Les Gammes/Pendant qu'elle chantait

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Les GammesChez Vanier (p. 37-40).
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PENDANT QU’ELLE CHANTAIT



à Édouard Dujardin



I


Sous la blême clarté de telle nuit sans voiles
Ta voix, doloroso ! ruisselle en sanglots d’or,
Et je croirais ouïr de longs porteurs d’étoiles
Ouvrir en le silence un vaporeux essor.


Êtes-vous éveillés sous la lune pâlie,
Ô vagues violons et sistres endormeurs ?
Avez-vous sous les vents, ô harpes d’Éolie,
Emmêlé vos émois en de molles rumeurs ?


II


Ma mémoire s’immerge en lourdes mélodies
Comme un noble navire en les houles des mers,
Et mes vieux souvenirs, au flux des rapsodies,
S’écroulent dans l’écume et les brouillards amers.

Sous le déroulement des abîmes rythmiques
Mon âme s’est pâmée en la pâleur du soir :
Je me sens palpiter sous les flots balsamiques
D’une endormeuse mer aux tiédeurs d’encensoir.

Mourir et remourir ! ô volupté suprême !
Vaguer de mort en vie au reflux des remous,

Et dans le crépuscule, ainsi qu’un noyé blême,
S’affaler sur la grève au fond des sables mous !


III


Sonore immensité des mers de l’Harmonie,
Où les rêves, vaisseaux pris d’un vaste frisson,
Voguent vers l’inconnu, leur voilure infinie
Claquant avec angoisse aux bourrasques du Son,

Ô morne immensité ! sous l’oubli des déluges
Submerge le Réel, mugis vers l'Idéal !
Par-delà les hauteurs des suprêmes refuges
Que ton écume monte au souffle boréal !

Déroule jusqu’aux cieux tes houles somnifères !
Soulève-moi mourant vers l’éther fabuleux
D’où, la nuit, l’on perçoit la musique des sphères,
Afin que j’agonise au chant des Astres bleus !


IV


Mais ta voix, ô charmeuse, en la brume s’est tue :
Les vagues violons et les sistres berceurs
Sont morts dans le mystère, et le silence tue
L’écho qui veille encore au fond des épaisseurs.

Et voici qu’il te faut, mon âme inassouvie,
Revenir au réel de l’irréel lointain :
Ô la subtile horreur du réveil à la vie !
Ô l'ineffable effroi d’une voix qui s’éteint !