Les Frères Zemganno/42

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G. Charpentier, éditeur (p. 206-209).

XLII

Dans cette écurie, dans ces coulisses du Cirque, Nello éprouvait une sensation particulière.

Après qu’il s’était fait avec du blanc un visage de statue, dans lequel ne demeurait de vivant que l’animation de l’œil entre des paupières rougies comme par la gelée, quand il était coiffé de sa perruque pyramidale, quand il avait sur le dos ces costumes qu’il imaginait lui-même, et sur la soie tendre desquels il aimait à faire appliquer, avec des reliefs trompeurs, une colossale araignée, une chouette aux yeux d’or, des volées de petites chauves-souris glabres, et encore des bêtes de la Nuit et du Rêve, qui n’étaient sur l’étoffe qu’une ombre noire et une silhouette macabre ; alors, — et pour peu que la grande glace de l’écurie eût renvoyé deux ou trois fois au jeune homme, son autre lui-même du soir, — alors une vie nouvelle, une vie différente de celle du matin, une vie fantasque se mettait, pour ainsi dire, à couler dans ses veines. Oh ! cela n’allait pas pour le clown à avoir le sentiment d’une métamorphose, d’une transformation en un homme-statue du pays sublunaire dont il portait la livrée, non ! mais toutefois il se passait au dedans de Nello de petits phénomènes anormaux. Ainsi dans le clown enfariné et habillé de visions, il se faisait aussitôt en son individu, un sérieux qui même dans une de ses farces, s’il en faisait une, donnait à cette farce un caractère rêveur, et qui était comme de la gaieté tout à coup suspendue, arrêtée par quelque chose d’inconnu. Sa voix n’avait pas absolument le même son qu’elle avait dans la vie ordinaire ; elle était un rien timbrée de la note grave qu’a, en un parler lent, la voix des émotions humaines. Enfin ses gestes, il y descendait, sans que Nello le voulût, du funambulesque, et dans ces instants où il n’était pas en scène, et même pour les actions les plus ordinaires, il sentait ses membres se contourner en des arabesques excentriques. Bien plus, tout seul, il était poussé à des gestes de somnambule et d’halluciné, et que les physiologistes appellent des mouvements symboliques, gestes dont il n’avait pas l’absolue volonté. Il se surprenait à faire jouer sur le mur éclairé par un quinquet d’un corridor vide, l’ombre chinoise des doigts de sa main contractée, s’amusant longtemps de leur danse crochue sur la muraille : et cela sans but, pour se faire plaisir à lui tout seul, et comme si son corps obéissait à l’impulsion de courants magnétiques biscornus et de forces capricantes de la nature.

Puis peu à peu, en un état à la fois vague et exalté, et comme au milieu d’un léger effacement autour de lui de la réalité et d’une espèce d’endormement de sa pensée du jour, dans sa tête, semblable à cette tête vide où l’on voit une cuiller retirer une à une les idées, le clown arrivait à n’avoir plus que le reflet de sa blanche figure renvoyée par les glaces, les images des monstres que rencontraient ses yeux sur son habit, et encore, le murmure resté dans ses oreilles de la musique diabolique de son violon.

Et cet état indéfinissable aux sensations fugaces et hétérogènes, avait une grande douceur pour Nello qui, aux côtés de son frère, toujours la tête baissée, et toujours tourmentant le sol d’un bout de bois, restait lui, les bras croisés, la tête au mur, les traits dans une sorte de dilatation extatique, avec un pâle sourire de pierrot sur sa blanche figure, et immobile, et semblant demander qu’on n’interrompît pas le doux et riant et bizarre mensonge de son existence au Cirque.