Les Francs-tireurs/24

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Amyot (p. 411-429).

XXIV

LA DESCENTE.


Aussitôt arrivé au mouillage, le capitaine Johnson, après avoir un instant causé en particulier avec El Alferez avait ordonné que le commandant Rodriguez et ses officiers fussent amenés en sa présence.

Le commandant, malgré la politesse avec laquelle il avait été traité et la bienveillance que lui avaient témoignée les corsaires, ne pouvait leur pardonner la façon dont ils s’étaient emparés de son bâtiment ; il était triste, et à toutes les questions qui jusqu’à ce moment lui avaient été adressées, il n’avait répondu que par un dédaigneux silence ou de méprisants monosyllabes.

Lorsque l’état-major de la corvette fut réuni dans sa chambre, le capitaine se leva, et saluant poliment les officiers mexicains :

— Messieurs, dit-il, vous me voyez désespéré de ce qui arrive. J’aurais voulu vous rendre immédiatement la liberté, mais le refus formel de votre commandant de s’engager à ne pas servir pendant un an contre nous, refus dont je respecte les motifs, m’oblige, à mon grand regret, à vous retenir prisonniers, du moins provisoirement. Du reste, Messieurs, croyez bien que vous serez traités en caballeros, et que tout sera mis en usage pour adoucir ce que cette captivité temporaire pourrait avoir pour vous de trop triste.

Les officiers et le commandant lui-même s’inclinèrent en signe de remerciement.

Le capitaine reprit :

— Tout ce qui vous appartient a été transporté dans la chaloupe que j’ai donné l’ordre d’armer pour vous conduire à terre. Vous ne perdrez donc rien de ce qui forme votre propriété particulière ; si la guerre a des exigences terribles, j’ai tâché, autant que cela était en mon pouvoir, de vous en épargner les plus amères conditions. Si rien ne vous retient ici, veuillez vous préparer à partir.

— Serait-ce une indiscrétion de vous demander, capitaine, en quel endroit vous avez donné l’ordre de nous conduire ? demanda le commandant Rodriguez.

— Nullement, commandant, répondit le capitaine ; vous allez être conduits au fort de la Pointe, dont l’enceinte, jusqu’à nouvel ordre, vous servira de prison.

— Comment ! fit avec étonnement le vieux marin, au fort de la Pointe !

— Oui, répondit en souriant le capitaine, au fort de la Pointe, dont quelques-uns de mes amis s’emparaient tandis que moi-même j’avais l’honneur d’amariner votre belle corvette, commandant.

Le capitaine aurait pu longtemps encore parler sur le même ton ; le vieil officier, confondu par ce qu’il venait d’entendre, était incapable de rassembler deux idées de suite.

Enfin, il laissa tomber avec découragement sa tête sur sa poitrine, et faisant signe à ses officiers de le suivre, il monta sur le pont.

Une embarcation armée par dix hommes se balançait à la coupée de tribord.

Le commandant, toujours silencieux, y descendit ; son état-major l’imita.

— Pousse ! ordonna El Alferez qui, assis à l’arrière, tenait la barre.

L’embarcation déborda, et bientôt elle disparut. Pendant quelques instants encore, on entendit le bruit cadencé des avirons qui tombaient dans la mer ; puis, peu à peu tout rentra dans le silence.

Le capitaine avait assisté au départ de ses prisonniers. Lorsque le canot se fut perdu dans l’obscurité, il donna l’ordre à maître Lovel de lever l’ancre et de mettre le cap au large, puis il redescendit dans sa chambre.

Un homme l’y attendait.

Cet homme était Tranquille, le tueur de tigres, le vieux chasseur canadien.

— Eh bien ? dit le chasseur.

— Ils sont partis, grâce à Dieu, répondit le capitaine en s’asseyant.

— Ainsi, nous voilà libres ?

— Parfaitement.

— Quand descendrons-nous ?

— Cette nuit même. Mais vos renseignements sont-ils positifs ?

— Je les crois tels.

— Enfin, nous saurons bientôt à quoi nous en tenir !

— Dieu veuille que nous réussissions !

— Espérez. Croyez-vous la côte gardée ?

— Je le crains, votre navire doit avoir été signalé sur toute la côte.

— Savez-vous si les Mexicains, outre la corvette dont nous nous sommes emparés, ont d’autres navires en observation sur les attérissages ?

— Je crois qu’ils en ont trois encore, mais plus faibles que la Libertad.

— Diable ! il faudra agir avec prudence alors ; enfin, à la grâce de Dieu ! Quoi qu’il arrive, je n’abandonnerai pas un vieil ami comme vous dans le malheur. Nous avons encore trois heures devant nous, tâchez de dormir un peu, car la besogne sera probablement rude.

Tranquille sourit à cette recommandation ; mais pour complaire à son ami qui déjà s’était étendu sur son cadre dans la position d’un homme qui se prépare à dormir, il s’enveloppa dans son zarapé, s’appuya sur le dossier de son siége et ferma les yeux.

La nuit, fort belle et fort claire au commencement de la soirée, était subitement devenue sombre et orageuse ; des nuages noirs et chargés d’électricité voilaient le ciel d’un point de l’horizon à l’autre ; la brise mugissait sourdement dans les cordages, se mêlant au clapotement continu des lames sur les flancs du navire.

Le brick courait lourdement au plus près du vent, ne portant pour toute voilure que ses huniers avec deux ris, son petit foc et sa brigantine.

Au moment où le timonier piqua sur la cloche les deux coups doubles qui signifient dix heures, le capitaine Johnson et Tranquille parurent sur le pont.

Le capitaine était vêtu d’un épais caban de drap bleu. Une ceinture de cuir, dans laquelle étaient passés un sabre, deux pistolets et une hache, lui serrait la taille ; un manteau était jeté sur ses épaules, et un chapeau de feutre à larges bords cachait complétement son visage.

Le Canadien portait, lui, son costume de chasseur ; seulement, à cause de la circonstance, il avait ajouté une paire de pistolets à son armement ordinaire.

Les ordres du capitaine avaient été exécutés avec cette conscience minutieuse que maître Lovel apportait dans tout ce qui touchait au service.

Les filets d’abordage étaient tendus au bout des lisses, et les manœuvres bossées comme pour un combat.

À la coupée de tribord, la chaloupe se balançait avec ses trente hommes d’équipage, armés jusqu’aux dents et assis à leurs bancs, tenant hauts et prêts à les laisser tomber à la mer leurs avirons dont le portage avait été garni de laine, afin d’étouffer autant que possible le bruit de la nage et de déjouer la vigilance des Mexicains.

— C’est bien, mes enfants, dit le capitaine après avoir jeté un regard satisfait sur ces préparatifs ; partons ! Surtout, père, ajouta-t-il en se tournant vers maître Lovel, fais bonne guette ! Si à quatre heures du matin, au quart de diane, nous ne sommes pas de retour à bord, laisse porter au large, sans t’occuper de nous davantage ; car il serait inutile de nous attendre plus longtemps, parce que nous serions prisonniers des Mexicains, et une plus longue station dans ces parages compromettrait la sûreté du navire. Au revoir, et courage ! j’ai espoir que nous réussirons.

Et après avoir serré amicalement la main du vieux marin, il descendit dans le canot, s’assit à l’arrière auprès de Tranquille qui l’y avait précédé, saisit la barre du gouvernail et dit à voix basse ;

— Pousse !…

À ce commandement, l’amarre qui retenait la chaloupe fut larguée, les avirons tombèrent ensemble à la mer et le canot déborda.

Lorsqu’il eut disparu dans la brume, maître Lovel courut à toutes jambes à l’arrière du brick, et, se penchant au dehors :

Es-tu là ? demanda-t-il.

— Oui, répondit-on d’une voix étouffée.

— Sois paré, répondit le maître ; et, s’adressant à un vieux matelot qui l’avait suivi : Tu sais ce que je t’ai recommandé, Wills, lui dit-il ; je compte sur toi, et je te confie le navire.

— Soyez calme, maître, répondit le matelot : vous pouvez filer sans crainte votre grelin, j’ouvrirai l’œil au bossoir.

— Convenu ! Embarque les lascars, embarque en double !

Une quarantaine de matelots qui, de même que ceux partis d’abord, étaient bien armés, s’affalèrent les uns après les autres par un bout de filin qui pendait en dehors du couronnement, et se placèrent dans une seconde embarcation que maître Lovel avait fait préparer à la sourdine et dont il prit en personne le commandement.

Il démarra aussitôt et mit le cap sur la péniche du capitaine, dont il connaissait à peu près la direction, en disant de temps à autre à ses rameurs, pour les exciter à faire diligence :

― Souquez, garçons !… souquez un coup !… et il ajoutait en mâchonnant son énorme chique avec un sourire narquois : Plus souvent que je laisserai mon gars aller se faire casser la figure par ces brigands de Mexicains ! Ils sont sournois comme tout, ces caïmans-là !…

Dès qu’il eut quitté son navire, le capitaine, laissant sur la droite un petit bourg de pêcheurs dont il voyait les lumières scintiller dans l’ombre, mit le cap au vent d’une pointe avancée, endroit où il espérait probablement débarquer en sûreté.

Après avoir ramé à peu près pendant trois quarts d’heure, une ligne noire commença à se dessiner vaguement à l’horizon sur l’avant de la chaloupe.

Le capitaine fit signe à ses hommes de se reposer un instant sur leurs avirons, et saisissant une longue-vue de nuit, il examina attentivement les gisements de la côte.

Puis, après deux ou trois minutes, il repoussa les verres de la lunette avec la paume de la main, et ordonna de nager.

Tout à coup la quille de la péniche grinça sur le sable.

On était arrivé à terre.

Après avoir, d’un coup d’œil rapide, exploré les environs, l’équipage sauta sur la rive, ne laissant qu’un homme à la garde de la chaloupe qui poussa immédiatement au large afin de ne pas être capturée par l’ennemi.

Tout était calme, et un silence solennel régnait sur cette côte qui, en apparence, semblait déserte.

Le capitaine s’étant assuré que, provisoirement du moins, il n’avait rien à craindre, fit cacher ses hommes derrière les rochers de la plage, et s’adressant à Tranquille :

— Maintenant, c’est affaire à vous, vieux chasseur, lui dit-il.

— Bien ! répondit celui-ci sans ajouter d’autre parole.

Il quitta son abri et s’avança à la découverte, un pistolet d’une main et une hache de l’autre, s’arrêtant par intervalles pour regarder autour de lui et prêter l’oreille à ces mille bruits sans cause connue qui, la nuit, troublent le silence sans qu’on puisse deviner d’où ils viennent ni ce qui les produit.

Parvenu à cent mètres environ de l’endroit où le débarquement s’était effectué, le chasseur s’arrêta et commença à siffler doucement les premières mesures d’un air canadien. Un sifflet répondit au sien et acheva l’air qu’il avait a dessein interrompu.

Des pas se firent entendre et un homme se montra.

Cet homme était Quoniam, le nègre.

— Me voilà ! dit-il, où sont vos hommes ?

— Cachés à quelques pas derrière les rochers.

— Avertissez-les, nous n’avons pas un instant à perdre.

Tranquille frappa deux coups dans ses mains : une minute plus tard le capitaine et ses matelots l’avaient rejoint.

— Maintenant, dans quel lieu se trouve la personne que nous venons délivrer ? demanda le capitaine.

— Dans un rancho à deux milles d’ici. Je vais vous y conduire.

Il y eut un instant de silence.

Le capitaine considérait la figure noble du nègre, sa physionomie franche et ouverte, son œil noir et plein d’éclairs, qui rayonnait d’audace et de loyauté ; il se demandait intérieurement si un tel homme pouvait être un traître.

Quoniam sembla deviner sa pensée, car il lui dit en posant avec abandon sa main sur l’épaule du Canadien :

— Si j’avais l’intention de vous trahir, ce serait déjà fait… Fiez-vous à moi, capitaine : je dois la vie à Tranquille, j’ai presque vu naître la jeune fille que vous voulez sauver : mon amitié et ma reconnaissance vous répondent de ma fidélité. Marchons !

Et sans parler davantage, il se plaça à la tête de la troupe, qui s’engagea sur ses pas dans un chemin creux, profondément encaissé entre deux collines, où elle ne tarda pas à disparaître.

Pendant que les incidents que nous venons de rapporter se passaient sur le rivage, deux personnes, un homme et une femme, réunis dans un salon modestement bien que confortablement meublé, avaient entre elles une conversation qui, à l’expression enflammée de leur visage, paraissait être des plus orageuses.

Ces deux personnes étaient Carméla et le Scalpeur-Blanc.

Carméla était à demi couchée sur un hamac ; elle était pâle, souffrante ; ses traits étaient fatigués ; ses yeux rougis montraient qu’elle avait pleuré.

Le Scalpeur-Blanc, revêtu d’un magnifique costume de campesino mexicain, marchait à grands pas en mordillant sa moustache grise et en faisant résonner avec colère sur le parquet ses lourds éperons d’argent.

— Prenez garde, Carméla ! dit-il en s’arrêtant tout à coup devant la jeune femme : vous savez que je brise qui me résiste ; pour la dernière fois, je vous le demande, voulez-vous, oui ou non, me dire la raison de ces refus continuels ?

— À quoi bon vous le dire ? répondit-elle d’une voix triste, vous ne me comprendriez pas.

— Oh ! cette femme me rendra fou ! s’écria-t-il en serrant les poings.

— Qu’ai-je donc fait encore ? dit Carméla avec un étonnement ironique.

— Rien, rien, murmura-t-il en reprenant sa marche précipitée. Puis, au bout d’un instant, revenant vers la jeune fille : Vous me haïssez donc bien ? lui dit-il.

Carméla haussa les épaules sans répondre, et détourna la tête.

— Parlez donc ! fit-il en lui saisissant le bras et le lui serrant avec force dans sa main nerveuse.

Carméla se débarrassa de son étreinte et lui dit avec amertume :

— Je croyais que depuis que vous aviez quitté les prairies de l’Ouest vous vous contentiez de faire infliger la torture à vos victimes par vos esclaves, sans descendre vous-même au rôle de bourreau.

— Ah ! fit-il, avec rage.

— Tenez ! reprit-elle, cette comédie ma fatigue. Aussi bien, il faut en finir : je vous connais trop bien maintenant pour ne pas savoir que vous n’hésiterez pas à vous porter envers moi à d’odieuses extrémités, si je ne veux pas me soumettre à votre volonté. Puisque vous l’exigez, je vais vous dévoiler ma pensée tout entière.

Se levant toute droite et le fixant d’un regard clair et provocateur, elle continua d’une voix ferme et profondément accentuée :

— Vous me demandez si je vous hais ? Non, je ne vous hais pas : je vous méprise !

— Silence ! malheureuse.

— Vous-même m’avez commandé de parler, et je ne me tairai pas avant de vous avoir tout dit ! Oui, je vous méprise, parce que, au lieu de respecter une pauvre jeune fille que vous avez lâchement enlevée à ses parents et à ses amis, vous la torturez et vous vous êtes fait son bourreau ! Je vous méprise parce que vous êtes un homme sans âme, un vieillard dont je pourrais être la fille, et que vous ne rougissez pas de me proposer, sous je ne sais quel prétexte ignoble de ressemblance avec une femme que sans doute vous avez tué, de vous aimer.

— Carméla !

— Je vous méprise enfin, parce que vous êtes une bête féroce qui, de tous les sentiments humains, n’en possédez qu’un seul, l’amour du meurtre ! que pour vous il n’existe rien de sacré, et que si j’étais assez folle pour consentir à ce que vous exigez, vous me feriez mourir de désespoir, en me broyant le cœur comme à plaisir !

— Prenez garde, Carméla ! s’écria-t-il avec rage, en faisant un pas vers elle.

— Des menaces ! continua-t-elle d’une voix éclatante. Eh ! ne sais-je pas que tout est préparé déjà pour mon supplice ? Appelez vos esclaves, mon maître, faites-moi torturer ! Mais sachez-le, jamais, jamais, entendez-vous, je ne consentirai à vous obéir. Je ne suis pas aussi abandonnée que vous vous plaisez à le supposer ; j’ai des amis que j’aime et qui m’aiment aussi. Hâtez-vous ! Qui sait, si vous ne me tuez pas aujourd’hui, si je ne me délivrerai pas demain ?

— Oh ! c’en est trop, dit le Scalpeur-Blanc d’une voix basse et inarticulée, tant d’audace ne restera pas impunie. Ah ! tu comptes, folle enfant, sur tes amis ! mais ils sont loin, fit-il avec un rire amer ; nous sommes en sûreté ici, et je saurai, entends-tu, je saurai te courber sous ma volonté.

— Jamais ! s’écria-t-elle avec exaltation.

Et se précipitant vers lui, elle s’arrêta presque à le toucher en ajoutant :

— Je vous défie, lâche ! qui menacez une femme.

— À moi ! s’écria le Scalpeur-Blanc avec un rugissement de tigre.

Tout à coup la fenêtre s’ouvrit avec fracas, et Tranquille parut.

— Vous avez appelé, je crois, señor ? dit-il d’une voix calme, en sautant dans le salon et en s’avançant d’un pas ferme et mesuré.

— Mon père ! mon père ! s’écria la pauvre enfant en se jetant dans ses bras avec bonheur, enfin vous voilà !

Le Scalpeur-Blanc, au comble de la stupéfaction, épouvanté de l’apparition imprévue du chasseur, jetait autour de lui des regards effarés, sans parvenir à reprendre son sang-froid.

Le Canadien, après avoir répondu avec amour au chaleureux accueil de la jeune fille, la déposa doucement sur le hamac, et se tournant vers le Scalpeur-Blanc qui commençait enfin à se remettre :

— Je vous demande pardon, señor, dit-il avec une aisance parfaite, de ne pas vous avoir fait prévenir de ma visite ; mais vous le savez, nous sommes en délicatesse, et comme il est probable que si je vous avais écrit vous ne m’auriez pas reçu, j’ai préféré brusquer les choses.

— Au fait señor, que me voulez-vous ? répondit sèchement le Scalpeur.

— Vous me permettrez de vous faire observer señor, répondit Tranquille toujours de son même air placide, que la question me paraît au moins singulière dans votre bouche. Je veux tout simplement reprendre ma fille que vous m’avez enlevée.

— Votre fille ? reprit l’autre avec ironie.

— Ma fille ? oui señor.

— Pourriez-vous me prouver que cette jeune personne est réellement votre fille ?

— Hein ! qu’entendez-vous par ces paroles ?

— J’entends que doña Carméla n’est pas plus votre fille qu’elle n’est la mienne, que par conséquent nos droits sont égaux, et qu’ainsi je ne suis pas plus forcé de vous la rendre que vous n’êtes en droit de l’exiger.

— C’est fort contrariant, dit sournoisement le chasseur.

— N’est-ce pas ? fit le Scalpeur-Blanc.

Tranquille sourit avec ironie.

— Je crois que vous vous trompez singulièrement, señor, dit-il toujours impassible,

— Ah !

— Écoutez-moi quelques minutes. Je n’abuserai pas longtemps de vos instants, qui doivent être précieux. Je ne suis qu’un pauvre chasseur, moi, señor, ignorant des choses du monde et des subtilités de la civilisation. Seulement, je crois que l’homme qui adopte un enfant au berceau, en prend soin et l’élève avec une tendresse et un amour qui ne se démentent jamais, est bien plus son père que celui qui, après lui avoir donné la vie, l’abandonne sans plus s’en occuper davantage : voilà de quelle façon j’entends la paternité, señor. Peut-être me trompé-je ; mais dans un cas comme dans l’autre, comme je n’ai ni leçons, ni ordres à recevoir de vous, j’agirai comme il me plaira de le faire, que cela vous convienne ou non. Venez, ma chère Carméla, nous ne sommes que trop longtemps demeurés ici.

La jeune fille se leva d’un bond et vint se placer auprès du chasseur.

— Un instant, señor ! s’écria le Scalpeur ; vous avez appris comment on entre dans cette maison, mais vous ignorez comment on en sort !

Et prenant deux pistolets sur une table, il en dirigea les canons vers le Canadien en criant :

— À moi ! à moi !

Tranquille sans s’émouvoir avait épaulé son rifle.

— Je serais charmé que vous m’indiquiez la route, fit-il paisiblement.

Une dizaine d’esclaves et de soldats mexicains se précipitèrent en tumulte dans le salon.

— Ah ! ah ! fit le Scalpeur, je crois que je vous tiens enfin, vieux tueur de tigres !

— Bah ! fit une voix railleuse, pas encore. En ce moment, par la croisée qui avait livré passage au Canadien, le capitaine et ses matelots firent comme un ouragan irruption dans le salon, en poussant des cris épouvantables.

Alors il y eut une mêlée et un désordre inexprimables ; les lumières furent éteintes, et les esclaves, sans armes pour la plupart et ne sachant à combien d’ennemis ils avaient affaire, se mirent à fuir dans toutes les directions. Le Scalpeur fut entraîné par les fuyards, et disparut avec eux.

Les Texiens profitèrent de la stupeur de leurs ennemis pour évacuer le rancho et opérer leur retraite.

— Mon père, s’écria la jeune fille, je savais bien que tu viendrais.

— Oh ! s’écria le chasseur avec un bonheur ineffable, tu m’es enfin rendue !

— Hâtons-nous ! hâtons-nous I s’écria le capitaine : qui sait si avant un instant nous ne serons pas accablés par des forces supérieures ?

Sur son ordre, les matelots, mettant la jeune femme au milieu d’eux, s’élancèrent au pas de course dans la direction du rivage.

On entendait au loin les tambours et les clairons qui appelaient les troupes aux armes.

Déjà à l’horizon on distinguait les silhouettes noires de nombreux soldats qui accouraient dans l’intention évidente de couper la retraite aux Texiens.

Haletants, épuisés, ceux-ci couraient toujours.

Le rivage commençait à apparaître à leurs yeux : quelques pas encore, et ils l’atteignaient.

Tout à coup une troupe commandée par le Scalpeur-Blanc se précipita sur eux en criant :

— Tue ! tue ! les Texiens ! tue ! tue ! égorgez ! égorgez !

— Ô mon Dieu ! s’écria Carméla en s’affaissant sur elle-même et joignant les mains avec ferveur : mon Dieu ! nous abandonnerez-vous ?

— Enfants ! dit le capitaine en s’adressant à ses marins, ici, il ne s’agit plus de vaincre : il faut mourir !

— Mourons, capitaine ! répondirent d’une seule voix les matelots en faisant tête aux Mexicains.

— Père, dit la jeune fille, me laisserez-vous tomber vivante aux mains de ce tigre ?

— Non, répondit Tranquille en déposant un baiser sur son front pâle. Tiens, enfant, voilà mon poignard !

— Merci ! dit-elle en s’en emparant et les yeux rayonnants de joie : oh ! maintenant je suis certaine de mourir libre !

Pour ne pas être entourés, les Texiens s’étaient adossés à un rocher et ils attendaient, la baïonnette croisée, le choc des Mexicains !

— Rendez-vous, chiens ! cria avec mépris le Scalpeur.

— Allons donc ! répondit le capitaine : vous êtes fou, señor ! Est-ce que des hommes comme nous se rendent jamais ?

— En avant ! vociféra le Scalpeur.

Les Mexicains se précipitèrent sur leurs ennemis avec une rage indicible.

Alors commença une lutte héroïque, gigantesque, le combat impossible à décrire de trois cents hommes contre trente ; carnage horrible et sans merci, où personne ne demandait quartier, et où les Texiens certains de tomber tous, ne voulaient succomber qu’après s’être ensevelis sous un monceau de cadavres ennemis.

Après vingt minutes qui durèrent un siècle, les Texiens n’étaient plus que douze debout : dix-huit avaient succombé ! Le capitaine, Tranquille, Quoniam et neuf matelots restaient seuls, accomplissant des prodiges de valeur.

— Enfin ! s’écria le Scalpeur en bondissant pour saisir Carméla.

— Pas encore ! dit Tranquille en lui portant un coup de hache.

Le Scalpeur évita le coup en se jetant de côté et riposta avec son machete.

Tranquille tomba sur un genou. Il avait la cuisse traversée.

— Oh ! s’écria-t-il avec désespoir, perdue ! mon ! Dieu, perdue !

Carméla comprit qu’il ne lui restait plus d’espoir. Appuyant alors le poignard sur sa poitrine :

— Un pas de plus, cria-t-elle au Scalpeur, et je tombe morte à vos pieds !

Malgré lui, cet homme fauve, terrifié par la résolution qu’il voyait étinceler dans l’œil de la jeune fille, hésita une seconde ; mais reprenant presque aussitôt toute sa férocité :

— Que m’importe, s’écria-t-il, pourvu que tu ne sois à personne !

Et il s’élança vers elle en poussant un hurlement sauvage.

Épouvanté du danger immense que courait sa fille, le chasseur réunit toutes ses forces, et par un effort surhumain il se retrouva debout et menaçant devant son ennemi.

Les deux hommes échangèrent un regard terrible et se précipitèrent l’un vers l’autre.

Carméla presque morte de terreur gisait étendue entre les deux ennemis, formant avec son corps une barrière qu’ils n’osèrent franchir, mais par-dessus laquelle ils croisèrent leurs machetes dont les lames se froissèrent avec un bruit sinistre.

Malheureusement, Tranquille, affaibli par sa blessure, ne pouvait, malgré son indomptable courage, longtemps soutenir ce combat acharné, et par conséquent ne retardait que de quelques minutes l’effroyable catastrophe qu’il voulait empêcher. Il le comprit aussi, car, tout en maniant son machete avec une dextérité peu commune, et ne laissant pas à son adversaire le temps de respirer, il jeta un regard inquiet autour de lui : Quoniam combattait comme un lion à ses côtés.

— Ami ! s’écria-t-il d’une voix navrante, au nom de ce que vous avez de plus cher, sauvez-la, sauvez Carméla !

— Mais vous ? répondit le nègre.

— Eh ! fit noblement le chasseur, moi, qu’importe ce que je deviendrai, pourvu qu’elle échappe à ce monstre et qu’elle soit heureuse !

Quoniam hésita une seconde : un sentiment de regret et de douleur assombrit son visage. Mais, à un dernier regard du chasseur, regard chargé d’une expression de désespoir impossible à rendre, il se décida enfin à lui obéir, et abaissant sa hache ruisselante de sang et rouge jusqu’à la poignée, il se pencha vers la jeune fille.

Mais celle-ci, se redressant tout à coup et bondissant comme une lionne :

— Laissez-moi ! laissez-moi ! s’écria-t-elle avec délire : c’est pour moi qu’il meurt, je ne veux point l’abandonner !

Et elle se plaça résolument auprès de son père.

Au mouvement de celle qu’ils se disputaient avec tant d’acharnement, les deux hommes avaient fait un pas en arrière en abaissant la pointe de leurs machetes.

Mais cette trêve ne fut que de courte durée, car après une seconde de répit ils revinrent comme d’un commun accord l’un vers l’autre.

Alors Texiens et Mexicains se rejetèrent dans la mêlée avec une nouvelle fureur, et le combat recommença plus terrible que jamais.