Les Francs-tireurs/20

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Amyot (p. 331-348).

XX

LA PRISE.


Les avaries éprouvées par la corvette étalent graves.

Le mât de beaupré est la clé de la mâture d’un navire ; sa chute avait entraîné celle du mât de misaine, que le grand-mât de perroquet, n’étant plus étayé, n’avait pas tardé à suivre.

Le plus grand désordre régnait à bord, où, comme cela arrive presque toujours en pareille circonstance, l’équipage était subitement passé d’une confiance folle à une terreur profonde.

Le pont était encombré de débris de toutes sortes, vergues, espars, voiles, boutes-hors de bonnettes, manœuvres enchevêtrées les unes dans les autres, au milieu desquels les matelots couraient éperdus, abandonnant leurs postes, sourds aux exhortations tout comme aux menaces de leurs chefs, n’ayant plus qu’une pensée : échapper à la mort qu’ils croyaient suspendue sur leur tête.

Cependant les officiers ne se dissimulaient nullement la gravité de leur position, que la manœuvre hardie du brick compliquait encore et rendait à chaque seconde plus précaire ; ils se multipliaient pour rendre un peu de courage à tous ces individus que la terreur affolait, et les engager à vendre chèrement leur vie.

Un nouvel incident vint encore, tout à coup, rendre, s’il est possible, plus critique et plus désespérée la situation du navire.

Le commandant Rodriguez n’avait pas quitté son banc de quart. Immobile à son poste pendant les événements que nous avons rapportés, il avait continué à donner ses ordres d’une voix ferme, sans paraître remarquer les symptômes de désobéissance qui, depuis la catastrophe arrivée à la corvette, se manifestaient parmi les hommes de l’équipage.

Le front pâle, les sourcils froncés, les lèvres serrées, le vieux marin jouait machinalement avec la poignée de son sabre, jetant par intervalles un regard froid et résolu autour de lui, tout en excitant ses officiers à redoubler d’efforts et à faire bravement leur devoir.

Doña Mencia et les deux officiers supposés de la marine américaine se tenaient silencieux et attentifs auprès de lui, attendant probablement le moment d’agir ; au tumulte qui s’était soudain élevé sur le gaillard d’avant, tous trois avaient tressailli et s’étaient encore rapprochés du commandant.

Lorsque le brick en virant de bord avait si adroitement coupé le mât de beaupré de la Libertad, Ramirez et ses matelots avaient été les premiers à semer et à propager la terreur parmi l’équipage en poussant des cris d’épouvante et en courant de tous les côtés.

Leur exemple fut promptement suivi ; alors, ils changèrent de tactique et commencèrent à accuser à haute voix le commandant, soutenant qu’il les trahissait, qu’il voulait les perdre et livrer le navire aux insurgés.

Il n’y a chose si stupide qu’elle soit, a dit un penseur, qu’on ne fasse croire aux gens en s’y prenant d’une certaine façon ; cette parole est d’une exactitude rigoureuse, et cette fois encore elle reçut une entière application.

Les matelots de la Libertad oublièrent en un instant tout ce qu’ils devaient à leur commandant, dont la constante sollicitude veillait sur eux avec une paternelle bonté, poussés et excités par les perfides insinuations de Ramirez et de ses compagnons. Le courage qui leur manquait pour se défendre et faire leur devoir en gens de cœur, ils le retrouvèrent pour accuser leur chef de trahison, et, se saisissant de toutes les armes qui leur tombèrent sous la main, ils se précipitèrent tumultueusement vers le gaillard d’arrière en proférant des menaces et des cris de révolte.

Les officiers, effrayés à bon droit, et ne sachant quel moyen employer pour faire rentrer ces hommes dans le devoir, vinrent se grouper autour de leur commandant, résolus à se sauver ou à périr avec lui.

Le vieux marin était toujours aussi calme et aussi impassible en apparence ; rien ne révélait sur son visage austère l’angoisse qui lui broyait secrètement le cœur ; les bras croisés sur la poitrine, la tête haute et le regard assuré, il attendit les révoltés.

Ceux-ci ne tardèrent pas à envahir l’arrière du navire ; cependant, après avoir dépassé le grand mât, par un reste de ce respect inné chez les matelots pour leurs supérieurs, ils s’arrêtèrent.

Le gaillard d’arrière est la partie du pont d’un bâtiment exclusivement réservée aux officiers ; les matelots ne peuvent, dans aucun cas, y mettre le pied, à moins que ce ne soit pour exécuter une manœuvre.

Arrivés au pied du grand-mât, les révoltés avaient donc hésité, ils ne se sentaient plus sur leur terrain, finalement ils s’étaient arrêtés, car le fait seul de l’envahissement de cette partie du pont constituait une grave infraction à la discipline maritime.

Ils s’étaient arrêtés, disons-nous, mais comme la mer en courroux qui se brise aux pieds d’une digue, qu’elle ne peut franchir, c’est-à-dire en hurlant et en gesticulant avec colère, mais cependant sans faire un pas de plus en avant ; il est vrai qu’ils n’en faisaient pas non plus un en arrière.

Mais cette hésitation et cette attitude presque timide des révoltés ne faisaient nullement l’affaire des meneurs qui les avaient poussés à l’insubordination. Mêlés aux derniers rangs des matelots, ils criaient et gesticulaient plus fort que les autres, cherchant, par tous les moyens, à rallumer ce feu qui, déjà, menaçait de s’éteindre.

Le pont de la corvette présentait en ce moment un aspect des plus désolants et à la fois des plus imposants. Au milieu de ces débris entassés pêle-mêle sur ce beau navire si fatalement décapité par la mitraille, ces hommes aux traits rudes et farouches groupés en désordre dans des attitudes menaçantes, puis, à quelques pas à peine devant eux, un petit groupe d’officiers calmes et résolus, pressés autour de leur commandant qui, debout sur son banc de quart, semblait dominer cette scène et planer, pour ainsi dire, sur tout ce qui l’entourait ; enfin, un peu en arrière, doña Mencia et les deux officiers américains, spectateurs en apparence désintéressés des événements auxquels le hasard les obligeait d’assister, mais, en réalité, suivant d’un regard anxieux toutes les péripéties du drame qui se déroulait sous leurs yeux : certes, dans la position des divers personnages de cette histoire, et dans l’expression qui, par éclairs se reflétait sur leurs mâles visages, un peintre aurait trouvé un magnifique sujet de tableau.

Puis, au loin, à l’horizon, on voyait blanchir les hautes voiles du brick qui se rapprochait rapidement, dans l’intention, sans doute, de venir, comme le Deus ex machinâ antique, dénouer, lorsqu’il en serait temps, cette situation que chaque seconde qui s’envolait tendait davantage.

Il y eut une minute de trêve entre les deux partis qui, semblables à des duellistes consommés, cherchaient, avant d’engager définitivement le fer, le point vulnérable de leur adversaire.

Un silence profond régnait sur le pont de ce navire, où, en cet instant tant de passions bouillonnaient dans les replis cachés de toutes ces poitrines de bronze ; on n’entendait d’autre bruit que le mugissement sourd et monotone de la mer, qui se brisait sur les flancs de la corvette ou s’engouffrait aux écubiers, et le bruissement indistinct d’armes serrées par des mains crispées.

Cette hésitation suprême avait quelque chose de sinistre et d’effrayant ; le commandant résolut, coûte que coûte, de la faire cesser : il comprenait qu’à lui seul appartenait de tenter un dernier effort auprès de ces hommes égarés, mais qui, peut-être ne demeureraient pas sourds à la voix du devoir parlant par la bouche d’un homme dont ils avaient été maintes fois à même d’apprécier le noble caractère, et que longtemps ils avaient été accoutumés à respecter et à aimer.

Le commandant Rodriguez promena lentement autour de lui un regard triste, mais cependant ferme ; et, étendant le bras dans la direction du brick, qui serrait le vent de plus en plus afin de pouvoir plus facilement élonger la corvette en l’accostant :

— Équipage, dit-il d’une voix forte et accentuée, voici l’ennemi. Nous avons une revanche à prendre contre lui ; pourquoi chacun de vous n’est-il pas à son poste de combat ? Que me voulez-vous ? Craignez-vous que lorsque sonnera l’heure de la lutte je vous fasse défaut ?

À cette interpellation si ferme et si directe, un frémissement indéfinissable parcourut les rangs des révoltés ; quelques-uns d’entre eux se préparaient à répondre, lorsqu’une voix s’éleva des derniers rangs.

— Qui vous dit que nous considérons ce bâtiment comme un ennemi ? s’écria-t-elle.

Immédiatement, des hurras et des trépignements de joie mêlés à des jurons et à des sifflets, partirent de tous les côtés.

— L’homme qui ose parler ainsi, s’écria le commandant d’une voix qui, pour un instant, domina le tumulte, l’homme qui ose parler ainsi est un traître et un lâche. Il ne fait pas partie de l’équipage de mon navire.

Ce fut alors un tumulte inexprimable. Les matelots, oubliant tout respect et toute discipline, se ruèrent avec des cris et des vociférations affreuses sur le gaillard d’arrière.

Le commandant, sans se laisser déconcerter par cette manifestation hostile, saisit un pistolet que lui présentait un timonier demeuré fidèle, il l’arma froidement, et s’adressant aux mutins :

— Prenez garde, dit-il : le premier qui fait un pas de plus, je lui brûle la cervelle.

Les organisations d’élite sont douées d’une si grande puissance magnétique, et leur influence sur le vulgaire est tellement réelle, que les deux ou trois cents mutins, à l’aspect de cet homme qui seul leur tenait tête à tous en les menaçant d’un pistolet, hésitèrent et finalement s’arrêtèrent avec un vague mouvement d’appréhension.

Il était évident que ce pistolet était peu à craindre, même dans l’hypothèse où le commandant mettrait sa menace à exécution, puisqu’il ne pourrait que tuer ou blesser une seule personne ; cependant, nous le répétons, tous ces hommes s’arrêtèrent surpris, épouvantés peut-être, mais, certainement, ne se rendant pas compte du sentiment qu’ils éprouvaient.

Un fin sourire se dessina sur les lèvres du commandant ; il comprit que ces natures abruptes et rebelles étaient domptées ; il voulut assurer son triomphe.

— Chacun à son poste de combat, dit-il ; que les gabiers s’occupent à déblayer le navire, tandis que les charpentiers prépareront tout pour mettre un autre beaupré en place.

Et quittant son banc de quart, le commandant s’avança résolument vers les mutins ; ceux-ci, au fur et à mesure qu’il avançait, reculaient, sans parler, sans gesticuler, mais opposant encore cependant cette dernière résistance, la plus redoutable de tous, la force d’inertie.

Cependant c’en était fait de la révolte ; l’équipage, ébranlé par la conduite ferme et sage de son chef, n’allait pas tarder à rentrer dans le devoir, lorsqu’un incident inattendu vint changer complètement la face des choses et replacer les officiers du bâtiment dans la situation critique dont leur chef les avait fait si facilement sortir.

Nous avions dit que doña Mencia et ses deux compagnons suivaient attentivement les péripéties de cette scène, prêts à intervenir dès que besoin serait. À peine le commandant Rodriguez eut-il quitté son banc de quart, que la jeune fille ou le jeune homme, ainsi qu’il plaira au lecteur de nommer cet être mystérieux, s’y élança, et saisissant une longue-vue, il la braqua dans la direction du brick, afin de bien relever la position du corsaire et s’assurer sans doute qu’on aurait au besoin un appui efficace.

Le brick n’était plus qu’à deux encablures de la corvette ; encore quelques minutes et il arriverait à portée.

Tout à coup doña Mencia, abandonnant sans transition son rôle de femme, déchira d’un mouvement brusque et rapide la robe qui la couvrait, enleva sa coiffure féminine et apparut sous les vêtements masculins que portait El Alferez dans la pulqueria.

Cette transformation avait été tellement rapide que l’équipage et les officiers de la corvette n’étaient pas encore revenus de l’étonnement que leur causait cette étrange métamorphose, lorsque le jeune homme saisissant un pistolet à sa ceinture, l’armait et en dirigeait le canon sur un amas de gargousses montées par les mousses sur le pont lors du branle-bas de combat, et que dans le désordre qui avait suivi la chute de la mâture, ils avaient laissé pêle-mêle au pied du mât d’artimon.

— Rendez-vous, cria El Alferez d’une voix tonnante, rendez-vous, ou vous êtes morts.

Don Cristoval et don Serapio se tenaient à droite et à gauche du jeune homme, un pistolet de chaque main.

Ramirez avait, de son côté, mis le temps à profit ; par ses soins, deux caronades du gaillard d’avant avaient été retirées de leurs sabords, braquées sur l’arrière, et deux matelots, mèche en main, se tenaient immobiles auprès d’elles, n’attendant qu’un signal pour faire feu.

Ramirez et les quatorze hommes qui lui restaient, rangés derrière les pièces, couchaient en joue les matelots mexicains.

L’équipage était pris entre deux feux. Deux cent cinquante homme étaient à la merci de vingt.

La position était désespérée.

Le commandant n’avait plus même la ressource de se faire tuer honorablement.

Les événements s’étaient accomplis avec une telle rapidité, ce coup de main préparé depuis longtemps avait été exécuté avec un si grand sang-froid et une si grande habileté, tout avait été si bien prévu, que, malgré lui, après avoir jeté un regard désolé sur le pont de son navire, le vieux marin fut contraint de convenir qu’il ne lui restait plus qu’une chance de salut : mettre bas les armes.

Cependant il hésita.

El Alferez comprit le combat qui se livrait dans le cœur du brave officier.

— Nous ne sommes pas des pirates, dit-il, commandant Rodriguez ; nous sommes des Texiens : vous pouvez sans honte nous rendre vos armes, non pas pour sauver votre vie à laquelle l’échec que vous subissez en ce moment vous fait attacher peu de prix, et que vous sacrifieriez sans doute avec joie pour venger la honte de votre défaite, mais vous répondez devant Dieu des deux cent cinquante hommes de votre équipage. À quoi bon verser inutilement un sang précieux ? Pour la dernière fois, rendez-vous, je vous y invite.

En ce moment, une ombre épaisse couvrit le pont du navire.

Le brick, que chacun avait oublié, avait continué à s’avancer ; il était arrivé à portée de pistolet, et sa haute voilure s’étendait comme un rideau sur le bâtiment qu’il élongeait en lui interceptant les rayons du soleil.

— Ho du navire ! ohé ! cria une voix partie de l’arrière du croiseur, envoyez une embarcation à bord avec le capitaine dedans.

Cette voix résonna comme un coup de tonnerre aux oreilles des Mexicains.

Le brick avait masqué ses voiles et se tenait immobile à tribord de la corvette.

Il y eut un instant de silence suprême, tous les yeux se dirigèrent instinctivement vers le corsaire.

Ses hunes étaient garnies de gabiers armés de fusils et de grenades ; par ses sabords ouverts on apercevait ses matelots rangés aux pièces : il tenait littéralement la corvette sous son feu.

— Eh bien, reprit El Alferez en frappant du pied avec impatience, vous décidez-vous, oui ou non ?

— Monsieur, répondit le commandant, par une trahison infâme, vous vous êtes rendu maître de mon navire, toute résistance est désormais inutile, je me rends.

Et, par un geste plein de majesté, le vieux marin dégaina son épée, en brisa la lame, dont il jeta les morceaux à la mer, et se retira sur l’arrière d’un pas calme et résigné.

— Capitaine Johnson ! cria El Alferez, la corvette est à nous, envoyez une embarcation à bord.

Un coup de sifflet résonna sur le pont du brick ; une embarcation fut affalée à la mer, et quelques minutes plus tard vingt corsaires armés jusqu’aux dents et commandés par le capitaine en personne montèrent à bord de la corvette.

Le désarmement de l’équipage s’opéra sans la moindre résistance.

Le commandant Rodriguez et son état-major avaient été transportés sur le brick, afin que les matelots mexicains, beaucoup plus nombreux que leurs vainqueurs, demeurassent sans chef dans le cas où, par un effort désespéré, ils tenteraient de reconquérir leur navire.

Mais cette précaution était inutile, les Mexicains ne songeaient nullement à se révolter ; au contraire, la plupart d’entre eux étaient nés au Texas ; dans les marins du brick ils avaient retrouvé beaucoup de leurs amis et d’anciennes connaissances aussi ; au bout de quelques minutes, les deux équipages avaient établi les rapports les plus cordiaux, et s’étaient, pour ainsi dire, confondus.

Le capitaine Johnson résolut de mettre cette heureuse circonstance à profit.

Le corsaire se trouvait dans une position fort difficile, et éprouvait littéralement, en ce moment, la gêne qu’occasionne toujours l’embarras des richesses ; il s’était, sans coup férir, emparé d’une corvette de guerre de premier rang ; mais il fallait un équipage à cette corvette, et les matelots dont il pouvait disposer en les enlevant de son propre navire pour les placer sur sa prise étaient insuffisants ; la bonne harmonie qui s’était presque subitement établie entre les deux équipages lui fournit un moyen de sortir d’embarras à son honneur.

Les matelots sont, en général, des hommes durs à la fatigue, fidèles, mais peu scrupuleux en fait de politique, dont les questions sont beaucoup trop abstraites pour leur intelligence naturellement bornée pour tout ce qui regarde les choses de terre.

Accoutumés à être sévèrement conduits et à être dirigés pour toutes les actions de leur vie, depuis les plus graves jusqu’aux plus futiles, les matelots ne sont donc, en résumé, que de grands enfants qui n’apprécient qu’une chose, la force. Un homme résolu en fera toujours ce que bon lui semblera, s’il parvient à leur prouver sa supériorité sur eux.

Le capitaine Johnson était un trop vieux routier pour ne pas savoir comment il devait agir dans la circonstance où il se trouvait ; aussitôt le désarmement opéré, il monta sur le banc de quart, prit en main le porte-voix, et, sans faire de distinction entre les matelots éparpillés sur le pont, il commanda une série de manœuvres destinées à habituer ces hommes au son de sa voix et à leur prouver qu’il connaissait à fond son métier, ce que tous reconnurent en quelques minutes.

Ces ordres furent alors exécutés avec une précision et une rapidité telles, que la corvette, presque désemparée une heure auparavant, se trouva avoir installé des mâts de fortune en remplacement de ceux qu’elle avait perdus, avoir rétabli sa voilure, et être en état de faire route pour quelque port où il plairait à son nouveau chef de la conduire.

Le pont avait été complètement déblayé ; les manœuvres courantes, coupées pendant le combat, repassées ; enfin, une heure avant le coucher du soleil, un étranger que le hasard aurait amené sur la Libertad n’aurait pu se douter de ce qui s’était passé.

Lorsqu’il eut obtenu ce résultat, le capitaine sourit dans sa moustache et ordonna à maître Lovel, qui l’avait suivi à bord, de donner un coup de sifflet pour rassembler l’équipage.

À cet appel bien connu d’eux, les matelots maintenant soumis vinrent gaiement se ranger au pied du grand mât, et attendirent silencieusement ce qu’il plairait au capitaine de leur commander.

Celui-ci savait comment il fallait parler à ces rudes natures.

Après les avoir félicités sur la façon intelligente dont ils avaient compris et exécuté ses ordres, il leur dit qu’il n’avait nullement l’intention de les retenir prisonniers ; que la plupart d’entre eux étaient des Texiens comme lui, qui, en cette qualité, avaient droit à toutes ses sympathies. En conséquence, les matelots qui ne voudraient pas servir la république texienne seraient immédiatement mis à terre sur le premier point du territoire mexicain où toucherait le bâtiment ; quant à ceux qui consentiraient à servir leur pays et à demeurer à bord de la corvette, leurs appointements seraient portés à vingt-cinq piastres par mois, et, afin de leur prouver les bonnes intentions du gouvernement texien à leur égard, un mois de gratification leur serait accordé à titre de prime pour leur engagement, et payés séance tenante.

Cette proposition généreuse fut accueillie avec des cris et des trépignements de joie par ces hommes qui commencèrent immédiatement à supputer intérieurement combien de verres de tafia et de mesures de pulque ils pourraient consommer pour cette somme fabuleuse de vingt-cinq piastres. Les pauvres diables, depuis qu’ils étaient au service du gouvernement mexicain, n’avaient encore été payés qu’en promesses, et, depuis longtemps déjà, ils trouvaient que cette solde était par trop maigre.

Le capitaine connaissait cette circonstance, il vit l’effet qu’il avait produit et continua au milieu d’un religieux silence :

— Ainsi, c’est convenu, matelots, vous êtes libres de ne pas demeurer à bord, où je ne prétends pas vous retenir prisonniers ; seulement, réfléchissez aux propositions que je vous fais au nom du gouvernement que j’ai l’honneur de servir, je les crois de tous points avantageuses pour vous. Maintenant, que ceux qui veulent s’engager à bord de la corvette passent à bâbord, tandis, que ceux qui préfèrent être mis à terre n’ont qu’à demeurer où ils sont. L’officier d’administration fera signer l’engagement et comptera immédiatement la prime.

Le capitaine Johnson avait installé l’officier d’administration du brick au pied du mât d’artimon sur une chaise avec une table devant lui et des sacs pleins de piastres à ses pieds.

Cette mise en scène obtint le plus grand succès ; il n’en fallut pas davantage, la vue des piastres acheva de décider les plus irrésolus. Au commandement de : Allez ! dit par le capitaine, les matelots se précipitèrent en foule vers l’officier d’administration, qui, bientôt ne sut plus auquel entendre, tant chacun avait hâte de toucher sa prime.

Le capitaine sourit à ce résultat de son éloquence, mais il jugea à propos de venir en aide à l’officier chargé de l’enrôlement, et, d’après son ordre, les matelots mirent un peu moins de précipitation à se présenter à lui.

L’enrôlement dura deux heures. Tous les matelots s’étaient engagés, tous faisaient maintenant sauter joyeusement dans leurs mains calleuses les belles piastres qu’ils avaient reçues, et, certes, si un navire mexicain s’était présenté en ce moment, le nouvel équipage l’aurait rudement reçu et s’en serait infailliblement emparé.

Du reste, le résultat obtenu par le capitaine Johnson était facile à prévoir : dans tout matelot, il y a toujours un peu l’étoffe d’un corsaire, et l’argent comptant a seul raison avec lui.

Mais le capitaine Johnson était un homme froid et méthodique, sur lequel l’enthousiasme n’avait aucune prise. Il ne se laissa nullement griser par le succès inespéré qu’il avait obtenu ; il savait fort bien que le premier moment d’effervescence passé, la réflexion viendrait, et, avec la réflexion, l’esprit d’insubordination, si naturel au caractère du marin. Il fallait surtout éviter de donner un prétexte quelconque à une révolte ; pour cela, il était urgent d’enlever à l’équipage de la corvette cette autonomie que l’habitude de vivre ensemble et une connaissance approfondie de leur caractère respectif donnaient à chaque marin. Pour cela le moyen était simple ; le capitaine l’employa. Son brick armé pour la course était fort ; il comptait cent quatre-vingt-dix hommes ; il ne garda que cinquante de ses anciens matelots ; les autres passèrent sur la corvette, dont cent quarante hommes furent transportés sur le brick ; de cette façon les deux équipages se fondirent l’un dans l’autre, et se trouvèrent complètement à la disposition de leur capitaine, qui en devint définitivement le maître.

Les divers événements que nous avons rapportés et les incidents qui les avaient suivis, avaient demandé beaucoup de temps ; la journée tout entière s’était écoulée, et tout n’avait été complètement organisé qu’une heure avant le coucher du soleil.

Le capitaine Johnson donna le commandement de la corvette à don Serapio avec don Cristoval pour lieutenant chargé du détail, et Ramirez pour maître d’équipage ; quant à lui, il se réserva le commandement du brick.

Puis, lorsque tout fut paré, comme on dit en marine, c’est-à-dire que l’ordre fut entièrement rétabli, le capitaine fit hisser le pavillon mexicain à la corne de la corvette qui fit immédiatement route pour donner dans la passe de Galveston.

Le capitaine retourna à son bord en emmenant avec lui El Alferez grâce à la détermination et au sang-froid duquel le gouvernement révolutionnaire texien devait d’avoir une marine.

Le résultat était beau, il dépassait même les prévisions et les espérances des insurgés, mais ce n’était pas assez ; en mettant le pied sur son navire, le capitaine ordonna que le pavillon texien fût frappé, renversé ayant au-dessus de lui les couleurs mexicaines, puis il donna l’ordre de hisser les deux pavillons à la corne.

Le brick orienta ses voiles et marcha de conserve avec la corvette, en ayant soin de se placer sous le feu de sa batterie, comme si, réellement, il avait été amariné par elle.

Les marins ne comprenaient rien à cette singulière manœuvre ; mais, comme ils avaient vu rire leur capitaine, ils se doutèrent qu’elle cachait quelque stratagème, et, malgré la honte qu’ils éprouvaient de voir leurs couleurs au-dessous de celles du Mexique, ils continrent leurs murmures dans l’espoir d’une prompte revanche.

Cependant toute la population de Galveston était depuis le matin plongée dans la plus grande anxiété ; réunie sur le môle, elle avait assisté de loin à la chasse acharnée des deux navires, puis elle les avait vus disparaître ; le bruit du canon, répété par les échos des falaises, était arrivé jusque la ville ; un combat s’était livré, mais quel en était le résultat, voilà ce que chacun se demandait sans que nul pût ou voulût répondre, car, évidemment dans cette foule, il devait se trouver quelque individu mieux informé.

Le silence du fort avait aussi semblé inexplicable : on ne comprenait pas qu’il n’eût point foudroyé le brick, lorsque celui-ci avait passé à le ranger. Tout à coup, il y eut une explosion de cris de joie et de vivats, le brick et la corvette venaient d’apparaître à l’entrée du goulet, les couleurs mexicaines flottaient orgueilleusement sur les deux navires au-dessus du pavillon texien honteusement renversé.

Cette joie ne connut plus de bornes lorsque l’on vit les navires se rapprocher du fort et mouiller sous le feu de ses batteries ; les Mexicains étaient vainqueurs, les révoltés texiens venaient de subir un échec dont peut-être ils ne se relèveraient pas.