Les Frères Zemganno/53

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G. Charpentier, éditeur (p. 249-266).

LIII

Cependant, parmi les femmes du Cirque, une écuyère paraissait regarder amoureusement Nello.

C’était une Américaine, et la première femme qui avait risqué le saut périlleux sur un cheval, une créature à sensation dont la célébrité dans le Nouveau Monde lui avait fait épouser un gold digger qui avait trouvé une pépite historique, un morceau d’or de la grosseur d’un tronc d’arbre. Très malheureuse dans les loisirs forcés, la respectabilité, le kant de son opulent mariage, — le mari mort deux ans après leur union, — elle s’était mise à courir les cirques de Londres, de Paris, de Vienne, de Berlin, de Saint-Pétersbourg qu’elle quittait le jour où elle se déplaisait, sans le moindre souci des dédits.

Riche à plusieurs millions, l’énergique et bizarre femme était traversée de fantaisies pareilles à celle de cette impure qui, saisie de la tentation soudaine d’aller en traîneau l’été, faisait sabler de sucre en poudre les allées d’un parc : des fantaisies ayant en leur caprice despotique, un brin de déraison, de folie, d’insenséisme, et comme prises de l’ambition de faire de l’impossible, du surhumain, des choses défendues par la nature et Dieu, et cela, avec la brutalité du vouloir de la race américaine arrivée à la possession de l’argent. C’est ainsi qu’à son arrivée en Europe, en un hôtel acheté à Vienne, elle avait voulu avoir « une machine à tempête » dans sa chambre à coucher, et que le mécanisme de cette tempête à domicile avec la roue à palette tournant dans l’eau, avec les petits et grands jeux de l’ouragan simple et du cyclone, avec l’adaptation au mécanisme de la lumière électrique : le tout imitant sur la facture le mugissement des vagues, le roulement du tonnerre, les colères du vent, le sifflement fouettant de la pluie, et les zigzags sulfureux des éclairs, lui avait coûté 300 000 francs.

Mais la Tompkins avait été vite fatiguée des tracas de la tenue d’une grande maison, de la solitude qu’elle trouvait en un immense logis habité par elle toute seule, et maintenant qu’elle se trouvait à Paris, — sa machine à tempête remisée au Garde-Meuble, — elle vivait dans une chambre du Grand-Hôtel, payant la chambre au-dessus et au-dessous, pour avoir la permission d’attacher au plafond un trapèze, sur lequel souvent la fille de service la surprenait le matin, se balançant nue, en fumant des cigarettes.

Du reste, en dehors de ses fantaisies ruineuses, cachées à tous, la vie de la Tompkins avait l’apparence la plus simple et la plus ordinaire. Elle mangeait à la table d’hôte de l’Hôtel ou dans quelque restaurant de second ordre près le Cirque. Sous un chapeau toujours le même, un chapeau Rubens, elle s’habillait communément d’étoffes de laine coupées en forme d’amazone, n’avait aucun goût de toilette de la Parisienne, et ne portait ni robes du grand couturier, ni dentelles, ni bijoux. Elle avait cependant des diamants : deux seules boucles d’oreilles, mais des boucles d’oreilles comme des bouchons de carafe, et quand les gens qui ne les croyaient pas fausses, lui disaient que ça avait dû lui coûter bien cher : « Oh yes ! — faisait-elle négligemment : — moi avoir à mes oreilles 111 francs de rente par jour. »

Elle vivait ne voyant personne, ne fréquentant pas ses compatriotes, ne parlant pas même aux gens du Cirque, ne se montrant jamais dans un bal d’actrices, n’apparaissant à aucun souper du Café Anglais ; et elle était toujours seule, et sans le bras d’un homme. Le matin seulement, quand, de très bonne heure, elle montait à cheval au Bois, elle y était accompagnée par le duc Olaüs. Ce bel et grand homme, connu de tout Paris, ce prince d’une des premières familles du Nord, et qui comptait parmi ses proches parentes, une Reine et une Impératrice régnantes, était un original grand seigneur, amoureux du cheval, et qui avait, un moment, tenu un cirque dans son palais, où pendant longtemps, il avait forcé sa femme, ses filles, ses domestiques, à faire de la voltige : un prince dans l’ascendance duquel, en remontant un peu, on trouvait une grand’mère qui avait été écuyère. Le duc éprouvait pour la Tompkins un tendre et complexe sentiment, où se mêlaient à la fois et s’attisaient l’une par l’autre l’adoration de la femme et la passion du cheval. Mais il avait dû s’en tenir à ce rôle d’écuyer cavalcadour et d’agent d’affaires par occasion ; la Tompkins lui ayant déclaré qu’elle ne pouvait le souffrir qu’à cheval, qu’autrement il était stioupide, et puis qu’elle aimait à être toute seule, toujours, « avec ses diables bleus ».

Cette promenade du matin était vraiment tout le rapprochement qui existait entre le duc et l’étrange écuyère. Et les reporters et les biographes de journaux qui avaient été curieux de fouiller son passé en Europe et en Amérique, n’avaient pu découvrir la trace d’un scandale, d’une liaison, d’un amour, même d’une amourette.

Cette femme, on aurait dit qu’elle était le déchaînement de l’activité musculaire. Le matin, — la Tompkins était très matinale, — elle faisait du trapèze, en attendant que le concierge de l’Hôtel eût ouvert la porte, puis montait à cheval une ou deux heures, de là se rendait à sa répétition : — les répétitions de voltige ayant lieu avant midi. Rentrée à l’Hôtel, après son déjeuner, elle fumait des cigarettes en se raccrochant, à tout moment, au bâton du trapèze qu’elle ne laissait jamais revenir à l’immobilité. Alors elle remontait à cheval, battant la banlieue de Paris, sautant tout ce qu’elle rencontrait. Et le soir, c’était une curiosité de voir dans ce corps surmené toute la journée, la vigueur, l’élasticité, la fièvre trépidante, l’espèce d’enragement sourd qui l’animaient, et encore la furie intrépide avec laquelle l’inlassable femme se lançait dans le danger des exercices les plus difficiles, en poussant de petits cris gutturaux, faisant l’effet avec leurs voyelles rauques d’exclamations de Hurons.

Une clause de son traité avec le Cirque stipulait que ses exercices qui n’auraient lieu que tous les deux jours, devaient toujours terminer la première partie, en sorte, avait-elle dit, qu’elle pût être tous les soirs dans son lit, à dix heures et demie.

Le temps où elle n’avait pas d’engagement, et les jours où elle ne travaillait pas, un coupé de louage attendait l’écuyère devant le Grand-Hôtel à l’heure de la fin du dîner. Ce coupé la menait dans une rue des Champs-Élysées, en face d’un grand bâtiment, au toit en vitrage, et sur le fronton duquel on lisait en lettres effacées par la pluie : Manège Hauchecorne. Au roulement de la voiture à l’angle de la rue, une petite porte s’ouvrait dans la façade délabrée, et un homme introduisait la femme sitôt qu’elle était descendue. La Tompkins entrait dans le manège noir, vide, silencieux, et où seulement deux ou trois silhouettes d’individus, porteurs de lanternes sourdes, se voyaient penchés sur des pots de terre rouge. Au milieu du manège était étendu un tapis d’Orient, un vrai morceau de velours ras, montrant, ainsi que sur des miroitements de givre, des fleurs et des caractères persans du seizième siècle, tissés dans le clair et la tendresse de ces trois uniques tons : de l’argent, de l’or vert, du bleu lapis-lazuli. À côté se dressait une pile de coussins brodés. L’Américaine se couchait sur le tapis, démolissant les coussins, les attirant sous elle, en calant son dos et ses bras, cherchant longuement et presque voluptueusement un paresseux allongement appuyé à de mollets accotoirs ; puis la Tompkins allumait une cigarette.

Au point de feu du papier brûlant dans l’obscurité aux lèvres de la femme, comme si un signal était donné, des flammes de bengale s’élevaient de tous les pots de terre éclairant une enceinte tendue des plus beaux cachemires de l’Inde ; d’invisibles jets d’eau parfumés répandaient dans l’air une poussière d’eau irisée du bleuâtre et du rougeâtre des flammes ; et deux palefreniers amenaient l’un, un cheval noir recouvert d’un harnachement constellé de petits rubis, l’autre, un cheval blanc au harnachement constellé de petites émeraudes.

Le cheval noir, qui s’appelait l’Érèbe, avait sur sa robe, le poli et la nuit d’un marbre sépulcral avec des naseaux de feu ; le cheval blanc, qui s’appelait la Neige, était semblable à un flottement de soie au milieu duquel s’apercevaient des yeux humides. Les deux hommes d’écurie menaient à la main les deux chevaux, passant et repassant devant la femme, qu’ils effleuraient presque de leurs sabots.

Et immobile, et aspirant de distraites bouffées de tabac, en ce manège qu’on croyait à tous et qui était sien, à la vue de ces chevaux qu’elle ne montait jamais en public et qu’on promenait pendant le sommeil de Paris, au milieu de cette fête qu’elle se donnait à elle toute seule, la Tompkins savourait la jouissance royalement égoïste, le plaisir solitaire de la possession secrète de belles et uniques choses inconnues à tout le monde.

Les chevaux passaient du pas au trot, du trot au galop, les palefreniers les faisant caracoler, et faisant jouer les reflets luisants de leurs corps, les satinements de leurs croupes, les rubis et les émeraudes de leurs harnachements, parmi les arabesques des cachemires, les lueurs du feu d’artifice, les irisations de l’imperceptible pluie colorée. La femme appelait de temps en temps à elle, l’ Érèbe ou la Neige, et sans bouger, soulevant la tête, tendait au cheval un morceau de sucre à prendre entre ses dents, puis le baisait sur les naseaux. Et elle continuait à regarder, en fumant, les fougues et les ardeurs des deux indomptables animaux dans l’éclairage fantastique.

À un moment, elle se levait, jetait le bout de sa dernière cigarette.

Aussitôt les feux de Bengale s’éteignaient, les jets d’eau s’arrêtaient, les châles de l’Inde rentraient dans les ténèbres, et la salle de tout à l’heure devenait la misérable salle du Manège Hauchecorne.

Un quart d’heure après, la femme aux boucles d’oreilles de huit cent mille francs, la propriétaire de l’Érèbe et de la Neige, demandait au concierge de l’Hôtel la clef de sa chambre, et se couchait sans l’aide d’aucune femme.

Le lendemain, la Tompkins reprenait sa vie aux allures modestes, seulement quand le bruit se faisait dans les journaux d’un tableau ou d’un meuble d’art immensément cher, qu’il fût bon ou mauvais, exquis ou médiocre, elle arrivait en fiacre, tirait d’un portefeuille la somme demandée, et emportait le tableau ou le meuble sur la galerie de la voiture sans donner son nom. Et dans sa chambre démeublée de tout, excepté du lit, d’une table de nuit, de son trapèze, montaient contre les murs, hermétiquement clouées et superposées les unes sur les autres, des caisses de bois blanc renfermant emballés tous les achats de l’écuyère, sans plus que jamais elle les regardât.

La Tompkins avait encore un genre de dépenses à elle. En un coin quelconque de l’Europe, se produisait-il une convulsion de la nature, ou se préparait-il un spectacle humain tragique ; elle se jetait dans un chemin de fer, et faisait et refaisait des centaines de lieues, quittant Paris pour aller voir une éruption de l’Etna, ainsi qu’elle avait plusieurs fois traversé et retraversé l’Europe, lorsqu’elle habitait Saint-Pétersbourg, afin de se donner, pendant une heure, pendant une seconde, la sensation atroce d’un fight à Londres, d’une exécution capitale place de la Roquette.

Mais si l’argent, tout l’argent imaginable ne coûtait rien à l’Américaine pour satisfaire un caprice, il lui coûtait encore bien moins pour se débarrasser de la plus minime contrariété, du plus petit agacement, du moindre pli de rose se mettant à la traverse de ses volontés, de ses goûts, de ses lubies. Et dans le premier moment de son exaspération contre l’individu ou l’objet contrariant, agaçant, gênant, déplaisant, et indistinctement pour l’un comme pour l’autre, elle avait un mot superbe, et bien de son pays, et où se révélait toute l’insolence de l’argent : « Moi l’acheter », disait-elle en son français nègre, dédaignant d’apprendre l’autre. Dans cet ordre de dépenses, où les gens riches sont d’ordinaire très regardants, la Tompkins était vraiment tout à fait excentrique ; elle avait des largeurs et des générosités singulières pour des achats qu’on ne comprendra guère. La Tompkins, qui n’était pas musicienne, achetait très cher un piano, dont l’annonce revenant tous les jours dans l’Entr’acte, lui portait sur les nerfs ; elle achetait encore un prix exorbitant la démolition d’un kiosque faisant un effet disgracious dans le jardin de l’établissement de bains où elle avait l’habitude d’aller ; elle achetait en dernier lieu, au prix d’un billet de mille francs, du maître du restaurant près du Cirque, le renvoi d’un garçon, auquel elle reprochait — on ne sut jamais à propos de quoi, pas plus que le pourquoi du reproche — elle reprochait d’avoir l’air « d’un marchand de baromètres ».

Mais une anecdote qui donnera mieux que tout, l’idée de la grosse somme dont elle était prête à payer la délivrance de la plus petite gêne apportée à ses habitudes, c’est la scène qui venait tout récemment de se passer entre elle et son directeur. Un employé du Cirque sentant une odeur de tabac dans le corridor, poussa la porte de sa loge, et voyant l’écuyère fumer, couchée par terre, lui dit assez malhonnêtement qu’il était défendu de fumer et qu’elle eût à éteindre sa cigarette.

« Aoh ! » — fit la Tompkins, continuant à fumer sans répondre.

Le directeur-gérant, qui se trouvait là, fut averti, et montant à sa loge, avec la politesse due à un artiste de great attraction, et qui faisait de fort belles recettes, lui expliqua en phrases caressantes, qu’il y avait beaucoup de bois, de matières inflammables dans le bâtiment, et qu’une cigarette pouvait causer des pertes incalculables.

— « Et combien d’argent la perte de tout, monsieur ? » dit l’écuyère en l’interrompant.

— « Mais, en cas d’incendie, madame, le Cirque est assuré pour un certain nombre de mille francs. »

— « Very well, very well… avoir n’est-ce pas, à Paris une caisse du Dépôt et… »

— « Des Dépôts et Consignations, vous voulez sans doute dire, madame. »

— « Oh yes, c’est cela… et l’argent de la perte de tout… être demain à la caisse du… des… que vous avez dit… vous tranquille… moi continuer à fumer… bonjour, monsieur. »

La Tompkins avait un admirable corps ! une grandeur svelte, des formes élancées, des longueurs pleines, une chair serrée et résistante, une petite gorge drue de fillette attachée très haut, des bras ronds dont le jeu creusait aux omoplates des fossettes qui riaient à ses épaules, des mains et des pieds un peu grands, mais qui se terminaient avec les jolies arborescences des statues de Daphné changées en lauriers. Et il y avait dans ce corps un impétueux cours du sang, l’allée et la venue d’une chaude vie, et comme la santé exultante d’une génération neuve : une santé qui mettait autour de la Tompkins, quand elle sautait en sueur en bas de son cheval, une saine odeur de froment et de pain chaud.

À ce corps s’attachait par un cou fier, une tête aux traits réguliers, au petit nez droit et court, à la lèvre supérieure toute rapprochée du nez dans le sourire, mais une tête à laquelle des cheveux d’un blond ardent, des yeux gris qui avaient des lueurs d’acier, des clartés cruelles sous la transparence du teint, des lueurs pareilles à celles qui courent sur la face des lionnes en colère, donnaient une physionomie fauve, animale.

Les regards jetés par la Tompkins au clown, n’avaient ni coquetterie ni tendresse, ils se posaient presque durement sur lui, scrutant son anatomie avec un peu de l’attention marchande d’un œil d’eunuque noir achetant à un marché d’esclaves. Toutefois l’œil de la Tompkins tout le temps que Nello était dans le Cirque, fixait le jeune homme, pris, sans qu’il pût en donner une raison, d’une antipathie instinctive pour l’Américaine, et qui se reculait de ses œillades, en marchant sur les mains, et en faisant à son amoureuse, de ses jambes retournées au-dessus de la tête, d’acrobatiques pieds de nez.