Aller au contenu

Les Gaietés du Conservatoire/26

La bibliothèque libre.
Libr. Ch. Delagrave (p. 118-123).
◄  25
27  ►


Puisque j’ai parlé de Rossini, que j’ai eu l’honneur de fréquenter très intimement dans les dernières années de sa vie, je veux vous conter deux petites historiettes qui n’ont rien à voir avec le Conservatoire, ni même avec la musique ; cela nous changera un peu.


Une des choses que Rossini appréciait en moi, c’est que j’avais à Bordeaux un ami qui saisissait toutes les occasions possibles de m’envoyer de ces excellentes sardines qu’on ne pêche que dans le golfe de Gascogne, et qu’on appelle des royans.

A présent, on en trouve chez tous les marchands de comestibles, mais en ce temps lointain où les moyens de transport de la marée étaient moins rapides, moins perfectionnés, c’était une véritable rareté de pouvoir se procurer à Paris des royans frais, et il est indispensable qu’ils soient rigoureusement frais, car la seule vraie manière de les manger, que le fin gourmet n’ignorait pas, c’est de les manger entièrement crus.

Pour qu’ils m’arrivassent dans cet état de fraîcheur, extraordinaire alors, il fallait que le voyageur qui consentait à s’en charger prît le panier qui les contenait avec lui, dans son compartiment, et que plusieurs fois pendant le trajet il eût la constance de renouveler la provision de glace. C’était un vrai dévouement.

Or, chaque fois que je recevais des royans, sans perdre une seconde, j’en apportais vivement une douzaine à Rossini, très certain de lui faire plaisir, ce qui ne manquait pas.

Un jour il me dit : « Mon bon ami, ma grande clarinette[1], j’aimerais bien, quand vous m’apportez des royans, que ce ne soit pas toujours le samedi. »

(Il faut croire que mes arrivages avaient lieu plus spécialement le samedi, ce dont je ne m’étais jamais aperçu.)

Je ne pus retenir un geste d’étonnement, auquel il répondit de suite.

« Le samedi, j’ai toujours du monde à déjeuner et à dîner ; et, quand j’ai des royans, j’aime mieux les manger seul, à mon aise, et sans parler… J’en donne toujours un à ma femme, en bon mari »

Donc, il mangeait les onze autres… C’est un peu glouton, j’en conviens, mais il disait cela si gentiment et de si bonne foi que cela faisait plaisir à entendre.


Autre souvenir de Rossini intime.


Je n’ai jamais vu, de mes yeux vu, les trente perruques que beaucoup de gens affirment qu’il possédait, pour simuler la croissance vraisemblable des cheveux dans le cours d’un mois. Mais ce dont je me souviens très bien, c’est qu’il ne mettait pas tous les jours la même perruque, qu’il en avait sûrement plusieurs, et en graduait savamment l’emploi. Coquetterie sénile bien italienne, bien amusante, mais aussi bien anodine.

Ce qui était infiniment plus drôle, c’était de le voir le matin sans perruque du tout.

Entendons-nous bien ; ce que je trouve drôle encore maintenant, ce n’est nullement le crâne dénué de tout cheveu d’un homme de génie, essentiellement respectable, ou d’un vieillard quelconque ; c’est la façon dont il l’accoutrait. Il avait une manière à lui de plier en quatre une serviette et de se la poser sur la tête qui faisait qu’il avait l’air d’être coiffé du mezzaro des femmes romaines, ce qui était de l’effet le plus comique.

C’est ainsi qu’il passait la plus grande partie de ses matinées, surtout en été, à sa villa de Passy, toujours occupé à écrire, malgré sa réputation de paresseux, à composer quelque chose, soit pour piano, soit pour chant, des feuillets d’album, uniquement pour occuper sa plume (et dont beaucoup sont pleins d’intérêt, mais inconnus, ou même restés inédits), car il avait renoncé nettement, depuis Guillaume Tell, à la composition dramatique, sentant bien qu’il ne pourrait jamais faire mieux ni s’élever plus haut, ce qui est un exemple admirable de bon sens et de connaissance de soi-même.

Quant à son outillage, à son installation pour composer, c’était élémentaire et dépourvu de tout confortable : une seule table, de la forme la plus incommode de toutes, c’est-à-dire un guéridon ovale en acajou, toujours branlant et chancelant, isolé au beau milieu de la chambre à coucher ; sur ce guéridon, au milieu des amoncellements de paperasses, un grand encrier en cristal, un très gros porte-plume avec plume en or, d’assez nombreux grattoirs, tous à manche très long, et une tabatière, car il se servait de tabac à priser comme poudre à sécher l’encre ; devant la table, une chaise de salle à manger recouverte de moleskine, qui était la seule chaise de la pièce, moyen simple d’éviter que les visites se prolongeassent de façon importune ; le mobilier était complété par un grand lit de tête, faisant face aux fenêtres, un petit piano droit de Pleyel, une belle chaise-percée, et une armoire à glace en acajou placée entre les deux fenêtres, où il serrait ses manuscrits au fur et à mesure de leur production ; je crois bien que c’est tout[2].

C’est donc sur la chaise de moleskine qu’il passait la majeure partie de son temps.

Un matin où il y était assis, coiffé de son mezzaro, et en train de me faire travailler une de ces intéressantes pièces de piano dont j’ai déjà parlé, son domestique lui apporte une carte de visite et une lettre.

La lettre était de son ami Costa, le chef d’orchestre et compositeur, habitant Londres, qui recommandait à son bienveillant accueil un gentleman de la plus haute distinction, fanatique de l’auteur du Barbier et de Guillaume Tell.

— « Allez lui dire qu’il m’embête », me dit Rossini.

Assez embarrassé de la commission, je vais trouver l’Anglais dans la salle à manger qui servait d’antichambre, et… interprétant les paroles de Rossini, j’essaie de lui faire entendre que le Maître n’est pas visible ce matin, qu’il travaille, qu’il est très occupé, qu’il est désolé de ne pouvoir le recevoir…, mais il était évident qu’il ne comprenait pas le français, rien qu’à l’insistance avec laquelle il répétait une seule et unique phrase, longuement préparée à l’avance : « Aôh ! je ne voulé pas mourir sans avoir contemplé le pliou grand génie du siècle. »

Et il restait là, immobile, tenace, très courtois, mais inébranlable dans son désir. Très mal à mon aise, ne sachant qu’en faire, je retourne voir Rossini, qui s’était mis à écrire tranquillement.

— « Il ne veut pas démarrer, lui dis-je, et je suis d’autant plus gêné qu’il ne comprend pas ce que je lui dis ; il répète toujours : Aôh ! je ne voulé pas mourir sans avoir contemplé le pliou grand génie du siècle. Je ne peux pas le tirer de là.

— Alors, dites-lui d’entrer, mais à la condition qu’il ne dise pas un mot. »

Je fis signe à l’Anglais d’entrer, en mettant un doigt sur la bouche.

En apercevant Rossini, absorbé dans son travail, sa serviette sur la tête, il faillit se trouver mal, tout en balbutiant : « Aôh ! je ne voulé… »

Mais Rossini, sans lever le nez, lui coupa la parole :

— « Allez, allez vite, contemplez… vous pouvez même faire le tour. »

Par prodige, il comprit. Il fit lentement le tour du guéridon, et se retira à reculons, en envoyant des baisers silencieux.

En partant, il voulait me remettre une pièce de monnaie, mais je n’osai pas l’accepter.

  1. C’était un terme d’amitié par lequel il aimait à me qualifier, parce que, en ce temps-là, je m’étais mis, à son instigation du reste, à travailler la clarinette, comme plus tard le cor.
  2. C’est la chambre de Paris, 2, rue de la Chaussée-d’Antin, dont les fenêtres donnaient sur le boulevard des Italiens, que je décris ici. Celle de la villa de Passy n’était pas plus luxueuse.