Les Gens de bureau/XIX

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Dentu (p. 99-103).
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XIX


Le reste de la journée se passa pour Caldas à ranger son magasin de papeterie dans ses tiroirs et ses cartons. Il admirait la beauté de tous les articles que fournit le ministère à ses employés.

— Il faut bien nous donner le superflu, puisqu’on nous prive du nécessaire, se disait-il en essayant ses compas et les magnifiques règles graduées qui coûtent dix-huit francs.

Quant au papier à lettre, c’est le plus beau qui se fabrique en France.

La serviette d’avocat surtout ravit Caldas.

— Il y a cinq ans, pensa-t-il, que je serais au ministère, si j’avais su qu’on donnât aux employés ce meuble magnifique.

Aussitôt il vida dans l’élégant portefeuille ses poches de littérateur bohême ; il y mit toutes ses notes ; ses poésies fugitives, madrigaux, bouquets à Chloris, sonnets, rondeaux, triolets, nouvelles à la main ; ses essais dramatiques consistant en trois titres de comédie, un prologue de drame, et un plan de vaudeville ; enfin les trente premiers feuillets d’un roman réaliste, les Coliques de miserere.

Mais il ne lui vint pas à l’idée d’y glisser quoi que ce fût de ses fournitures.

Et c’est ici le lieu de protester contre une atroce calomnie. D’aucuns prétendent que les employés de l’Équilibre ne craignent point d’exporter la plus grande partie de leurs fournitures soit pour leur usage privé, soit pour celui de leurs amis. Rien n’est plus faux. Jamais on n’a pratiqué de razzias de ce genre à l’Équilibre, et les employés aimeraient mieux se chauffer tout l’hiver avec le papier de l’administration que d’en emporter une seule feuille chez eux.

Le lendemain, arrivé avant tout le monde, Caldas se hâta de préparer son travail, et, sur le coup de deux heures, il fut heureux d’inscrire sur la première chemise le nom du premier des Dubois ; successivement il inscrivit :

Dubois, Aaron, 30 ans, marchand d’habits, Paris.

Dubois, Abdon, 75 ans, marchand de contre-marques, Paris.

Dubois, Abel, 3 ans, sans profession, Longjumeau.

Dubois, Abel-Gontran-Zacharie-Apollinaire, 59 ans, paveur, Lyon.

Il commençait à inscrire le cinquième Dubois, dont le prénom était Abile, quand un « ah ! ah ! » qui exprimait tout à la fois le désappointement et le mépris, lui fit tourner la tête.

M. Rafflard, les bras croisés, était derrière lui :

— Malheureux, quelle besogne faites-vous là ? lui dit ce commis principal.

Caldas était fort satisfait de son ouvrage ; il avait écrit, en gros de sa plus belle anglaise, d’une écriture qui eût ravi les imprimeurs du Bilboquet.

Elle ne ravit pas M. Rafflard :

— J’avais bien raison de me défier de vous, continua-t-il ; regardez-moi ces chemises, sont-elles présentables ?

— Que leur manque-t-il, s’il vous plaît ? demanda Caldas vexé.

— Ce qui leur manque ! riposta le commis principal, tout. Le nom de famille doit être en grosse bâtarde, le prénom en coulée moyenne, l’âge en lettres moulées, la profession en ronde, et le domicile en cursive.

Caldas posa sa plume avec un profond découragement.

— Je ne suis que bachelier ès lettres et ès sciences, dit-il, licencié en droit ; je ne sais pas encore toutes ces choses.

— Eh bien, il faut les apprendre, répondit sèchement M. Rafflard. Vous avez votre éducation à refaire. Dorénavant, vous vous contenterez de préparer les chemises.

Oh ! comme il fut humilié, le pauvre Caldas, si humilié que, prenant à part le jeune Basquin, il le conjura de vouloir bien lui donner quelques leçons de pleins et de déliés.

Mais Basquin ne donne pas de leçons.

— Je ne suis pas maître d’écriture, dit-il, je me suis donné le petit talent que j’ai pour attraper quelques travaux supplémentaires qui ne sont pas mal payés ; je ne saurais pas enseigner ; d’ailleurs toutes mes soirées sont consacrées à la poule. Mais je tiens votre homme ; je vais vous conduire au père Coquillet, le doyen des expéditionnaires-calligraphes et la plume la plus magistrale de l’administration.

Caldas sortait, précédé de l’obligeant Basquin, lorsque, dans le corridor, il fut arrêté par M. Ganivet, son chef de bureau :

— Monsieur Caldas, dit, cet homme si poli, recevez mes compliments sincères : nous savions déjà que nous avions acquis en vous un homme de talent, nous savons aujourd’hui que nous avons acquis en même temps un travailleur.