Les Francs-tireurs/10

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Amyot (p. 139-155).


X

L’HACIENDA DEL MEZQUITE.


Le rapport fait par Quoniam était vrai dans toutes ses parties, seulement le nègre ignorait certains événements dont nous allons instruire le lecteur, d’autant plus que ces événements se lient intimement à notre histoire, et qu’il est indispensable de les faire connaître pour la clarté de notre récit.

Nous reviendrons donc à l’hacienda del Mezquite.

Mais d’abord expliquons la signification de ce mot hacienda, que déjà à plusieurs reprises nous avons employé dans le cours de cet ouvrage et que, avant nous, plusieurs auteurs ont employé sans en connaître la valeur.

Dans la Sonora, le Texas, et généralement toutes les anciennes colonies espagnoles, où la terre est pour ainsi dire à qui la veut prendre et cultiver, on rencontre à d’immenses distances, parsemées comme des points presque imperceptibles dans l’étendue des friches, de vastes exploitations agricoles, grandes chacune comme un de nos départements.

Ces exploitations se nomment des haciendas, mot que nous traduisons improprement en français par celui de ferme, qui n’a pas du tout la même signification.

Aussitôt après la conquête, les Cortez, les Pizarre, les Almagro, et autres chefs d’aventuriers, se hâtèrent de récompenser leurs compagnons en partageant entre eux les terres des vaincus, suivant, sans s’en douter probablement, l’exemple que quelques siècles auparavant leur avaient donné les chefs barbares, après l’écroulement et le démembrement de l’Empire romain.

Les conquérants étaient peu nombreux, les parts furent grandes, et la plupart de ces héros en guenilles qui dans leur patrie, n’avaient pas même un toit de chaume pour reposer leur tête, se trouvèrent du jour au lendemain seigneurs de domaines immenses, qu’ils se mirent immédiatement à faire valoir, déposant sans regret l’épée pour saisir la bêche, c’est-à-dire obligeant les Indiens devenus leurs esclaves à défricher pour eux les terres qu’ils leur avaient ravies.

Le premier soin des nouveaux possesseurs du sol fut de construire dans des positions faciles à défendre des habitations dont les murailles hautes, épaisses et crénelées en fissent de véritables forteresses, derrière lesquelles ils pussent facilement braver les tentatives de révolte de leurs esclaves.

Les habitants avaient été partagés comme la terre ; chaque soldat espagnol en avait reçu un grand nombre dans son lot : les bras ne manquaient pas, la pierre ne coûtait rien, les habitations furent construites dans de vastes proportions et avec une si extrême solidité que même aujourd’hui après plusieurs siècles écoulés ces haciendas sont encore un objet d’admiration pour le voyageur.

Seuls les esclaves, pour qui la mesure du temps n’existe plus et dont le seul espoir est la mort, peuvent entreprendre et achever ces constructions cyclopéennes dont nous, hommes d’un autre âge, nous ne comprenons pas l’existence sur le globe qu’elles bossèlent de places en places comme de muettes et touchantes protestations.

Dans les haciendas en sus de l’exploitation agricole qui, aujourd’hui surtout, est fort déchue de son importance, à cause des incessantes invasions des Indiens bravos, on se livre sur une grande échelle à l’élève des bestiaux et à celle des chevaux.

Aussi chacune de ces fermes renferme-t-elle un nombre infini d’employés de toutes sortes, peones, vaqueros, etc., et ressemble-t-elle à une petite ville.

Les propriétaires de ces exploitations sont donc des hommes appartenant à la plus haute société et à la classe la plus riche et la plus intelligente du pays. La plupart préfèrent habiter les villes du centre et ne visitent qu’à de longs intervalles leurs haciendas dont ils confient la gestion à des mayordomos et à des capatazes, hommes entendus, espèces de centaures à demi sauvages eux-mêmes, dont la vie se passe à courir à cheval d’une extrémité à l’autre de la propriété.

L’hacienda del Mezquite, construite à peu de distance des montagnes dont elle commande les défilés, était donc d’une grande importance au point vue stratégique pour les deux partis qui en ce moment se disputaient la possession du Texas.

Les chefs insurgés l’avaient aussi bien compris que les généraux mexicains.

Après la destruction totale du détachement commandé par le capitaine Melendez, le général Rubio s’était hâté de jeter une forte garnison dans le Mezquite. Vieux soldat de l’indépendance, habitué aux luttes incessantes d’un peuple qui veut être libre, il avait deviné la révolution sous la révolte en voyant que depuis dix ans ces insurgés, sans cesse vaincus, semblaient chaque fois renaître de leurs cendres pour revenir plus acharnés et plus forts, présenter leurs poitrines aux balles impitoyables de leurs oppresseurs.

Il savait que les habitants n’attendaient que l’annonce d’un succès, même problématique, pour se lever en masse et faire cause commune avec ces hardis partisans, flétris par leurs ennemis du nom de rôdeurs de frontières, mais qui en réalité n’étaient que les enfants perdus d’une révolution, et les apôtres convaincus d’une sainte et noble idée.

Loin d’adresser au capitaine Melendez des reproches qu’il savait que celui-ci ne devait pas mériter, le général le plaignit et le consola.

— Vous avez une revanche à prendre, colonel, lui dit-il, car ce grade, depuis longtemps mérité par le jeune officier, venait de lui être donné par le président de la République ; vos épaulettes neuves n’ont pas encore vu le feu. Je veux vous donner l’occasion de leur faire recevoir un chaud baptême.

— Vous comblerez tous mes vœux, général, répondit le jeune officier, en me chargeant d’une entreprise périlleuse dont le succès me permette de laver la honte de ma défaite.

— Il n’y a pas de honte, colonel, répondit le général avec bonté, à être vaincu comme vous l’avez été. La guerre n’est qu’un jeu comme un autre, où souvent la chance se déclare pour le plus faible ; ne nous laissons pas abattre par un échec insignignifiant, mais essayons au contraire de couper la crète à ces coqs qui, tout enorgueillis de leur éphémère triomphe, s’imaginent sans doute que nous sommes terrifiés et démoralisés par leur victoire.

— Soyez persuadé, général, que je vous aiderai de tout mon pouvoir ; quel que soit le poste que vous m’assigniez, je m’y ferai tuer avant que de le rendre.

— Un officier, mon ami, doit mettre de côté cette fougue qui sied si bien à un soldat, mais qui est une faute grave dans un chef chargé de la vie des hommes qu’on lui a confié ; n’oubliez pas que vous êtes une tête et non un bras.

— Je serai prudent, général, autant que me le permettra le soin de mon honneur.

— C’est cela, colonel, je ne vous demande pas davantage.

Don Juan s’inclina sans répondre.

— Ah ! çà, reprit au bout d’un instant le général, ces partisans ont donc des hommes capables à leur tête ?

— Très capables, général, connaissant à fond la guerre d’embuscade, et surtout d’une bravoure et d’un sang-froid au-dessus de tous éloges.

— Tant mieux, au moins nous aurons plus de gloire à les vaincre ; malheureusement, ils font la guerre comme de vrais sauvages, dit-on, massacrant sans pitié les soldats qui tombent entre leurs mains : du reste ce qui vous est arrivé à vous-même en est une preuve.

— Vous vous trompez, général ; quels que soient ces hommes et la cause pour laquelle ils combattent, il est de mon devoir de vous éclairer et de vous désabuser sur leur compte, car on les a étrangement calomniés ; ce n’est que sur mon refus répété à plusieurs reprises, que le combat s’est engagé ; leur chef m’offrait encore la vie au moment où je me précipitais avec lui dans le gouffre béant sous nos pas ; devenu leur prisonnier, ils m’ont rendu mon épée, m’ont donné un cheval et fourni un guide qui m’a accompagné jusqu’à portée de fusil de vos avants-postes : est-ce donc là la conduite d’hommes cruels ?

— Non, certes, je suis content de vous voir ainsi rendre justice à nos ennemis.

— Je constate seulement un fait.

— Oui, et un fait malheureux pour nous ; il faut que ces hommes se croient bien forts pour agir ainsi : cette clémence, de leur part, attirera un grand nombre de partisans dans leurs rangs.

— Je le crains.

— Moi aussi : n’importe, le moment est venu d’agir avec vigueur ; car, si nous n’y prenons garde, dans huit jours les pierres mêmes de ce pays, dont aujourd’hui encore nous sommes les maîtres, se soulèveront contre nous pour nous chasser, et le sol deviendra tellement brûlant sous nos pas, qu’il nous faudra fuir devant les masses indisciplinées des guasos mal armés qui nous harcelleront comme des nuées de moustiques.

— J’attends vos ordres, général.

— Vous sentez-vous assez fort pour remonter à cheval ?

— Parfaitement.

— Très-bien. J’ai fait prendre les armes à trois cents hommes, fantassins et cavaliers : l’infanterie montera en croupe, afin de ne pas retarder la marche, qui doit être rapide ; il s’agit d’atteindre avant les insurgés l’hacienda del Mezquite, et de vous y fortifier.

— Je l’atteindrai.

— J’y compte. Deux pièces de canon de montagne suivront le détachement ; elles vous suffiront ; car, si je suis bien informé, l’hacienda en possède déjà six en bon état ; mais comme les munitions pourraient vous manquer, vous en emmènerez suffisamment pour tenir quinze jours. Il faut, coûte que coûte, que l’hacienda résiste quinze jours à tous les assauts que tenterait l’ennemi.

— Elle tiendra, je vous le jure, général.

— Je me fie à vous de ce soin.

Le général s’approcha alors de l’entrée de la tente dont il souleva les rideaux.

— Appelez les officiers désignés pour partir, dit-il.

Cinq minutes plus tard les officiers parurent, ils étaient au nombre de neuf : deux capitaines de cavalerie, deux d’infanterie, deux lieutenants et deux alferez ou sous-lieutenants, un capitaine, un lieutenant et un alferez d’artillerie.

Le général couvrit un instant d’un regard scrutateur ces hommes qui se tenaient graves et immobiles devant lui.

— Caballeros, leur dit-il enfin, je vous ai choisis avec soin entre tous les officiers de mon armée, parce que je sais que vous êtes braves et expérimentés ; sous les ordres du colonel don Juan Melendez de Gongora vous allez remplir une mission de confiance, que je n’aurais pas voulu donner à d’autres très dont le dévouement à la patrie m’eût été moins connu. Cette mission est des plus périlleuses, j’espère que vous l’accomplirez en gens de cœur et que vous en reviendrez avec gloire.

Les officiers s’inclinèrent en signe de remercîment.

— N’oubliez pas, reprit le général, que vous devez à vos soldats l’exemple de la subordination et de la discipline ; obéissez au colonel comme à moi-même en tout ce qu’il vous ordonnera pour le bien du service et le succès de votre entreprise.

— Nous ne pouvons désirer un meilleur chef que celui que votre seigneurie a choisi pour nous commander, général, répondit un des capitaines ; sous ses ordres nous sommes certains de faire des prodiges.

Le général sourit gracieusement,

— Je compte sur votre zèle et sur votre bravoure. Maintenant, en selle sans plus tarder, il faut que dans dix minutes vous ayez quitté le camp.

Les officiers saluèrent et sortirent. Don Juan fit un mouvement pour les suivre.

— Arrêtez, colonel, lui dit le général, j’ai une dernière recommandation à vous faire.

Le jeune homme se rapprocha.

— Enfermez-vous avec soin dans la place, reprit le général. Si vous êtes investi, ne tentez pas de ces sorties qui souvent compromettent le sort d’une garnison, sans avantage positif. Contentez-vous de repousser vigoureusement les attaques, en ménageant le sang de vos soldats et en ne brûlant pas inconsidérément vos munitions. Aussitôt que mes dernières dispositions seront prises, je marcherai en personne à votre secours ; seulement il vous faut, coûte que coûte, résister jusque-là.

— Je vous ai déjà dit que je tiendrai, général.

— Je sais que vous le ferez. Maintenant, mon ami, à cheval, et bonne chance !

— Merci, général.

Le colonel salua et se retira immédiatement pour aller se mettre à la tête de la petite troupe qui, massée à quelque distance, n’attendait que sa présence pour se mettre en route.

Le général se plaça à l’entrée de la tente, afin d’assister au départ.

Don Juan se mit en selle, dégaina son sabre, et se tournant vers le détachement immobile :

— En avant, commanda-t-il.

Aussitôt les escadrons s’ébranlèrent et commencèrent à s’allonger dans l’ombre comme les noirs replis d’un sinistre serpent.

Le général demeura sur le seuil de sa tente aussi longtemps que le plus léger bruit se fit entendre, puis, lorsque le dernier cliquetis se fut évanoui dans la nuit, il rentra tout pensif et laissa derrière lui retomber le rideau, en murmurant d’une voix basse et triste :

— C’est à la mort que je les envoie, car Dieu combat avec nos adversaires !

Et après avoir, à plusieurs reprises, secoué la tête d’un air découragé, le vieux soldat de l’indépendance se laissa tomber sur un équipal, cacha son visage dans ses mains et se plongea dans de sérieuses réflexions.

Cependant le détachement continuait rapidement sa marche. Grâce à cette habitude qu’ont les Mexicains de faire monter l’infanterie en croupe, les troupes exécutent leurs mouvements avec une rapidité qui tient du prodige, d’autant plus que les chevaux américains vont très-vite et endurent sans se blesser de grandes fatigues.

Les Américains du Sud sont, en général, fort durs pour leurs chevaux, dont ils ne prennent aucun soin. Jamais, dans l’intérieur des terres, un cheval, quelque temps qu’il fasse, ne passe la nuit autre part qu’en plein air. Chaque matin, il reçoit sa ration de toute la journée, demeurant parfois quatorze et même seize heures en marche sans s’arrêter et sans boire ; puis le soir arrivé, on lui ôte les harnais et on le laisse libre de chercher sa nourriture comme il pourra. Sur les frontières indiennes, où on a tout à redouter des Peaux-Rouges, qui sont grands amateurs de chevaux et ont pour les voler une adresse admirable, on use la nuit de certaines précautions : les chevaux sont entravés à l’amble dans l’intérieur du campement, et ils paissent les pois grimpants, les jeunes pousses des arbres et quelques mesures de maïs ou d’autres graines qu’on leur partage avec une extrême parcimonie.

Pourtant, malgré l’incurie avec laquelle on les traite, nous le répétons, ces chevaux sont fort beaux, vigoureux, d’une docilité extraordinaire et possèdent une allure excessivement rapide.

Le colonel Melendez arriva de bonne heure en vue de l’hacienda. Sa troupe s’était, pendant toute la nuit, avancée à marche forcée.

D’un coup d’œil rapide, le chef expérimenté des Mexicains explora les environs.

La plaine était solitaire.

L’hacienda del Mezquite s’élevait comme un nid d’aigle au sommet d’un monticule dont les pentes assez abruptes n’avaient jamais été adoucies, la raideur de leur ascension étant considérée comme moyen de défense en cas d’attaque.

Des murs épais jaunis par le temps et dont à chaque angle on voyait, par les créneaux des plates-formes, sortir les gueules menaçantes de deux pièces de canon, donnaient à cette solide maison l’apparence d’une véritable forteresse.

Les Mexicains hâtèrent encore leur allure déjà si rapide afin d’arriver à l’hacienda avant l’ouverture des portes et la sortie du ganado.

Le spectacle qu’offrait cette plaine magnifique, au lever du soleil, avait quelque chose d’imposant.

L’hacienda, dont le faîte des hautes murailles était encore noyé de vapeurs ; les sombres forêts qui verdissaient au loin et qui s’étageaient en ondulations presque insensibles sur les contre-forts de la Sierra ; le ruban d’argent d’une mince rivière, qui serpentait en capricieux méandres à travers la plaine, et dont les eaux étincelaient sous les chauds rayons du soleil ; les bouquets de mezquites, de sumacs et d’arbres du Pérou qui surgissaient çà et là du sein des hautes herbes et rompaient agréablement la monotonie de la plaine, et, du milieu des buissons, les chants joyeux des oiseaux qui saluaient gaîment le retour du jour, tout, en un mot, semblait, dans ce séjour si paisible en ce moment, respirer la joie et le bonheur.

Les Mexicains atteignirent l’hacienda, dont les portes ne s’ouvrirent que lorsque les habitants se furent bien assurés que les nouveaux venus étaient réellement des amis.

Les habitants de l’hacienda avaient déjà appris la nouvelle de la levée générale de boucliers, causée par la surprise de la conducta de plata. Aussi le mayordomo, qui commandait en l’absence de don Felipe de Valreal, propriétaire de l’hacienda, se tenait-il sur ses gardes.

Ce mayordomo, nommé don Félix Paz, était un homme de quarante-cinq ans au plus, d’une taille haute, bien prise et vigoureusement charpentée ; ses traits étaient énergiques et ses yeux étincelants ; il avait tout à fait l’apparence d’un complet ginete et d’un véritable hombre de a caballo, condition essentielle pour remplir les rudes devoirs de sa charge.

Ce mayordomo vint en personne recevoir le détachement mexicain à la porte de l’hacienda. Après avoir félicité le colonel, il l’informa que dès qu’il avait reçu la nouvelle de la révolte générale de la province, il avait fait rentrer tout le bétail dans l’intérieur de l’habitation, avait armé les employés de l’hacienda et avait fait mettre en état les pièces de canon braquées sur les plates-formes. Le colonel le félicita sur sa diligence, établit sa troupe dans les communs destinés aux peones et aux vaqueros, fit occuper militairement tous les postes, et, en compagnie du mayordomo, il passa une inspection sévère de l’intérieur de la forteresse.

Don Juan Melendez, fort au courant de l’incurie et de la nonchalante paresse de ses compatriotes, s’attendait à trouver l’hacienda en assez mauvais état. Ses prévisions furent trompées ; cette grande exploitation, placée sur la limite du désert, et à cheval pour ainsi dire sur la civilisation et la barbarie, était trop exposée aux attaques imprévues des Peaux-Rouges et des bandits de toutes sortes qui pullulent sur les frontières, pour que son propriétaire ne veillât pas avec le plus grand soin à la tenir en bon état de défense. Cette sage prévoyance était en ce moment d’une grande utilité pour le siége que probablement on aurait avant peu à soutenir.

Le colonel ne trouva que fort peu à modifier aux dispositions prises par le mayordomo ; il se contenta de faire abattre plusieurs bouquets d’arbres qui, placés trop près de l’hacienda, pouvaient abriter des tirailleurs et déranger la justesse du tir du canon.

À chaque entrée de la forteresse on éleva, par son ordre, des barricades composées de pieux enchevêtrés les uns dans les autres, et, au dehors des murs, on requit les bras de tous les hommes valides, afin de creuser un fossé large et profond, dont la terre, rejetée du côté de l’hacienda, forma un épaulement derrière lequel on embusqua les plus adroits tireurs de la garnison. Les deux pièces de campagne amenées par le colonel demeurèrent attelées de façon à pouvoir être transportées où le besoin l’exigerait.

Puis le drapeau mexicain fut fièrement arboré sur le sommet de l’hacienda.

En comptant les domestiques del Mezquite auxquels don Félix avait distribué des armes, la garnison se montait à près de quatre cents hommes, forces suffisantes pour résister à un coup de main surtout dans une position aussi bonne ; les vivres et les munitions ne manquaient pas ; les Mexicains étaient animés du meilleur esprit : le colonel se crut certain de tenir quinze jours et même davantage s’il le fallait contre des troupes plus nombreuses et plus expérimentées que celles dont pouvaient disposer les insurgés.

Les travaux de fortification avaient été menés avec une si grande activité, que vingt-quatre heures après l’arrivée du colonel à l’hacienda, ils étaient terminés.

Les batteurs d’estrade, expédiés dans toutes les directions, étaient revenus pour la plupart sans rapporter de nouvelles de l’ennemi, dont les mouvements étaient dissimulés avec une si complète adresse que, depuis l’affaire de la conducta, il semblait avoir disparu sans laisser de traces, et s’être enfoui dans les entrailles de la terre.

Cette ignorance complète de nouvelles, loin de rassurer le colonel, accroissait au contraire ses inquiétudes. Ce calme factice, cette tranquillité morne du paysage lui semblaient plus menaçants que s’il eût appris l’approche de l’ennemi, dont, tout invisible qu’il demeurât, il sentait cependant, par une espèce d’intuition secrète, les masses se resserrer peu à peu autour du poste qu’il avait mission de défendre.

C’était le second jour après l’entrée des Mexicains au Mezquite : le soleil disparaissait derrière les montagnes dans des flots de poudre d’or ; la nuit n’allait pas tarder à tomber ; le colonel Melendez et le mayordomo don Félix Paz, accoudés sur un des créneaux de la plate-forme, laissaient distraitement errer leurs regards sur l’immense paysage qui se déroulait à leurs pieds, tout en causant entre eux.

Don Juan Melendez avait en quelques minutes apprécié la loyauté et l’intelligence du mayordomo de l’hacienda. Aussi ces deux hommes, qui s’étaient mutuellement compris, avaient-ils contracté une liaison assez intime.

— Encore un jour de passé, dit le colonel, sans qu’il nous soit possible de rien savoir des mouvements des insurgés ! Cela ne vous semble-t-il pas extraordinaire, don Félix ?

Le mayordomo lâcha une bouffée de fumée par les narines et par la bouche, saisit sa cigarette de paille de maïs entre le pouce et l’index, et après en avoir secoué la cendre avec l’ongle du petit doigt :

— Très-extraordinaire, dit-il sans détourner la tête et en continuant à regarder fixement le ciel.

— Quel homme singulier vous êtes ! rien ne vous émeut, reprit don Juan avec dépit. Tous nos batteurs d’estrade sont-ils de retour ?

— Tous.

— Et toujours sans nouvelles ?

— Toujours.

— Vive Dios ! votre flegme ferait jurer un saint. Que regardez-vous donc si fixement au ciel ? Croyez-vous que c’est là que nous trouverons les renseignements dont nous avons besoin ?

— Peut-être, répondit sérieusement le mayordomo. Étendant alors la main dans la direction du N. 1/4 E. :

— Regardez, fit-il.

— Eh bien ? dit le colonel en fixant les yeux vers la direction indiquée.

— Vous ne voyez rien ?

— Ma foi, non.

— Pas même ces troupes de hérons et de flamants roses qui volent en longs circuits en poussant des cris aigus que d’ici vous pouvez entendre ?

— Certes, je vois des oiseaux, mais qu’ont-ils de commun..... ?

— Colonel, dit le mayordomo en l’interrompant vivement et en se redressant de toute sa hauteur, préparez-vous à vous défendre ; voilà l’ennemi.

— Comment ! voilà l’ennemi ? Vous êtes fou, don Félix ; voyez aux dernières lueurs du jour : la plaine est déserte.

— Colonel, avant d’être mayordomo de l’hacienda del Mezquite, j’ai quinze ans fait la vie de coureur des bois ; le désert pour moi est comme un livre dans lequel je puis lire à chaque page. Examinez le vol saccadé de ces oiseaux, faites attention aux innombrables troupes qui se joignent incessamment à celles que nous avons précédemment aperçues ; ces oiseaux, chassés en masse de leurs repaires, errent à l’aventure et fuient devant un ennemi que vous ne tarderez pas à voir paraître. Cet ennemi, c’est l’armée insurgée dont les masses surgiront bientôt à nos regards précédées peut-être de l’incendie.

— Rayo de Dios ! senor don Félix, s’écria tout à coup le colonel, vous avez dit vrai, regardez.

Une ligne rouge qui s’élargissait d’instant en instant apparut subitement à l’extrême limite de l’horizon.

— Le vol des oiseaux nous a-t-il trompés ? demanda le mayordomo.

— Pardonnez-moi, ami, une ignorance bien excusable, mais nous n’avons pas un instant à perdre.

Ils redescendirent aussitôt.

Quelques minutes plus tard, les défenseurs de l’hacienda garnissaient le sommet des murailles et s’embusquaient derrière les retranchements extérieurs.

L’armée texienne, bien visible maintenant, se déployait en profondes colonnes dans la plaine.