Les Gens de bureau/XVI

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Dentu (p. 72-81).
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XVI


— Ma foi, dit Caldas, je vais exécuter le tour du chapeau et courir jusqu’à la poste.

Il essaya alors le couvre-chef de ses collègues. Celui de Gérondeau, qui était beaucoup trop grand, ne lui allait pas mal.

Basquin lui enseigna l’art de rétrécir le diamètre d’un chapeau en insérant entre la doublure et le carton quelques feuilles d’un magnifique papier à lettre.

Nourrisson, qui mange des harengs saurs parce qu’il est coquet, lui offrit une brosse, un peigne et du savon qui sentait le musc.

Caldas n’accepta pas. Il était trop pressé.

Au moment où il sortait, Basquin l’arrêta.

— Il fait du soleil, lui dit-il, je vais vous accompagner.

La mine de Romain s’allongea à cette proposition. — Si ce diable d’homme vient avec moi, pensait-il, adieu mon déjeuner.

Il n’osa pas cependant décliner l’offre gracieuse.

— Attendez-moi, dit Basquin, le chapeau qui me va est deux étages plus haut, à la comptabilité. Je vais le chercher.

Gérondeau profita de ce retard pour faire à Caldas quelques recommandations suprêmes.

L’opulent expéditionnaire ne voyait pas sans angoisses son chapeau aller se promener sur la tête d’autrui.

— Ayez-en bien soin, lui dit-il, ne marchez pas trop près des maisons : il tombe des gouttes d’eau souvent de la toiture, et si vous rencontrez de vos connaissances, évitez de les saluer.

Basquin reparut.

— Faites comme moi, dit-il à Romain.

Et il prit à la main une des chemises que Caldas avait confectionnées le matin.

— Pourquoi diable nous embarrassons-nous ainsi de cette feuille de papier ? demanda dans l’escalier le nouveau à son collègue.

— Mon cher, nous pouvons rencontrer quelqu’un dans les couloirs. Notre chapeau éveillerait des soupçons. Ce passeport administratif fera croire à une commission à l’extérieur.

Précisément parce que le temps était magnifique, beaucoup d’employés avaient éprouvé la même velléité de promenade ; ils en rencontrèrent un certain nombre qui portaient gravement leur feuille de papier ; quelques-uns, les plus prudents, s’étaient précautionnés d’un dossier pour de vrai.

Le bureau de poste n’était pas loin. Romain, lorsqu’il eut son argent en poche, calcula que, sans faire une trop longue absence, il pouvait inviter le calligraphe à prendre quelque chose, la monnaie de son petit verre. Il pensait offrir une absinthe et se faire servir une bavaroise au chocolat.

— Si nous entrions dans un café ? proposa-t-il ; nous avons le temps, n’est-ce pas ?

— Si nous avons le temps ! répondit Basquin, la feuille de présence ne se signe que demain matin à dix heures ! Je comptais bien vous proposer une partie de billard ; seulement permettez-moi de vous conduire à notre café habituel.

Et il le mena au

CAFÉ DE L’ÉQUILIBRE

Cet établissement n’est pas le plus luxueux des trois ou quatre de ce genre qui débitent de la chicorée aux environs du ministère.

Si les employés lui ont donné leur clientèle, c’est que le patron a eu l’esprit de mettre aux vitres de sa devanture des rideaux fort épais. Un chef de division peut passer dans la rue, il n’apercevra pas ses subordonnés faisant l’école buissonnière autour d’un billard ou devant un tapis vert.

On a quitté en masse pour cet établissement si discret le café d’en face.

Un loustic de l’administration avait répandu le bruit que le limonadier était un mouchard, en relations intimes avec le ministre, et qu’il faisait coller ceux dont les notes étaient en retard.

Cette excellente plaisanterie a causé le suicide d’un père de famille, trois faillites, et jeté onze enfants à l’hôpital.

Le Café de l’Équilibre fait des affaires d’or.

Lorsque Caldas y entra avec son collègue, les salles regorgeaient de monde. Il y avait bien là cent cinquante jeunes gens, tous employés du ministère.

L’animation était grande ; c’était l’heure de la demi-tasse. Il y avait des allées et des venues. À chaque instant la porte s’ouvrait et quelque nouveau consommateur se glissait dans la salle ; d’autres s’enfuyaient sans prendre même le temps d’essuyer leurs moustaches.

Beaucoup absorbaient leur moka ou avalaient une chope furtive debout, la tête nue, à la hâte : ceux-là n’avaient pas fait le tour du chapeau. On reconnaissait les employés escamotés à leur quiétude ; ces derniers jouaient au billard ou comptaient les cents d’une partie de bézigue en trois mille.

L’entrée de Basquin fut saluée d’un hurrah. Comme il est toujours au café, il est connu de toute l’administration ; même il y avait fait de très-bonnes connaissances qui lui donneront plus tard un coup d’épaule. Des gens en passe de monter très-haut ont pris de lui des leçons de carambolage ; ce garçon arrivera par le billard.

Ce noble jeu est d’ailleurs, par excellence, un jeu administratif ; il a donné à la France un secrétaire d’État sous Louis XIV, M. de Chamillard, qui n’avait pas son pareil pour couler sur une bille et pour faire le bloc.

Le premier mot de Basquin fut pour le garçon.

— Retenez-nous un billard, cria-t-il.

Bientôt la partie commença entre les collègues du Sommier. Caldas, qui avait mangé six flûtes au beurre avec sa bavaroise, était d’humeur généreuse et clémente. Dès les premiers coups il vit bien qu’il pouvait rendre quinze points de trente à son adversaire : il ne voulut pas égaliser la partie, il préféra lâcher son jeu pour faire à Basquin la politesse de le laisser gagner.

Ils choquèrent longtemps l’ivoire en buvant des grogs et des chopes. Romain ne s’ennuyait pas, le caractère de Basquin lui allait assez. Il avait oublié tout à fait l’Équilibre, lorsque Gérondeau apparut sur le seuil du café, le chapeau de Caldas à la main.

Il ne l’avait pas mis sur sa tête, parce qu’il était trop étroit. Comme la pluie, depuis tantôt trois heures, avait succédé au beau temps, l’expéditionnaire avait reçu quelques gouttes d’eau, et il arrivait fort mécontent.

— En voilà une fugue ! cria-t-il ; il fallait au moins nous prévenir, nous serions venus avec vous : ça n’est pas gentil.

Et s’adressant plus particulièrement à Romain, avec un rictus ironique :

— M. Nourrisson craignait que vous n’eussiez oublié votre si aimable invitation, et j’ai été obligé de l’amener de force.

— Comment, dit Caldas, il est déjà quatre heures ! Est-ce que nous ne remontons pas au bureau ?

— Eh bien, merci, fit Basquin, vous trouvez peut-être que nous n’avons pas assez donné à l’administration pour ce qu’elle nous paye.

— La journée est finie, dit Nourrisson, bien finie !

— Et on ne s’est pas aperçu de notre absence ? demanda Romain.

— Non, le chef est venu, on lui a fait voir vos chapeaux.

— Mais j’y pense, dit Caldas à Basquin, vous n’avez pas rendu celui de votre ami.

— Mon ami est au-dessus de ça, riposta celui-ci ; nous n’avons qu’une tête à nous deux.

Gérondeau s’informa de ce qu’avaient fait les deux fugitifs pendant la journée.

Basquin répondit qu’il avait joué au billard et qu’il avait gagné sept parties.

— Dame, vous êtes très-fort, mon petit, dit Gérondeau à Basquin qu’il gagne toujours, vous devriez m’en rendre, je suis dupe ; mais si M. Caldas veut me faire le plaisir de jouer l’absinthe…

L’honnêteté de Basquin se révolta de cette proposition.

— Vous n’avez pas de honte ! cria-t-il à Gérondeau.

Et se retournant vers Romain :

— Il est bien plus fort que moi, continua-t-il, n’acceptez pas.

— Qu’importe ! fit Caldas.

Il joua mollement d’abord, en homme qui ne se soucie pas de gagner ; au milieu de la partie, Gérondeau, enhardi par une avance de dix points, lui dit tout à coup :

— Au lieu d’absinthe, êtes-vous homme à tenir quatre bouteilles de vin de champagne pour le dîner ?

— Quelle canaille ! s’écria Basquin.

Caldas hésita un moment ; il trouvait l’offre assez scandaleuse. Il accepta pourtant, mais il soigna son jeu et gagna à un point de différence, en n’en comptant pas trois que son adversaire lui vola.

Gérondeau était furieux d’avoir perdu. Il reconnaissait bien là, disait-il, sa déveine ordinaire. Comme il est plein d’amour-propre, il ne voulait pas s’avouer la supériorité de Caldas, et, convaincu qu’il devait gagner :

— Me donnez-vous ma revanche ? demanda-t-il.

— Certainement, dit Romain.

C’était à Gérondeau de commencer. Il fit onze points de suite ; la partie était en vingt.

Au onzième carambolage qui ouvrait une série, il fit une seconde motion :

— Tenez, dit-il, je suis bon prince, je joue, contre votre dîner, les quatre bouteilles de vin de Champagne que j’ai perdues et toute la consommation. Garçon, une bouteille de madère et des londrès !…

— Oh ! oh ! pensa Caldas, c’est par trop violent. Nous allons bien voir.

Et comme la joie avait fait manquer à Gérondeau son carambolage sûr, Caldas prit la queue et ne la quitta que la partie gagnée.

L’expéditionnaire aux douze mille livres de rente fut anéanti sur le moment. Mais, après réflexion, il dit tout bas à l’élégant Nourrisson :

— Je crois qu’il faut se défier de ce jeune homme. C’est un filou.

Au moment de partir, Caldas s’informa de ce monsieur maigre qu’il avait invité et qui déjeunait de chocolat ; on lui répondit qu’il ne dînait jamais en ville, et Gérondeau ajouta que sa figure lui aurait coupé l’appétit.

Déjà l’expéditionnaire riche était consolé. Il est ainsi fait : sensible à la perte comme à l’extraction d’une dent, il est aussitôt guéri ; il s’exécute de bonne grâce, et, bon convive, remarquable fourchette, le commerce d’un bon dîner lui donne presque de l’esprit.

Le dîner fut excellent. On se sépara à onze heures du soir, raisonnablement gris.

En rentrant chez lui avec ses cent vingt francs intacts, Caldas faisait des calculs.

— J’ai pourtant gagné trois francs trente-trois centimes aujourd’hui, murmurait-il, et j’ai fait six chemises, soit cinquante-cinq centimes et demi la chemise. C’est bien payé.