Les Gens de bureau/XLI

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Dentu (p. 258-261).
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XLI


Cette promotion mit sens dessus dessous le bureau des Duplicatas. M. Castelouze, le nouveau chef, tenait à faire autrement que son prédécesseur. Ce n’est pas qu’il changeât rien au fond, mais il modifia singulièrement la forme : là où on se servait de fiches, il employa des registres, et réciproquement. Il fit plus : on écrivait sur les répertoires les chiffres d’ordre à droite et à l’encre rouge, il décréta qu’on les écrirait à gauche et à l’encre bleue.

Ces réformes si radicales firent crier les mauvais esprits.

En dépit de la routine, tous les chefs en agissent ainsi, à l’Équilibre, afin d’imprimer au travail qu’ils dirigent un caractère de personnalité.

M. Castelouze, l’homme aux chiffres à gauche, n’est pas le premier venu. Il a su se créer dans l’Administration la renommée d’un spécialiste. C’est l’homme des affaires litigieuses, des créances douteuses, des négociations délicates.

C’est au bureau qu’il vient de quitter (le service des Recouvrements) qu’il a pris l’habitude de considérer le public comme un gibier. Il chasse, pour le compte de l’Administration, avec le désintéressement du chien bien dressé qui rapporte la perdrix dont il n’aura même pas les os.

Il n’est pas de Normand madré, d’avoué retors qu’il ne puisse rouler sur son terrain, et il ne s’en fait pas faute. Autrefois, aux débuts de sa carrière, le zèle de Castelouze était tout politique. Quand il avait fait rentrer dans la caisse de l’Administration un franc dix centimes sur lesquels elle ne comptait pas, quand il avait découvert la fraude d’un administré, il s’en réjouissait comme de titres à l’avancement. Avec le temps, il s’est passionné, et ce qu’il en fait maintenant n’est plus du tout dans l’intérêt de son ambition ou dans celui de l’État, il agit pour son plaisir personnel ; il fait de l’art pour l’art. Mais quel flair ! quelle subtilité ! quelle ardeur ! Un rien le met sur la trace ; et quand il tient une piste, il arrive toujours jusqu’au gîte. Ah ! qu’il est heureux quand il a levé un lièvre, heureux quand il l’a forcé !

Le lièvre, c’est le débiteur.

Et il ne s’en prend pas seulement aux affaires présentes, il remonte dans le passé, à dix ans, quinze ans ; il remonterait au déluge, sans la loi sur la prescription. Il fouille les vieux dossiers, se roule dans la poussière des cartons oubliés, et ce n’est jamais en vain qu’il bat ainsi le passé. Son sens de chasseur ne le trompe jamais ; il évente des fumées insaisissables pour tout autre, et comme l’ogre il dit d’un ton joyeux : — Ça sent la chair fraîche !

Et le débiteur, qui dormait paisible sur une fraude vieille de dix ans, est tout surpris un matin de voir arriver un avertissement qui l’engage à se présenter dans la huitaine au bureau pour se libérer.

Pour nombre d’employés qui ne font pas leur devoir, il fait, lui, plus que son devoir. Il outrepasse ses droits, souvent au mépris de la justice ; il abuse de l’ignorance de l’un, de la faiblesse de celui-ci, et de l’incurie de ce troisième. Il prie, il menace, il est impitoyable, et pour que l’Administration ne soit pas lésée, il lèse au besoin le public.

On connaît bien son penchant à l’Équilibre, et un chef de division, qui comme M. Dupin cultive le calembour, disait en parlant de Castelouze : Il a le regard fisc.

En réalité Castelouze a l’œil de l’oiseau de proie ; son nez est busqué comme le bec de l’aigle ; il a la dent blanche et pointue du carnassier ; ses aptitudes morales ont modifié son physique ; il a la tête fureteuse et des allures de limier ; il ne marche pas, il quête ; sa narine mobile semble prendre le vent. Quand il se pose, il tombe en arrêt, la tête allongée en avant, les épaules infléchies, les jambes légèrement ployées sur le jarret, les bras prêts à saisir la proie.

Malgré toutes ces qualités de race, les capacités de Castelouze ne s’élèvent pas au-dessus d’un certain ordre ; il a les vues bornées, comme tous les gens qui se passionnent, et il est entêté comme les hommes à idées fixes. En dépit du mouvement qu’il se donne et des services qu’il rend, on ne le considère pas en haut lieu comme un des Directeurs de l’avenir.

C’est de lui que le ministre disait :

— Il bat des ailes, mais il ne vole pas.