Les Funérailles de M. Thiers

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Œuvres de Sully Prudhomme, poésies 1872-1878Alphonse Lemerre, éditeurPoésies 1872-1878 (p. 201-204).
Les


Funérailles de M. Thiers


Impression


Si quelque ancien Romain, comme un fantôme austère,
          À Paris fût hier venu,
Soudain ressuscité dans ce lieu de la terre
          Dont le nom lui fût inconnu,
Et qu’il eût vu passer ces grandes funérailles,
          La foule accourue au devant
S’ouvrir sur leur passage en deux longues murailles,
          Qui se mêlaient en les suivant !
S’il eût vu tous les pleurs de la Liberté veuve,
          Sur nos boulevards trop étroits,
Par la mort confondus offrir la paix en preuve
          De la solidité des droits !
Et s’il eût vu fleurir l’hommage des provinces

         Et des villes sur le cercueil,
Il eût cru d’un arbitre et d’un dompteur de princes,
         D’un consul, voir mener le deuil.
Comment, devant la noble et tranquille attitude
         De tant d’hommes unis sans roi,
Eût-il imaginé que cette multitude
         Eût d’autres souverains que soi !
Car notre liberté n’est pas une ivrognesse
         Qu’on ramasse au bord du chemin,
Une femme qu’un cri de mort met en liesse,
         Qui môle de sang son carmin.
C’est une auguste mère aux prodigues mamelles,
         À la voix calme, aux purs appas,
Qui, levant pour drapeau l’azur de ses prunelles,
         Conquiert le monde pas à pas ;
Enseigne à lire au peuple, innocent des mêlées
         Où l’ont entraîné les tambours !
À l’horreur de la poudre, exècre les volées
         Des cloches et des canons sourds,
Qui ne prend ses amours qu’en la plus juste race,
         Et n’accorde son chaste flanc
Qu’aux hommes francs comme elle, et qui veut qu’on l’embrasse
         Avec des bras vierges de sang.
Il se fût écrié : « Quel est ce deuil sublime ?

           Quel père illustre honore-t-on ?
Quelle est cette cité qu’un même culte anime ?
           J’en voudrais connaître le nom.
Quand un grand citoyen meurt plein d’ans et de gloire
           Chez un peuple uni, sage et fort,
Tous les cœurs à la fois vénèrent sa mémoire
           Et pleurent à la fois sa mort ;
Ceux mêmes que naguère, aux rostres, aux comices,
           Il a combattus, non trahis,
Disent que ses erreurs autant que ses services
           Respiraient l’amour du pays !
Les seuls qui n’aient pour lui que du respect sans larmes
           Et que rassure son sommeil,
Ce sont les étrangers que, redouté sans armes,
           Il désarmait par le conseil !
La foule, en l’escortant, l’élève au-dessus même
           Des rois sacrés qu’il a défaits,
Préférant le génie élu sans diadème
           À la majesté sans bienfaits.
D’un regret pur de crainte, adieu mélancolique,
           Le peuple entier n’est qu’assombri,
N’ayant pas à trembler pour la chose publique,
           Car le Sénat en est l’abri.
La douleur populaire en pleurs sereins déborde :

            Si l’homme n’est plus aujourd’hui,
L’œuvre à jamais demeure ; on sait que la concorde
           Ne peut pas périr avec lui. »
Voilà ce qu’un aïeul des familles latines,
           À son insu fier de ses fils,
Eût pu dire, ignorant nos fureurs intestines
           Qu’attisent de haineux défis,
Ignorant qu’à Paris, la veille, à la même heure,
           Sacrilège horrible à penser !
Des Français avaient pu, devant Belfort qui pleure,
           Autour du cadavre danser[1].


9 septembre 1877.


  1. Allusion à un article outrageux d’un journal hostile à Thiers.