Les Frères Zemganno/49

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G. Charpentier, éditeur (p. 237-239).

XLIX

De certains jours cependant, le fond gamin de Nello reperçait à travers sa gravité de commande, et du correct gentleman s’échappait quelque folâtrerie, accomplie du reste avec le sérieux d’un mystificateur anglais. Ainsi, après la représentation au Cirque, il arrivait, une fois par hasard, aux deux frères de revenir chez eux par l’omnibus des Ternes. Vous le connaissez, l’omnibus de onze heures du soir et l’omnibus de cette heure menant à une banlieue : de bonnes et naïves gens harassées et somnolentes dans le trouble de ténèbres sillonnées à tout moment d’éclairs de lumières, des gens aux sensations engourdies et obtuses, à la digestion quelquefois laborieuse, et que la secousse de la voiture, à la descente d’un voyageur, fait tressauter dans leur assoupissement, sans qu’ils soient ni complètement endormis ni absolument réveillés. Donc ces honnêtes gens avaient la perception vague, pendant tout le voyage, d’avoir à leurs côtés deux messieurs bien mis, d’une tenue parfaite, et ayant passé leurs six sous avec une suprême distinction, lorsqu’à l’angle de la rue des Acacias, dans le demi-réveil produit par l’arrêt brusque de l’omnibus, ils voyaient……… et, à ce qu’ils voyaient, les douze nez des voyageurs restants, tout à coup fantastiquement éclairés par les deux lanternes, s’allongeaient d’un mouvement commun, et comme un seul nez, vers la nuit de la rue des Acacias, dans laquelle s’enfonçait un dos imperturbable.

Nello arrivé sur le marchepied de l’omnibus avait fait le saut périlleux, et descendu de cette manière peu habituelle, s’éloignait sur ses pieds très verticalement et très bourgeoisement, laissant ses compagnons de voyage se demander longtemps des yeux, avec des regards inquiets et anxieux, s’ils étaient, tous les douze, victimes d’une hallucination.