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Les Francs-tireurs/15

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Amyot (p. 227-245).

XV

COUP DE FOUDRE.


Nous retournerons maintenant à l’hacienda.

Le colonel et le mayordomo étaient descendus dans le patio, où ils avaient trouvé réunis les cent cinquante hommes choisis pour l’exécution de la surprise que le colonel se proposait de tenter contre le camp des rebelles.

Tranquille, suivant l’ordre qu’il en avait reçu, après s’être assuré que Carméla dormait d’un sommeil paisible et réparateur, s’était hâté d’avertir le Cœur-Loyal et le Cerf-Noir de ce que le Colonel attendait d’eux.

Les deux hommes avaient immédiatement suivi leur ami dans le patio où déjà les soldats étaient réunis.

Le colonel partagea sa troupe en trois détachements de cinquante hommes chacun ; il prit le commandement du premier, gardant avec lui le Canadien ; don Félix ayant le Cœur-Loyal pour guide eut le commandement du second, et le troisième détachement, à la tête duquel fut placé un capitaine, vieux soldat plein d’expérience, devait être dirigé par le Cerf-noir.

Ces dispositions prises, le colonel donna l’ordre du départ.

Les trois détachements se séparant aussitôt quittèrent l’hacienda par trois portes différentes.

Le plan du colonel était on ne peut plus simple : descendre sans être entendu jusqu’au camp des rebelles, y entrer par trois côtés différents et y mettre le feu à trois places à la fois ; puis, profitant du désordre et du tumulte occasionnés par cette surprise, se ruer sur les rebelles, aux cris de Viva Mejico ! les empêcher de se rallier ou d’éteindre l’incendie, en massacrer le plus possible, puis opérer en bon ordre la retraite vers l’hacienda.

Au moment où les Mexicains quittèrent l’hacienda il leur arriva ce qui arrivait aux insurgés qui, au même instant, sortaient de leur camp, c’est-à-dire qu’ils furent soudain enveloppés par d’épaisses ténèbres.

Le colonel se pencha alors vers Tranquille, auquel il dit d’un ton de bonne humeur :

Ceci est de bon augure pour la réussite de notre expédition.

Le Jaguar disait à peu près la même chose au Scalpeur-Bianc, presque à la même minute.

Les trois détachements descendirent silencieusement la colline, marchant en file indienne, et prenant le plus grand soin d’étouffer le bruit de leurs pas sur le sol.

Arrivés à une certaine distance des retranchements texiens, ils s’arrêtèrent d’un commun accord pour reprendre haleine, comme des tigres qui, au moment de se jeter sur la proie qu’ils convoitent, se replient et se pelotonnent avant de s’élancer, afin de prendre un vigoureux élan,

Les lignes exécutèrent une conversion sur place, de façon à présenter un front de bandière assez étendu ; puis chaque soldat s’allongea sur le sable, et au signal murmuré à voix basse par les guides, ils commencèrent à ramper comme des reptiles dans les hautes herbes, se frayant un passage à travers les buissons, s’avançant en droite ligne devant eux et franchissant les obstacles sans jamais les tourner.

Nous avons dit que le Scalpeur-Blanc, dans l’intention sans doute de donner une plus grande sécurité à la garnison du Mezquite et afin de lui persuader que tout était tranquille au camp, s’était opposé à ce que les sentinelles apaches fussent éveillées, considérant leur vigilance comme à peu près inutile, dans la persuasion où il était que les Mexicains n’oseraient quitter leurs lignes de défense et se hasarder à prendre l’initiative d’une sortie.

La direction que le vieillard avait donnée au détachement qu’il guidait, en l’éloignant des approches de la forteresse, avait encore servi les projets du colonel, qui, sans cela, auraient probablement été déjoués.

Cependant, le chasseur canadien était trop prudent et trop accoutumé aux ruses des guerres indiennes pour ne pas s’assurer premièrement qu’il n’avait aucun piége à redouter.

Aussi, arrivé à une quinzaine de pas environ des épaulements, il fit faire halte, puis se glissant comme un serpent à travers les broussailles et les arbres morts qui jonchaient le sol en cet endroit, il poussa une reconnaissance en avant.

Le Cœur-Loyal et le Cerf-Noir, auxquels avant de quitter l’hacienda il avait donné des instructions détaillées sur la manière dont ils devaient agir, exécutèrent la même manœuvre.

L’absence des batteurs d’estrade fut longue, ou du moins parut telle à tous ces hommes impatients de bondir sur leurs ennemis et de commencer l’attaque.

Enfin Tranquille reparut, il était soucieux, ses sourcils étaient froncés, une sombre inquiétude semblait l’agiter.

Ces indices n’échappèrent pas au colonel.

— Qu’avez-vous ? lui demanda-t-il ; est-ce que les rebelles ont pris l’éveil ? avez-vous remarqué dans leur camp quelques signes d’agitation ?

— Non, répondit-il, les regards obstinément cloués devant lui comme s’il eût voulu percer les ténèbres et en deviner les mystères, je n’ai rien vu, rien remarqué, le calme le plus profond règne en apparence dans le camp.

— En apparence, dites-vous ?

— Oui, car il est impossible que ce calme soit réel ; les insurgés texiens sont, pour la plupart, de vieux chasseurs habitués aux rudes fatigues de la vie du désert. Que pendant la première partie de la nuit, ils ne se soient pas aperçus de l’apathique négligence des sentinelles apaches, à la rigueur je le comprends, mais ce que je n’admets pas, ce que je ne puis admettre en aucune façon, c’est que dans le cours de la nuit entière, pas un de ces partisans auxquels la prudence est si impérieusement recommandée, ne se soit réveillé pour visiter les postes et s’assurer que tout était en ordre, le Jaguar surtout, cet homme de fer qui ne dort jamais et qui, quoique bien jeune encore, possède toute la sagesse et l’expérience qui ne sont ordinairement l’apanage que des hommes qui ont dépassé le milieu de la vie.

— Vous concluez de cela ?

— Je conclus que peut-être nous ferions mieux de ne pas pousser plus loin cette reconnaissance, et de regagner, en toute hâte, l’hacienda, car, ou je me trompe fort, ou cette nuit sombre cache dans ses flancs ténébreux de sinistres mystères qu’avant peu nous verrons s’accomplir et dont peut-être, si nous n’y prenons garde, nous serons les victimes.

— D’après ce que vous me dites, répondit le colonel, je vois que vous me donnez plutôt l’expression de vos appréciations personnelles, que le résultat de faits importants que vous ayez pu voir pendant votre reconnaissance.

— En effet, mon colonel, mais si vous me permettez de parler ainsi, je vous ferai observer que ces appréciations sont celles d’un homme pour lequel, grâce à son expérience, le désert n’a pas conservé de secrets, et que ses pressentiments ont rarement trompé.

— Oui, tout cela est juste, et peut-être devrais-je suivre votre conseil ; ma résolution a peut-être été prématurée, malheureusement il est trop tard maintenant pour y revenir : retourner sur nos pas est impossible, ce serait prouver à mes soldats que je me suis trompé, ce qui n’est pas admissible. Nous devons, coûte que coûte, subir les conséquences de notre imprudence, et pousser en avant quoi qu’il arrive ; seulement, nous redoublerons de prudence, et nous tâcherons d’accomplir notre projet sans trop nous aventurer.

— Je suis à vos ordres, colonel, prêt à vous suivre partout où il vous plaira de me conduire.

— En avant donc et à la grâce de Dieu ! dit résolument le jeune officier.

L’ordre fut transmis à voix basse, et les soldats, que ce long colloque avait fort intrigués et qui redoutaient d’être contraints de retourner sur leurs pas, le reçurent avec joie et s’avancèrent avec une nouvelle ardeur.

La distance qui les séparait de l’épaulement fut bientôt franchie, et les retranchements furent escaladés sans qu’une seule des sentinelles apaches donnât l’éveil.

Soudain de trois points différents du camp une immense gerbe de feu s’éleva en tourbillonnant vers le ciel, et les Mexicains s’élancèrent en courant aux cris de : Viva Mejico ! sur les insurgés réveillés en sursaut et qui, encore à peine éveillés, couraient ça et là sans rien comprendre à cet ouragan de flammes qui les enveloppait de toutes parts, et à ces cris terribles qui résonnaient comme un glas funèbre à leurs oreilles.

Pendant près d’une heure la lutte fut un chaos, la fumée et le bruit enveloppaient tout.

D’après la coutume américaine, les insurgés avaient pour la plupart leurs femmes et leurs enfants avec eux ; aussi dès le premier moment le combat prit-il des proportions gigantesquement horribles.

La campagne était couverte d’une mêlée confuse de femmes égarées qui appelaient leurs maris ou leurs frères, de cavaliers apaches galopant au milieu des piétons atterrés, de tentes renversées d’où s’élevaient des cris d’enfants et des gémissements de blessés.

Puis tout autour du camp une immense ligne de fumée bordait les flammes attisées par les Mexicains, qui bondissaient comme des bêtes fauves en poussant des hurlements terribles.

Tous ces cris réunis formaient un chœur d’une horreur inexprimable, dont le retentissement s’étendait jusqu’à l’extrême limite de l’horizon, lugubre et triste comme celui d’une mer qui monte.

Tels sont les résultats affreux des guerres civiles, qu’elles déchaînent et décuplent toutes les mauvaises passions des hommes ; alors ceux-ci mettent en oubli tout sentiment humain dans l’espoir d’atteindre le but qu’ils ambitionnent, et poussent incessamment en avant sans se soucier si leurs pieds trébuchent contre des ruines ou marchent dans le sang.

Cependant, le premier mouvement de surprise passé, les insurgés commencèrent peu à peu à se rallier, malgré les efforts incessants des Mexicains, et la résistance s’organisa tant bien que mal.

Le colonel Melendez avait atteint son but, la réussite de son coup de main était complète, les pertes des Texiens en hommes et en munitions, immenses ; il ne voulut pas, avec aussi peu de monde qu’il en avait autour de lui, s’engager davantage dans ce camp en feu où l’on ne marchait que sous une voûte de flammes, risquant à chaque instant d’être atteint par les débris lancés des magasins à poudre qui sautaient les uns après les autres, avec un fracas horrible.

Le colonel jeta un regard de triomphe sur les ruines fumantes amoncelées autour de lui et fit sonner définitivement la retraite.

Les Mexicains s’étaient laissés entraîner dans toutes les directions par leur ardeur ; quelques-uns, malgré les recommandations réitérées de leur chef, se trouvaient déjà trop loin pour qu’il leur fut possible de reprendre aussitôt leurs rangs.

Il fallut les attendre.

Le trois détachements se formèrent en demi-cercle, tiraillant contre les insurgés, qui profitaient du moment de répit que leur fournissait le hasard pour devenir à chaque instant plus nombreux.

Ils reconnurent alors le petit nombre de leurs assaillants et se ruèrent résolument contre eux.

Les Mexicains, maintenant réunis, voulurent effectuer leur retraite ; mais à chaque instant leur position se faisait plus difficile et menaçait de devenir critique.

Les Texiens, toujours plus nombreux, la rage dans le cœur de s’être ainsi laissés surprendre et brûlant de se venger, pressaient vigoureusement les Mexicains qui, obligés de ne reculer que pas à pas et de faire continuellement face en arrière, étaient sur le point d’être débordés, malgré la résistance héroïque qu’ils opposaient aux assaillants.

Le colonel Melendez, voyant le danger de la position, réunit autour de lui une quarantaine d’hommes résolus, et se mettant à leur tête, il se précipita sur les insurgés avec un élan irrésistible.

Aussi surpris à leur tour de cette vigoureuse attaque, à laquelle ils étaient si loin de s’attendre, les Texiens reculèrent et finirent par lâcher prise pour aller se reformer à quelques centaines de mètres en arrière, poursuivis l’épée dans les reins par le colonel.

Cette heureuse diversion donna le temps au gros des Mexicains de gagner du terrain, et lorsque les Texiens revinrent à la charge avec une nouvelle ardeur, le moment propice était passé, et les Mexicains étaient définitivement à l’abri de toute insulte.

— Vive Dios ! s’écria le colonel en rejoignant sa troupe, l’affaire a été chaude, mais l’avantage nous reste.

— Je n’ai pas vu le Jaguar pendant toute l’action, murmura le Canadien.

— En effet, reprit le jeune homme, c’est étrange.

— Son absence m’inquiète, dit tristement le chasseur ; j’aurais préféré qu’il fût là.

— Où peut-il être ? dit le colonel devenu subitement pensif.

— Peut-être ne l’apprendrons-nous que trop tôt, répondit le Canadien avec un hochement de tête de mauvais augure.

Tout à coup et comme si le hasard eût voulu donner raison aux tristes prévisions du chasseur s’éleva de l’hacienda une rumeur immense au milieu de laquelle on distinguait des cris de détresse mêlés au crépitement continu de la fusillade. Puis, une lueur sinistre s’éleva au-dessus du Mezquite qu’elle colora de reflets d’incendie.

— En avant ! en avant ! cria le colonel ; l’ennemi s’est introduit dans la place !

Du premier coup d’œil le jeune officier avait compris ce qui se passait, et la vérité s’était fait jour dans son esprit.

Tous s’élancèrent vers l’hacienda dans l’intérieur de laquelle paraissait se livrer un combat acharné.

Bientôt ils atteignirent les portes qui, heureusement pour eux, étaient encore au pouvoir de leurs compagnons, et ils se précipitèrent dans le patio.

Là un spectacle terrible s’offrit à leurs yeux.

Voilà ce qui s’était passé :

Au moment où le Scalpeur-Blanc se préparait à faire sauter la porte avec le levier, la clameur poussée par les Mexicains en incendiant le camp des insurgés, arriva jusqu’aux Texiens groupés dans la grotte.

— Rayo de Dios ! s’écria le Jaguar, qu’est-ce que cela signifie ?

— Probablement les Mexicains qui attaquent votre camp, répondit tranquillement le vieillard.

Le jeune chef lui jeta un regard de travers.

— Nous sommes trahis, dit John Davis en armant un pistolet dont il dirigea le canon vers le vieillard.

— Je commence à le croire, murmura le Jaguar en reprenant tous ses soupçons.

— Par qui, demanda le Scalpeur-Blanc avec un sourire de mépris.

— Par vous, by god ! répondit rudement l’Américain.

— Vous êtes fou ! dit le vieillard en haussant les épaules avec dédain, si je vous avais trahi, vous aurais-je conduit ici ?

— C’est vrai ! fit le Jaguar ; mais cela est étrange, le bruit augmente. Les Mexicains massacrent sans doute nos compagnons, nous ne pouvons les abandonner ainsi, il nous faut aller à leur secours.

— N’en faites rien, s’écria vivement le Scalpeur. Hâtez-vous, au contraire, d’envahir la forteresse abandonnée sans doute de la plupart de ses défenseurs ; vos compagnons, dès qu’ils se seront ralliés, suffiront pour repousser leurs agresseurs.

Le Jaguar hésitait.

— Que faire ? murmura-t-il, d’un air indécis, en jetant un regard interrogateur aux hommes qui se pressaient autour de lui.

— Agir sans perdre une minute, s’écria avec entraînement le vieillard, et d’un coup vigoureusement appliqué il défonça la porte qui tomba en éclats sur le sol ; voilà l’issue ouverte, reprit-il, reculerez-vous ?

— Non, non, s’écrièrent-ils avec élan, et ils s’engouffrèrent dans le souterrain béant devant eux.

Ce souterrain formait un corridor assez large pour que quatre personnes pussent y marcher de front, et d’une hauteur suffisante pour qu’on ne fût pas contraint de se baisser ; il s’élevait en pente douce ; ce souterrain s’allongeait en nombreux détours qui en faisaient une sorte de labyrinthe.

L’obscurité était complète, mais l’élan était donné, et l’on n’entendait d’autre bruit que celui de la respiration haletante de ces hommes, et de leurs pas pressés qui résonnaient sourdement sur le sol humide qu’ils foulaient.

Après vingt minutes environ d’une marche qui parut durer un siècle, la voix du Scalpeur s’éleva dans les ténèbres et prononça ce seul mot : Halte.

Chacun s’arrêta.

— C’est ici qu’il nous faut prendre nos dernières dispositions, continua le Scalpeur, mais d’abord laissez-moi vous procurer de la lumière afin que vous sachiez bien où vous êtes.

Le vieillard, qui semblait doué du précieux privilége de voir dans les ténèbres, marcha pendant quelques instants dans diverses directions, rassemblant sans doute les ingrédients nécessaires au feu qu’il voulait allumer, puis il battit le briquet, alluma un morceau d’amadou, et presque aussitôt une flamme brillante sembla jaillir du sol comme un phare magique, et éclaira suffisamment les objets pour qu’on pût facilement les distinguer.

Le vieillard avait tout simplement allumé un feu de bois sec, probablement préparé à l’avance.

Les Texiens regardèrent curieusement autour d’eux aussitôt que leurs yeux, d’abord éblouis par la flamme claire du feu, se furent accoutumés à la lumière.

Ils se trouvaient dans une salle assez vaste, presque ronde, ressemblant assez à une crypte ; les murs étaient hauts, et la voûte arrondie en forme de dôme. Le sol se composait d’un sable très-fin, très-sec et jaune comme de l’or. Cette salle semblait taillée dans le roc, car aucune apparence de maçonnerie ne s’y laissait voir.

Au fond, un escalier d’une vingtaine de marches, large et sans rampes, montait jusqu’à la voûte, où il se terminait, sans qu’il fût possible de distinguer s’il existait ou une trappe ou une ouverture quelconque.

Cette trappe existait sans doute, mais le temps en avait recouvert les jointures avec l’impalpable poussière qu’il émiette incessamment du granit le plus dur.

Après avoir attentivement examiné la salle au moyen d’un tison enflammé, le Jaguar revint auprès du vieillard qui était demeuré immobile auprès du feu.

— Où sommes-nous ici ? lui demanda-t-il.

Chacun tendit curieusement l’oreille afin d’entendre la réponse du Scalpeur.

— Nous sommes, dit-il juste au-dessous du patio de l’hacienda ; cet escalier conduit à une ouverture que je vous indiquerai et qui débouche dans un corral depuis longtemps abandonné, et dans lequel, en ce moment, se trouvent, je le crois du moins, les restes de la provision de bois de l’hacienda.

— Bien, répondit le Jaguar, mais avant de nous risquer dans ce qui peut être un piège adroitement tendu, je ne serais pas fâché de visiter moi-même ce corral dont vous parlez, afin de voir par mes yeux et de m’assurer que les choses sont bien telles que vous le dites.

— Je ne demande pas mieux que de vous y conduire.

— Merci, mais je ne vois pas trop comment nous ferons pour ouvrir le passage dont vous parlez sans occasionner un bruit qui nous attirera en un instant toute la garnison sur les bras, ce que je redoute extrêmement, car nous ne sommes guère commodément placés pour combattre.

— Que cela ne vous embarrasse pas, je me charge d’ouvrir la trappe sans produire aucun bruit.

— Ceci vaut mieux, allons, car le temps presse.

— C’est juste, venez.

Les deux hommes se dirigèrent alors vers l’escalier.

Arrivés au haut, le Scalpeur-Blanc appuya le sommet de sa tête contre la voûte, et après plusieurs efforts une dalle se souleva lentement, se déchaussa et retomba sans bruit au-dehors, livrant un passage assez grand pour que deux hommes pussent monter à la fois sans se gêner.

Le Scalpeur-Blanc passa par cette ouverture ; d’un bond le Jaguar se trouva aussitôt à ses côtés, le pistolet à la main, prêt à lui brûler la cervelle au premier mouvement suspect.

Mais bientôt il reconnut que le vieillard n’avait nullement l’intention de le trahir, et honteux des soupçons qu’il lui avait témoigné, il cacha ses armes.

Ainsi que le Scalpeur l’avait annoncé, ils se trouvaient dans un corral abandonné, espèce de vastes hangars à ciel ouvert dans lesquels les Américains renferment leurs chevaux ; seulement le hangar était complètement vide.

Le Jaguar s’approcha de la porte derrière laquelle il entendit une certaine rumeur de pas et de froissements d’armes, et s’assura que rien n’était plus facile que de faire sauter cette porte qui tenait à peine.

— Bien, murmura-t-il, vous m’avez tenu parole ; merci.

Le Scalpeur ne parut pas l’entendre ; ses yeux étaient tournés vers la porte avec une fixité étrange et ses membres tremblaient comme s’ils eussent été agités par un fort frisson de fièvre.

Sans s’occuper plus longtemps à chercher la cause de l’émotion extraordinaire de son vieux compagnon, le Jaguar courut à l’ouverture sur laquelle il se pencha.

John Davis se tenait sur la première marche.

— Eh bien ? demanda-t-il.

— Tout va bien, montez, pas le moindre bruit.

Les quatre cents Texiens surgirent alors les uns après les autres du fond du souterrain.

Au fur et à mesure qu’ils mettaient le pied sur la sol ils prenaient silencieusement leur rang.

Lorsque tous furent arrivés dans le corral le Jaguar rebattit la dalle, puis se tournant vers ses compagnons :

— Toute retraite nous est enlevée, leur dit-il d’une voix basse mais parfaitement distincte, maintenant ils nous faut vaincre ou mourir !

Les insurgés ne répondirent pas, mais leurs yeux lancèrent de si fulgurants éclairs que le Jaguar comprit qu’ils ne reculeraient pas d’un pouce.

Ce fut un moment d’anxiété terrible que celui qui s’écoula pendant que le Scalpeur-Blanc forçait la porte.

— En avant ! cria le Jaguar.

Tous ses compagnons se ruèrent à sa suite avec la force irrésistible d’un torrent qui brise ses digues.

Au contraire des Texiens dont le camp avait été si facilement envahi, les Mexicains ne dormaient pas, ils étaient, eux, parfaitement éveillés.

D’après les ordres du colonel, aussitôt après qu’il avait quitté l’hacienda, toute la garnison avait pris les armes et s’était rangée dans le patio, afin, si besoin était, de porter immédiatement secours au corps expéditionnaire.

Cependant ils étaient si loin de s’attendre à être attaqués surtout de cette façon, que l’apparition subite de cette troupe de démons qui semblaient surgir de l’enfer leur causa une surprise et une terreur inouïes, et pendant quelque temps ce fut un désordre, un chaos et un tohu-bohu inexprimable.

Les Texiens, profitant habilement de l’épouvante causée par leur présence, redoublèrent d’efforts pour mettre leurs ennemis dans l’impossibilité de tenter une plus longue défense.

Mais renfermés dans une cour sans issue, l’impossibilité même dans laquelle ils se trouvaient de fuir, rendit aux Mexicains le courage nécessaire pour se rallier et combattre courageusement.

Serrés autour de leurs officiers qui les excitaient de la voix et de l’exemple, ils se résolurent à faire bravement leur devoir, et le combat enfin régularisé recommença avec un nouvel acharnement.

Ce fut alors que le colonel Melendez et les soldats qui l’avaient suivi dans son expédition firent irruption dans la cour et par leur présence furent sur le point de rendre à leur parti la victoire qui lui échappait.

Malheureusement ce secours venait trop tard. Les Mexicains, enveloppés de tous les côtés par les Texiens, furent contraints, après une résistance désespérée et des prodiges de valeur, de mettre bas les armes et de se livrer à la discrétion du vainqueur.

Pour la second fois don Juan Melendez était prisonnier du Jaguar.

Comme la première, ce n’était que vaincu par la fatalité plutôt que par son heureux ennemi qu’il s’était vu contraint de briser son épée.

Le premier soin du Jaguar, aussitôt qu’il fut maître de la place, fut de donner des ordres sévères pour que l’ordre se rétablît et que les femmes ne fussent pas insultées.

Les conditions imposées aux vaincus par le chef de l’armée texienne, furent les mêmes que celles que dans le principe il leur avait offertes.

Les Mexicains, persuadés que les Texiens étaient des hommes plus d’à demi sauvages, furent agréablement surpris de cette mansuétude sur laquelle ils étaient loin de compter, et s’engagèrent sans hésiter à observer scrupuleusement les conditions de la capitulation.

La garnison mexicaine devait au lever du soleil quitter l’hacienda.

À peine les préliminaires de la reddition de la place étaient-ils convenus entre les deux chefs, que tout à coup des cris perçants se firent entendre dans les bâtiments occupés par les femmes.

Presque aussitôt le Scalpeur-Blanc, dont pendant l’entraînement du combat on ne s’était pas occupé et qu’on avait perdu de vue, sortit de ces bâtiments portant jetée sur son épaule une femme dont la longue chevelure traînait jusqu’à terre.

Le vieillard avait le regard étincelant, l’écume à la bouche ; de la main droite il brandissait son rifle qu’il tenait par le canon, et reculait pas à pas comme un tigre aux abois devant ceux qui cherchaient vainement à lui barrer le passage.

— Ma fille ! s’écria Tranquille en se précipitant vers lui.

Il avait reconnu Carméla.

La pauvre enfant était évanouie, elle semblait morte.

Le colonel et le Jaguar avaient eux aussi reconnu la jeune fille et s’étaient d’un commun accord élancés à son secours.

Le Scalpeur-Blanc, reculant pas à pas devant la nuée d’ennemis qui le cernaient, ne répondait pas une parole aux insultes qu’on lui prodiguait ; il riait d’un rire nerveux et saccadé ; lorsqu’un assaillant s’approchait trop de lui, il levait sa terrible massue et l’imprudent roulait le crâne fracassé sur le sol.

Les chasseurs et les deux jeunes gens, reconnaissant l’impossibilité de frapper cet homme sans courir le risque de blesser celle qu’ils voulaient sauver, se contentèrent de rétrécir peu à peu le cercle autour de lui afin de l’acculer dans un angle de la cour où il leur serait possible de s’emparer de lui.

Mais le féroce vieillard déjoua leurs calculs ; soudain il bondit en avant, renversa ceux qui s’opposaient à son passage et escalada avec une rapidité vertigineuse les degrés de la plate-forme.

Arrivé là, il se retourna une dernière fois vers ses ennemis atterrés, poussa un éclat de rire strident et s’élança par-dessus les remparts dans la rivière, emportant avec lui la jeune fille qu’il n’avait pas lâchée.

Lorsque les témoins de cet acte inouï de démence, revenus de la stupeur qu’il leur avait causée, s’élancèrent sur la plate-forme, ce fut vainement que leurs regards anxieux interrogèrent la rivière ; les eaux avaient repris leur limpidité habituelle.

Le Scalpeur-Blanc avait disparu avec la malheureuse victime dont il s’était si audacieusement emparé !

C’était afin d’accomplir ce rapt inouï qu’il avait livré à l’armée texienne l’hacienda del Mezquite.

Quel motif avait poussé cet homme étrange à cet acte inqualifiable ?

Le mystère impénétrable qui enveloppait sa vie, rendait toute supposition impossible !