à l’action de la cervelle ; et son axiome favori était : que, pour poncer un exercice, il fallait un quart d’heure de travail et trois quarts d’heure de méditation.

Le plus jeune, resté avec bonheur un ignorant, et dont toute la première instruction n’avait guère été faite que par la causerie bavarde, et à bâtons rompus, du père pendant la montée au pas des côtes, et plus paresseux d’esprit que Gianni, et avec un balancement plus grand de la pensée dans le bleu : en un mot plus bohémien de la lande et de la clairière, — et par cela plus poète, — vivait dans une sorte de rêvasserie heureuse, souriante, pour ainsi dire, sensuelle, et d’où tout à coup jaillissaient des imaginations moqueuses, des fusées d’une gaieté attendrie, des excentricités folles. Et ces qualités faisaient tout naturellement de Nello, l’arrangeur, le trouveur de jolis détails, le pareur, le fioritureur de ce qu’inventait de faisable son frère.