Les Gens de bureau/XLIV

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Dentu (p. 281-288).
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XLIV


Le premier jour de son entrée au bureau des Mauvais sujets, Caldas trouva que ses collègues étaient vraiment trop gais. Le soir, pressé de sortir, il voulut prendre son chapeau, mais les bords lui restèrent à la main : on avait mis au fond un poids de dix kilos.

Caldas goûta peu la charge, mais il ne dit rien.

Le lendemain, comme il entrait, un carton préparé à l’avance et rempli de poussière lui tomba sur la tête et faillit l’éborgner.

Il trouva la plaisanterie mauvaise, s’épousseta, s’essuya, mais ne dit rien.

Dans la journée, ayant eu soif, il voulut boire un verre d’eau et avala d’un trait une rasade d’eau bouillante.

Il fut sur le point de se mettre en colère ; pourtant il ne dit rien encore.

Au moment de partir, il ne trouva plus son paletot ; tous les camarades avaient filé sournoisement. Après avoir cherché une heure, il fut réduit à regagner son domicile avec son habit de travail, une loque immonde.

C’en était trop, et comme il n’aime pas les disputes, il arriva de bonne heure le jour suivant, et au premier qui entra il donna une paire de calottes.

Le calotté était le seul qui n’eût pas trempé dans la plaisanterie. Aussi fit-il des excuses à Caldas, qui daigna s’en contenter, mais passa dès lors pour un mauvais coucheur.

— Vous n’avez vraiment pas le mot pour rire, lui dit un de ses collègues ; on ne croirait jamais que vous êtes rédacteur du Bilboquet.

Cependant cette histoire de soufflet fit beaucoup pour la gloire de Romain et, ce qui vaut mieux, elle assura sa tranquillité. Les farces ne s’adressèrent plus à lui.

Une des grandes occupations du bureau des Liquidations, lorsque la charge n’est pas à l’ordre du jour, c’est la politique et la discussion des affaires publiques.

La question italienne et la politique de M. de Bismark ont été étudiées et traitées à fond ; on s’y intéresse même aux événements intérieurs ; on y a discuté les moyens de défense de Troppmann, et on ne crée pas un impôt nouveau sans que des orateurs s’inscrivent pour ou contre.

Toutes les opinions d’ailleurs, et même toutes les nuances d’opinions, y ont leurs représentants. En cherchant bien, on y trouverait quelque adhérent des vieux partis, si jamais les vieux partis ont existé ailleurs que dans les causeries littéraires de Sainte-Beuve.

Il y a des hommes des anciens régimes, c’est là le plus bel éloge qu’on puisse faire de l’Administration de l’Équilibre, qui permet à chacun d’avoir une opinion, pourvu que personne ne s’en aperçoive.

Caldas n’a pas d’opinion, ou plutôt il s’en est composé une de fantaisie qu’il développe avec beaucoup de vivacité et de profondeur ; il s’intitule philosophe-aristocrate-socialiste. Il est d’ailleurs tolérant, et peut causer de quoi que ce soit sans devenir rouge de colère et sans appeler son adversaire : « Navet, » comme a l’habitude de le faire M. Louis Veuillot.

Aussi, au bureau des Liquidations, le prenait-on volontiers pour arbitre lorsqu’on n’était pas d’accord, et on n’était jamais d’accord.

La divergence des opinions de ces messieurs s’explique.

Deux se cotisent pour s’abonner au Temps ; il y en a un qui ne lit que la Gazette de France ; le plus riche, reçoit le Journal des Débats ; un autre achète le Siècle ; celui-ci adhère au Constitutionnel, cet autre à l’Ami de la Religion. Un dernier n’a d’opinion qu’une fois par semaine, et cela tient à ce que l’Électeur libre est un journal hebdomadaire.

Tous se feraient hacher menu comme chair à pâté pour soutenir le dire de leurs feuilles. Parole imprimée est pour eux parole d’Évangile, et tout rédacteur est un prophète.

Il y a trois employés que la politique touche médiocrement : un qui n’y comprend absolument rien, c’est le plus intelligent de tous, et deux qui ont bien d’autres chats à fouetter.

Caldas avait remarqué chez l’employé qui ne comprend rien à la politique des allures mystérieuses, il le voyait tirer de temps à autre un petit cahier de son tiroir et y inscrire quelques notes à la dérobée. Son cahier ne le quittait pas. Chaque fois qu’il avait occasion de sortir, fût-ce vingt fois par journée, il le mettait ostensiblement dans sa poche en disant : « Au revoir, Messieurs ! » Romain intrigué résolut de pénétrer cette ténébreuse affaire, et, après trois semaines de flagorneries audacieuses, l’homme mystérieux lui ouvrit son cœur et son carnet.

Cet employé assimile le ministère à une ménagerie et il passe sa vie à chercher des analogies entre ses camarades et les divers animaux de la création. Il est convaincu que si on trouvait son cahier, il serait destitué par son chef et lapidé par ses collègues. De là toutes ses précautions. Dans ce cahier il compare Lorgelin à un ours, Coquiller à une huître, Nourrisson à un perroquet, Rafflard à un hérisson, le Cluche à un serpent à lunettes, Basquin à un ouistiti, le caissier du Service intérieur à un boule-dogue, et Gérondeau à un dindon.

Caldas, comme journaliste, y était inscrit en qualité de caméléon. Il ne fut pas flatté du rapprochement ; aussi répondit-il à ce Van-Amburg de la bureaucratie, qui lui demandait son avis sur ce petit travail :

— Je ne vous trouve pas Buffon !

L’un des deux employés qui ont bien d’autres chats à fouetter est l’employé qui ne dépense pas ses appointements.

Il thésaurise et place à gros intérêt, probablement à la petite semaine. C’est lui qui organise des loteries dans l’intérieur du ministère ; c’est une vieille pendule, une lampe, une montre avec la chaîne en jazeron, qu’il place à un franc le billet. Il écoule ainsi des rossignols qu’il achète à vil prix.

Depuis vingt ans il est au ministère : il gagne deux mille francs d’appointements, et, entré avec vingt-cinq francs pour toute fortune, il possède aujourd’hui, sans avoir rien volé à personne, un capital clair et net de plus de cinquante mille francs.

Cet employé a une maîtresse qui lui fait ses pantalons, et il porte des souliers vernis en moleskine.

L’autre original est un homme bien malheureux, allez ! Sa femme est jeune, jolie et coquette, et il est jaloux…

Avant de venir au ministère le matin, il enferme, dit-on, son épouse ; mais ce n’est pas vrai, et la preuve, c’est que trois ou quatre fois par jour il s’esquive et court jusqu’à son domicile, afin de s’assurer de la présence réelle de la dame.

Il a entendu dire (ce doit être un conte bleu) que certains employés ont dû aux charmes de leur moitié un avancement rapide. Sa cervelle en a été troublée, et l’année dernière, ayant obtenu une augmentation d’appointements de soixante-cinq francs par an, il a fait une scène horrible à sa femme et battu froid à son chef pendant six mois.

Dans ce bureau des Mauvais sujets, Caldas trouva cependant un type et un ami.

Le type est l’employé qui a une cousine femme du monde et immensément riche. Il est allé chez elle en soirée, une fois, il y a quelque dix-huit ans ; depuis, il fait chaque semaine le récit détaillé de cette fête mémorable.

L’ami est l’employé gentilhomme, l’héritier d’un grand nom. Il est venu chercher au ministère un abri contre l’orage. Quels que soient les hasards de son existence, son cœur sera toujours au-dessus de sa fortune. On le trouve fier à l’Équilibre ; cela tient peut-être à ce qu’il est bien élevé.

Au bureau des Mauvais sujets, outre qu’on boit de la bière, on fume du matin au soir. Pipes et cigares cependant sont sévèrement proscrits du ministère. De petites pancartes qu’on lit à tous les étages, le long de tous les corridors et dans toutes les pièces, l’apprennent aux visiteurs. Ces petites pancartes sont ainsi conçues :

Il est expressément défendu de fumer dans l’intérieur du ministère de l’Équilibre.

Cet avertissement, comme de juste, n’empêche rien. On cite des chefs incorrigibles qui se renferment pour brûler un cigare. Les employés formalistes ne manquent jamais, lorsqu’ils vont « en griller une » dans quelque réduit inaccessible, de laisser sur leur pupitre une note au crayon qui explique leur absence.

Même cette note au crayon est le pendant du tour du chapeau.

En voici la teneur ordinaire :

« Je suis au bureau 73 à prendre un renseignement. »

Il n’y a pas d’exemple qu’un chef soit jamais allé vérifier la chose au bureau 73. À l’Équilibre, on aime mieux croire que d’aller voir.

Autre effet de la défense expresse :

Un jour Caldas vit s’escrimer de la pipe un employé que le tabac semblait incommoder. Il pâlissait à vue d’œil…

— Vous avez tort de fumer, lui dit Romain.

— Eh ! je le sais bien, répondit l’autre ; mais que voulez-vous ? c’est défendu !