Les Gaietés du Conservatoire/19

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Libr. Ch. Delagrave (p. 84-91).
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— « Com’ça, M’ame Chaulard, vous v’là heureuse enfin ; votre demoiselle en a fini avec cette f… baraque !

— Ah ! oui, c’est un bon débarras ; mais on sait ce que ça coûte ; monsieur Chaulard et moi nous en sommes pour nos mille francs ! Enfin !… ça vaut bien ça ; c’est pas la mère Lizière qui sera jamais fichue de faire cette dépense-là, et pourtant ils sont plus riches que nous, les Lizière, mais ils sont pingres, v’là, et alors leur petite Aglaé n’aura jamais son prix, c’est moi qui vous le dis ; ça les regarde. »

Tel est le dialogue que surprit un jour, dans un couloir sombre (tous nos couloirs sont sombres), la mère Samper, un des plus beaux spécimens qui ait jamais existé du type ragotier qu’on croit à tort, dans le public, le seul type des mamans du Conservatoire, peut-être parce que c’est le plus fréquent.

Une heure après, elle le répétait à toutes les mamans réunies dans la salle d’attente, qui à leur tour s’empressaient de le clabauder, chacune ajoutant sa variante, dans toutes les petites classes :

— « Vous ne savez pas, ma chère, ce qu’a dit madame Chaulard, dont la petite vient d’avoir sa médaille, qu’elle ne méritait pas ? Eh ! bien, madame Chaulard a dit : … ! » Le reste se chuchotait à voix basse, en grand mystère.

Si bien qu’il ne fallut pas longtemps pour que cette révélation parvînt aux oreilles de la mère Lizière.

Celle-ci devint songeuse ;

de songeuse, perplexe ;

de perplexe, indignée ;

d’indignée, rageuse ;

de rageuse, outrée ;

puis enfin, prenant son courage à deux mains, elle se précipita chez moi, comme elle avait coutume de le faire dans toutes les grandes circonstances.

— « A présent, me dit-elle en entrant exaspérée, à présent je sais tout. Je sais qu’il faut donner mille francs. Eh ! bien, on les trouvera, les mille francs, ce n’est pas une affaire ! Oh ! ne faites pas l’innocent, vous le savez aussi bien que moi, pour sûr ! Voilà ce que madame Chaulard raconte à qui veut l’entendre, l’effrontée, maintenant qu’elle tient son affaire : sa fille ne méritait pas sa médaille, elle le sait bien, même qu’elle n’a eu qu’une voix, et on a ajouté le reste, parce qu’elle avait apporté ses mille francs ; et elle dit encore : c’est pas la petite Lizière qui aura jamais sa médaille, les parents ne sont pas en situation de dépenser tout cet argent, et puis ils n’ont pas le sentiment artistique ! Qu’est-ce que c’est alors que le sentiment artistique, je vous le demande, si ce n’est pas de donner de l’argent à ses enfants pour qu’ils aient des prix comme les autres, quand ils le méritent et que les autres ne le méritent pas ? Ah ! il est propre, votre Conservatoire !

— Mon Dieu ! madame, je suis désolé de vous voir dans cette effervescence…

— On y serait à moins…

— Mais non ! calmez-vous ! vous avez mal compris, il y a malentendu, ou on vous aura mal raconté les choses. Voici, moi, ce que je crois débrouiller dans tout cela : Les parents de cette petite camarade…

— C’est pas une camarade, c’est une drôlesse…

— Soit, je ne la connais pas ; les parents de cette drôlesse, mettons, auront dépensé environ un billet de mille francs pour des leçons particulières, des répétitions, ou encore en achats de musique, en abonnements de lecture, en location de piano ; tout cela, réparti en trois années qu’elle a passées à la classe, ce n’est pas exorbitant : cela fait 333 fr. 33 par an, 33 francs environ pour chacun des dix mois d’études, soit 1 franc et quelques centimes par jour ; et c’est là ce qu’ils expriment en disant que ce succès leur revient à mille francs, ce qui est assez juste.

— Non, non ! Ils ont payé mille francs, et tout en faisant l’étonné, vous savez très bien que ça se passe ainsi. Je donnerai les mille francs, moi aussi ; tout ce que je vous demande, c’est de me dire à qui il faut les remettre.

— Pour cela, madame, adressez-vous à Mme Chaulard, puisqu’elle le sait…

— Moi ! parler à cette créature, une femme de rien, qui ne peut pas dire deux mots sans faire trois fautes d’orthographe, dont on dit que le mari a gagné sa fortune en faisant la traite des nègres ! Ah ! monsieur, vous ne me connaissez pas ; on a sa dignité ; j’aimerais mieux balayer les rues.

— Alors,… balayez les rues.

— Vous plaisantez toujours, il n’y a pourtant pas à plaisanter ici.

— Eh ! bien alors, attendez, j’ai une idée… Essayez de remettre votre billet à M. Ambroise Thomas,… ou encore mieux au ministre, en lui expliquant bien qu’il y a 100 francs pour lui, 100 francs pour le Directeur et 100 francs pour chacun des membres du jury, cela fait juste 1000. Je vous promets un succès.

— Je ne sais pas si vous êtes sérieux à présent !…

— Non, je ne l’étais pas, je l’avoue, mais je vais le devenir à la condition expresse que ce secret restera éternellement entre vous et moi. Le jurez-vous ?

— Je le jure.

— (Avec mystère.) Voilà ce qu’il faut faire : il faut, la veille du concours, envoyer votre billet de 1000 francs (un billet neuf autant que possible), anonymement, au directeur de l’Assistance publique, avenue Victoria, — je vais vous écrire l’adresse, — et en même temps, faire brûler un cierge à saint Antoine de Padoue. »

Je ne sais si mon conseil a été suivi, mais tout me porte à le croire, car au mois de juillet suivant, Aglaé Lizière avait sa médaille.