Les Francs-tireurs/02

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Amyot (p. 15-29).


II

DIPLOMATIE INDIENNE.


La nuit s’écoula calme et paisible. Au moment où le soleil paraissait à l’horizon, salué par le concert assourdissant des oiseaux cachés sous la feuillée, le Renard-Bleu, qui jusque-là était demeuré immobile, étendit le bras droit dans la direction du moine, couché auprès de lui, et le toucha légèrement avec la main.

Cet attouchement, tout léger qu’il fût, suffit cependant pour réveiller fray Antonio.

Il est des circonstances dans la vie où, bien que le corps repose, l’esprit cependant conserve toute sa finesse de perception et toute sa vigilance ; le moine se trouvait dans une de ces situations. La mansuétude dont les Apaches avaient, le soir précédent, fait preuve à son égard, était tellement extraordinaire et en dehors de leurs habitudes vis-à-vis des blancs, leurs ennemis acharnés, que le moine, malgré toute l’insouciance qui formait le fond de son caractère, avait compris que la conduite étrange des hommes entre les mains desquels il était tombé devait avoir des motifs bien puissants, et que, malgré les semblants d’amitié dont ils l’accablaient, il ferait bien de se tenir sur ses gardes, afin d’être prêt à faire tête à l’orage, de quelque côté qu’il vînt.

À la suite de ce raisonnement, tout en profitant des bonnes dispositions des Indiens, il avait sournoisement surveillé leurs mouvements, ne s’était laissé qu’avec circonspection aller au sommeil, et n’avait dormi que d’un œil ainsi qu’on a coutume de le dire vulgairement.

Il fut donc au premier signal prêt à répondre à l’appel du chef indien avec une vivacité qui amena un sourire équivoque sur les traits austères de celui-ci.

Les Peaux-Rouges sont naturellement physionomistes. Malgré la tranquillité que le moine affectait, le Renard-Bleu avait, à certains signes qui ne trompent jamais, deviné l’inquiétude secrète qui intérieurement le dévorait.

— Mon père a bien dormi ? demanda l’Indien de sa voix rauque ; le Wacondah l’aime, il a veillé sur son sommeil et a éloigné de ses songes Nyang le génie du mal.

— J’ai fort bien dormi, en effet, chef, et je vous remercie de la cordiale hospitalité qu’il vous a plu de m’offrir.

Un sourire plissa les lèvres de l’Indien. Il reprit :

— Mon père est un des chefs de la prière de son peuple, le dieu des Visages-Pâles est puissant, il protège ceux qui se vouent à son service.

Cette phrase n’avait pas besoin de réponse, le moine se contenta à tout hasard de s’incliner affirmativement.

Cependant son inquiétude croissait ; sous les paroles doucereuses du chef, il lui semblait entendre les sourds miaulements du tigre se pourléchant avant de dévorer la proie qu’il tient haletante dans ses griffes puissantes.

Fray Antonio n’avait même pas la ressource de feindre ne pas comprendre son redoutable interlocuteur, car, ainsi que nous l’avons fait observer déjà, le chef s’exprimait en mauvais espagnol, langue que toutes les tribus indiennes comprennent et que, malgré leur répugnance à s’en servir, ils emploient cependant dans leurs transactions avec les blancs.

La matinée était magnifique ; les arbres dont les feuilles étaient perlées de rosée, semblaient plus verts ; un léger brouillard imprégné des suaves senteurs matinales s’élevait de terre et était pompé par les rayons du soleil qui, d’instant en instant, se faisaient plus chauds.

Le camp tout entier était encore plongé dans le sommeil : seuls le chef et le moine étaient éveillés.

Après un instant de silence, le Renard-Bleu reprit la parole :

— Que mon père écoute, dit-il, un chef va parler : le Renard-Bleu est un sachem, sa langue n’est pas fourchue, les paroles que souffle sa poitrine sont inspirées par le Grand-Esprit.

— J’écoute, répondit fray Antonio,

— Le Renard-Bleu n’est pas un Apache, bien qu’il en porte le costume et qu’il guide sur le sentier de la guerre une de leurs plus puissantes tribus ; le Renard-Bleu est un Pawnée-Serpent, sa nation est aussi nombreuse que les grains de sable sur les bords du lac sans rivage. Il y a bien des lunes que le Renard-Bleu a quitté, sans retour, les territoires de chasse de sa nation pour devenir un fils d’adoption des Apaches, pourquoi le Renard-Bleu a-t-il agi ainsi ?

Le chef s’arrêta.

Le moine fut sur le point de répondre qu’il l’ignorait, et qu’il se souciait fort peu de l’apprendre, mais un instant de réflexion lui fit comprendre toute l’inconvenance d’une semblable réponse envers un homme aussi irritable que celui avec lequel il causait.

— Les frères du chef ont été ingrats envers lui, répondit-il avec un intérêt hypocrite, et le sachem les a abandonnés en secouant ses mocksens à l’entrée de leurs villages.

Le chef secoua négativement la tête.

— Non, répondit-il, les frères du Renard-Bleu l’aimaient, ils pleurent encore son absence, mais le chef était triste, un ami l’avait abandonné, et avec lui il avait emporté son cœur.

— Ah ! fit le moine qui ne comprenait pas du tout.

— Oui, reprit l’Indien, le Renard-Bleu ne pouvait supporter l’absence de son ami, il abandonna ses frères pour le suivre.

— C’est un beau dévouement, chef. Vous avez retrouvé cet ami sans doute.

— Longtemps le Renard l’a cherché sans parvenir à obtenir de ses nouvelles, enfin un jour il l’a revu.

— Bon, et maintenant vous êtes réunis ?

— Mon père ne comprend pas, dit sèchement l’Indien.

Le fait était strictement vrai, le moine ne comprenait absolument rien à ce qu’il plaisait à l’Indien de lui débiter, d’autant plus que ce récit obscur ne l’intéressait que fort médiocrement et que pendant que l’Apache parlait, il s’occupait de chercher dans son esprit les raisons de cette confidence, ce qui faisait que la plupart des paroles prononcées par le chef frappaient son oreille, mais sans produire autre chose qu’un vain son, dont le sens n’arrivait pas jusqu’à son esprit ; mais l’accent péremptoire avec lequel le Renard-Bleu lui adressa sa dernière question le réveilla pour ainsi dire brutalement, et, en le rappelant au sentiment de sa position présente, lui fit comprendre le danger de paraître ne pas s’intéresser à ce qu’on lui disait.

— Pardonnez-moi, chef, répondit-il vivement, je vous comprends parfaitement au contraire ; mais je suis sujet à certaines absences complétement indépendantes de ma volonté dont je vous prie de ne pas vous formaliser, car je vous certifie qu’il n’y a nullement de ma faute.

— Bon, mon père est comme tous les chefs de la prière des Visages-Pâles, ses idées sont continuellement tournées vers le Wacondah.

— C’est cela, chef ! s’écria le moine heureux de la façon dont son excuse était admise, continuez, je vous prie, votre récit ; maintenant c’est fini, je suis tout oreilles.

— Ooah ! mon père parcourt continuellement les prairies des Visages-Pâles.

— En effet, les devoirs de mon ministère m’obligent à…

Le Renard-Bleu l’interrompit vivement.

— Mon père connaît les chasseurs pâles de ces prairies.

— À peu près tous.

— Très-bon ; un de ces chasseurs est l’ami tant regretté par le Renard-Bleu.

— Ah bah ! fit le moine, qui donc ?

L’indien sembla ne pas entendre cette question et continua :

— Bien souvent le guerrier Peau-Rouge s’est trouvé par les hasards de la chasse amené à peu de distance de son ami, mais jamais assez près pour s’en faire reconnaître.

— C’est jouer de malheur.

— Le chef, voudrait voir son ami fumer, avec lui le calumet de l’amitié, assis au feu du conseil, en causant des anciens jours et de l’époque où tous deux, enfants de la même tribu, parcouraient les sentiers des territoires de chasse de la nation redoutée du sachem.

— Ce chasseur est donc un Indien ?

— Non, c’est un Visage-Pâle, mais si sa peau est blanche, le Grand-Esprit a mis un cœur indien dans sa poitrine.

— Mais pourquoi, si le chef sait où est son ami, ne va-t-il pas franchement le trouver ? Celui-ci serait probablement heureux de le revoir.

À cette insinuation à laquelle il était loin de s’attendre, les sourcils du chef se froncèrent et un nuage obscurcit pendant quelques instants son visage, mais le moine était trop peu observateur pour remarquer cette émotion : il avait fait cette question comme il en aurait fait une autre, sans aucune intention, simplement pour répondre et prouver ainsi au chef qu’il l’écoutait attentivement.

Au bout de quelques secondes, le Peau-Rouge reprit cette impassibilité dont les Indiens ne se dépouillent que fort rarement et lorsqu’ils sont complétement pris à l’improviste, et repartit : — Le Renard-Bleu ne va pas au-devant de son ami, parce que celui-ci n’est pas seul et qu’il a autour de lui des ennemis du chef.

— C’est différent, je comprends que cela doive vous engager à la prudence.

— Bon, continua l’Indien avec un sourire sardonique, la sagesse parle par la bouche de mon père, c’est bien un chef de la prière, ses lèvres distillent le miel le plus pur.

Fray Antonio se rengorgea, son inquiétude commençait à se dissiper ; il entrevoyait vaguement que le Peau-Rouge voulait lui demander quelque chose, qu’il avait besoin de lui en un mot ; cette pensée lui rendait courage ; il voulut compléter l’effet qu’il croyait avoir produit sur l’esprit de son machiavélique interlocuteur.

— Ce que mon frère ne peut faire, je puis, moi, l’entreprendre, dit-il d’une voix insinuante.

L’Apache lui lança un regard perçant.

— Oach ! répondit-il, mon père sait-il donc où rencontrer l’ami du chef ?

— Comment voulez-vous que je le sache, se récria le moine, vous ne m’avez pas encore dit son nom.

— C’est vrai, mon père est bon, il pardonnera ; il ne connaît pas encore le chasseur pâle ?

— Je le connais peut-être ; mais, jusqu’à présent, j’ignore de qui le chef veut parler.

— Le Renard-Bleu est riche, il a de nombreux chevaux, il peut sous son totem rassembler cent guerriers et dix fois, vingt fois davantage, mon père veut-il servir le sachem, il sera reconnaissant.

— Je ne demande pas mieux que de vous être agréable, chef, si cela est en mon pouvoir, mais encore faut-il que vous m’expliquiez clairement ce que je dois faire, afin de ne pas commettre d’erreur.

— Bon, le sachem expliquera tout à son père.

— De cette façon, rien ne sera plus facile,

— Mon père le croit-il ainsi ?

— Ma foi, oui, je ne vois pas ce qui pourrait se jeter à la traverse.

— Alors, que mon père écoute attentivement.

— Parlez.

— Parmi tous les chasseurs pâles dont les mocksens foulent incessamment les herbes de la prairie dans tous les sens, il en est un plus brave, plus redouté que les autres ; les tigres et les jaguars fuient à son approche, et les guerriers indiens, eux-mêmes, appréhendent de se mesurer avec lui ; ce chasseur n’est pas un Yori[1] efféminé, le sang des Gachupines[2] ne coule pas dans ses veines ; il est fils d’une terre plus froide, et ses ancêtres ont longtemps combattu contre les Longs-Couteaux de l’Est.

— Bon, fit le moine, d’après ce que dit mon frère, je reconnais cet homme pour un Canadien.

— C’est ainsi, je crois, que l’on désigne la nation à laquelle appartient le chasseur pâle.

— Mais parmi tous les chasseurs que je connais il n’y en a qu’un seul qui soit canadien.

— Ooah ! fit le chef, un seul ?

— Oui ; son nom est Tranquille, je crois ; il est attaché à la hacienda del Mezquite.

— Ooah ! C’est de cet homme que le chef veut parler. Mon père le connaît ?

— Pas beaucoup, je dois l’avouer, mais cependant assez pour me hasarder à me présenter à lui.

— Fort bon.

— Cependant je vous préviens, chef, que cet homme, de même que tous ses pareils, mène une vie extrêmement vagabonde, étant tantôt dans un endroit et tantôt dans un autre, si bien que je suis fort embarrassé pour savoir où le rencontrer.

— Oach ! que mon père ne s’inquiète pas de cela ; le sachem le conduira au camp du tueur de tigres.

— Oh ! alors, très-bien ; je me charge du reste.

— Que mon père garde dans son cœur les paroles du Renard-Bleu. Les guerriers s’éveillent, ils ne doivent rien savoir. Lorsque l’heure sera venue, le chef dira à mon père ce qu’il désire de lui.

— À votre aise, chef.

L’entretien en demeura là.

Les guerriers s’éveillaient en effet, et le camp, si tranquille quelques instants auparavant, avait maintenant l’aspect d’une ruche, lorsque les abeilles se préparent au lever du soleil à se mettre en quête de leur moisson quotidienne.

Sur un signe du chef, le hachesto, ou crieur public, monta sur un arbre renversé et de là, dominant la foule, il fit entendre un cri strident qu’il répéta deux fois.

À cet appel tous les guerriers, même ceux qui jusqu’à ce moment étaient demeurés étendus sur le sol, se hâtèrent de venir se ranger derrière le chef. Il se fit alors pendant quelques minutes un silence profond ; tous les Indiens, les bras croisés sur la poitrine et le visage tourné vers le soleil levant, attendaient avec recueillement ce que le sachem allait faire.

Celui-ci prit une calebasse pleine d’eau que lui présenta le hachesto, et dans laquelle trempait une touffe d’absinthe. Alors élevant la voix, il aspergea les quatre points cardinaux en disant :

— Wacondah ! Wacondah ! Esprit inconnu et tout puissant dont l’univers est le temple, maître de la vie de l’homme, protége tes enfants !

— Maître de la vie de l’homme protége tes enfants, répondirent en chœur les Apaches en s’inclinant avec respect.

— Créateur de la grande Chemiin-Antou[3] dont l’écaille supporte le monde, éloigne de nous Nyang, le génie du mal, livre-nous nos ennemis et donne-nous leurs chevelures, Wacondah ! Wacondah ! protége tes enfants !

— Wacondah ! Wacondah ! protége tes enfants ! reprirent les guerriers.

Le sachem s’inclina alors vers le soleil et jeta dans sa direction le contenu de la calebasse en disant :

— Et toi, astre sublime, représentant visible de l’invincible créateur tout puissant, continue à déverser ta vivifiante chaleur sur les territoires de chasse de tes fils rouges, et intercède pour eux auprès du maître de la vie ; que cette eau limpide que je t’offre te soit agréable ! Wacondah ! Wacondah ! protége tes enfants !

— Wacondah ! Wacondah ! protége tes enfants ! répétèrent les Apaches en s’agenouillant respectueusement, à l’exemple de leur chef.

Celui-ci prit alors une baguette médecine que lui remit le hachesto, et la brandit à plusieurs reprises au-dessus de sa tête en s’écriant d’une voix forte :

— Nyang ! génie du mal, esprit révolté contre le maître de la vie, nous bravons et nous méprisons ton pouvoir, car le Wacondah nous protége !

Tous les assistants poussèrent un grand cri et se relevèrent.

La prière du matin était dite, les rites accomplis, chacun commença à vaquer à ses occupations journalières.

Fray Antonio avait assisté avec un étonnement extrême à cette sainte et touchante cérémonie, dont cependant les détails lui avaient échappé ; car les paroles prononcées par le chef l’avaient été dans le dialecte de sa nation, et par conséquent avaient été incompréhensibles pour le moine ; cependant il avait éprouvé une certaine joie en reconnaissant que ces hommes, qu’il considérait comme des barbares, n’étaient pas complètement dénués de bons sentiments et de croyances religieuses.

Les feux mourants du campement furent ravivés afin de préparer le repas du matin, tandis que des éclaireurs partaient dans toutes les directions, pour s’assurer que la route était libre et qu’il n’y avait nul ennemi aux aguets.

Le moine, complétement rassuré maintenant et commençant à se faire parfaitement à sa nouvelle position, mangea de bon appétit les vivres qu’on lui offrait, et ne fit aucune difficulté pour monter sur le cheval qu’on lui désigna lorsque le chef, dès que le repas fut terminé, eut donné le signal du départ.

Fray Antonio commençait à trouver que les sauvages, qu’on lui avait représentés sous de si sombres couleurs, n’étaient pas aussi méchants qu’on le disait, qu’ils avaient beaucoup de bon, et il n’était pas loin de supposer qu’on les avait indignement calomniés à ses yeux.

En effet, leurs façons hospitalières ne s’étaient pas un instant démenties à son égard ; au contraire, ils avaient semblé s’étudier à être avec lui d’une convenance parfaite.

Ils marchèrent ainsi pendant plusieurs heures à travers les sentiers tracés par les bêtes fauves, contraints, à cause du peu de largeur du chemin, de s’avancer en file indienne, c’est-à-dire les uns derrière les autres ; seulement le moine remarqua l’affectation avec laquelle le chef se tenait toujours auprès de lui ; mais, vu l’entretien qu’ils avaient eu ensemble le matin, cela ne l’inquiéta nullement.

Un peu avant midi, la troupe fit halte sur les bords d’une petite rivière dont les rives étaient ombragées de grands arbres, afin de laisser passer la plus forte chaleur du jour.

Le moine replet et pansu ne fut pas fâché de ce temps d’arrêt, qui lui permit de prendre un peu de repos en s’étendant à l’ombre.

Pendant la halte, le Renard-Bleu ne lui adressa pas la parole ; le moine, de son côté, ne fit rien pour entamer la conversation, préférant de beaucoup faire la siesta à causer avec le chef.

Vers quatre heures du soir, la troupe remonta à cheval et repartit ; mais cette fois, au lieu de marcher au pas, les guerriers s’élancèrent au galop.

Les Indiens ne connaissent, du reste, que ces deux allures ; ils trouvent le trot absurde, et nous avouons être un peu de leur avis.

La course fut longue ; le soleil était couché déjà depuis deux heures au moins, et les Apaches galopaient toujours.

Enfin, à un signe du chef, on fit halte.

Le Renard-Bleu s’approcha alors du moine, et le menant un peu à l’écart :

— Nous nous séparons ici, lui dit-il, il ne serait pas prudent aux Apaches d’aller plus loin ; mon père continuera seul.

— Moi ? fit le moine ébouriffé ; vous plaisantez, chef, je préfère demeurer avec vous.

— Cela ne se peut pas, dit l’Indien d’un ton péremptoire.

— Où diable voulez-vous que j’aille à cette heure et par ces ténèbres ?

— Que mon père regarde, reprit le chef en étendant le bras dans la direction du sud-ouest. Voit-il cette lueur rougeâtre qui s’élève à peine au-dessus de l’horizon ?

Fray Antonio fixa attentivement ses regards dans la direction indiquée.

— Oui, dit-il au bout d’un instant, je la vois.

— Très-bon ; cette lueur est produite par la flamme du feu d’un campement de Visages-Pâles.

— Ah !

— Mon père n’a qu’à laisser aller son cheval, il le guidera. Dans ce campement se trouve le tueur de tigres.

— Oh ! oh ! vous en êtes sûr ?

— Oui ; que mon père écoute : les Visages-Pâles recevront bien mon père.

— Je comprends : alors je dirai à Tranquille que son ami le Renard-Bleu désire lui parler, je lui indiquerai où vous êtes, et…

— La pie est un oiseau bavard et sans cervelle qui jacasse comme une vieille femme, interrompit rudement le chef, mon père ne dira rien.

— Ah ! fit le moine tout interloqué.

— Que mon père prenne garde de faire ce que je lui ordonne, s’il ne veut pas que sa chevelure sèche à la lance d’un chef.

Fray Antonio frissonna à cette menace.

— Je vous jure, chef, fit-il.

— Un homme ne jure pas, interrompit brutalement l’Indien ; il dit oui ou non. Lorsque mon père sera dans le camp des Visages-Pâles, il ne parlera pas des Apaches ; seulement, lorsque les chasseurs pâles dormiront, mon père sortira du camp, et il viendra avertir le Renard-Bleu.

— Mais où vous trouverai-je ? demanda piteusement le moine, qui comprenait enfin qu’il était destiné à servir d’espion aux sauvages pour quelqu’une de leurs diaboliques machinations.

— Que mon père ne s’inquiète pas de cela, je saurai le trouver, moi.

— Bien.

— Mon père a compris ?

— Oui.

— Il fera ce que désire le chef ?

— Je le ferai.

— C’est bon. Si mon père est fidèle, le Renard-Bleu lui donnera plein une peau de bison de poudre d’or ; sinon, qu’il ne croie pas échapper au chef : les Apaches sont rusés, la chevelure du chef de la prière ornera la lance d’un sachem, j’ai dit :

— Dois-je partir tout de suite ?

— Oui.

— Vous n’avez pas d’autres ordres à me donner ?

— Non.

— Alors, adieu.

— Mon père veut dire au revoir, fit l’Apache en ricanant.

Fray Antonio ne répondit pas, il poussa un profond soupir et s’éloigna dans la direction du feu.

Plus il approchait du campement, plus il lui paraissait difficile d’accomplir la sinistre mission dont le chef apache l’avait chargé ; deux ou trois fois, la pensée de fuir traversa son esprit, mais où serait-il allé ? et puis il était probable que les Indiens n’avaient en lui qu’une médiocre confiance et le surveillaient attentivement dans l’ombre.

Enfin le campement apparut aux yeux effarés du moine ; il n’y avait plus à reculer, car les chasseurs l’avaient sans doute aperçu, il se décida à pousser en avant en murmurant avec désespoir :

— À la grâce de Dieu !

  1. Terme de mépris employé par les Indiens pour désigner les Hispano-Américains.
  2. Terme de mépris employé par les Indiens pour désigner les Hispano-Américains.
  3. La tortue sacrée.