Les Fusillés de Malines/08

La bibliothèque libre.


IV

Extrait des
« Origines de la France contemporaine »
par H. Taine.


À quoi bon raconter la tragi-comédie qu’ils jouent et font jouer à l’étranger ? — C’est une représentation à l’étranger de la pièce qu’ils jouent à Paris depuis huit ans, une traduction improvisée et saugrenue en flamand, en hollan­dais, en allemand, en italien, une adaptation locale, telle quelle avec variantes coupures, abréviations, mais toujours avec le même finale, qui est une grêle de coups de sabre et de crosse sur tous les propriétaires, communautés et particuliers, pour les obliger à livrer leur bourse et tous leurs effets de valeur quelconques : ce qu’ils font jusqu’à rester en chemise et sans le sou. Règle générale : dans le petit État qu’il s’agit d’exploiter à fond, le général le plus proche ou le résident en titre ameute contre les pouvoirs établis, les mécontents qui ne manquent jamais dans aucun régime, notamment les déclassés de toute classe, les aventuriers, les bavards de café, les jeunes gens à tête chaude, bref, les Jacobins du pays ; désormais pour le représentant de la France, ils sont le peuple du pays, ne fussent-ils qu’une poignée et de la pire espèce. Défense aux autorités légales de les réprimer et de les punir ; ils sont inviolables. Par la menace ou de vive force, le représentant français intervient lui-même pour appuyer ou consacrer leurs attentats ; il casse ou fait casser par eux les organes vivants du corps social, ici la royauté ou l’aristocratie, là-bas le sénat et les magistratures, partout la hiérarchie ancienne, les statuts cantonaux, provinciaux ou municipaux, les fédérations ou constitutions séculaires. Sur cette table rase, il installe le gouvernement de la Raison, c’est-à-dire quelque contrefaçon postiche de la Constitution française ; à cet effet, il nomme lui-même les nouveaux magistrats. S’il permet qu’ils soient élus, c’est par ses clients et sous ses baïonnettes ; cela fait une République sujette, sous le nom d’alliée, et que des commissaires expédiés de Paris mènent tambour battant. On lui applique d’autorité le régime révolutionnaire, les lois antichrétiennes, spoliatrices et niveleuses. On fait et on refait chez elle le 18 fructidor ; on remanie sa Constitution d’après la dernière mode parisienne ; on purge, à deux ou trois reprises et militairement, son Corps législatif et son Directoire ; on ne souffre à sa tête que des valets ; on ajoute son armée à l’armée française ; on lève en Suisse, vingt mille Suisses pour combattre contre les Suisses et les amis de la Suisse ; on soumet à la conscription la Belgique incorporée ; on opprime, on pressure, on blesse le sentiment national et religieux, jusqu’à soulever des insurrections religieuses et nationales, cinq ou six Vendées rurales et puissantes, en Belgique, en Suisse, en Piémont, en Vénétie, en Lombardie, dans l’État Romain, à Naples et, pour les réprimer, on brûle, on saccage, on fusille…

Naturellement, on ne peut opérer ainsi qu’avec des instruments de contrainte ; il faut aux opérateurs parisiens des automates militaires « des manches de sabre » en quantité suffisante. Or, à force de frapper, on casse beaucoup de manches de sabre, et on est tenu de remplacer ceux qu’on a cassés ; en octobre 1798, il en faut deux cent mille nouveaux, et les jeunes gens qu’on requiert pour cet office manquent à l’appel, se sauvent, et même résistent à main armée, en Belgique notamment, par une révolte de plusieurs mois, avec cette devise : « Mieux vaut mourir ici qu’ailleurs. » Pour les faire rejoindre, on leur donne la chasse, on les amène au dépôt, les mains liées…

(La Révolution, t. III. Le gouvernement révolutionnaire, pp. 612 et sui­vantes.)

« Dans la Belgique récemment incorporée, où le clergé séculier et régulier vient d’être proscrit en masse, une grande insurrection rurale a éclaté. Du pays de Waes et de l’an­cienne seigneurie de Malines, le soulèvement s’est étendu autour de Louvain jusqu’à Tirlemont, ensuite jusqu’à Bruxelles, dans la Cam­pine, dans le Brabant méridional, dans la Flandre, le Luxembourg, les Ardennes et jusque sur les frontières du pays de Liège ; il a fallu brûler beaucoup de villages, tuer plusieurs milliers de paysans, et les survivants s’en sou­viennent. »

(Le Régime moderne, t. I.)