Les Gens de bureau/XXI

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Dentu (p. 112-117).
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XXI


Cassegrain, l’homme qui envoie des projets à Son Excellence, n’avait pas ouvert la bouche pendant la visite de Caldas au calligraphe.

Tous les penseurs sont silencieux.

Romain sorti, il prit des informations sur ce jeune homme. Elles furent brillantes ; on lui apprit qu’il était protégé par un personnage influent, qu’il était de première force au billard, qu’il recevait des mandats rouges de sa famille, enfin qu’il était un des hommes d’État du Bilboquet.

— Un journaliste, pensa-t-il, c’est mon affaire ! Je lui ferai part de mes plans, et, puisque le ministre n’en tient pas compte, j’en appellerai au tribunal de l’opinion publique.

En conséquence, lorsque Caldas vint demander à Coquillet une première leçon d’écriture, Cassegrain l’accapara.

— J’aurais à vous parler, lui dit-il ; j’ai là (il montrait d’épais cahiers de papier) de quoi changer la face de la France ; c’est l’œuvre de ma vie, le résultat de trente années de méditations. Je vous dirai tout, vous imprimerez ces mémoires, si vous voulez : et même si vous l’exigez, je vous en abandonnerai toute la gloire et tout le profit. Je ne veux, moi, que le bonheur de ma patrie.

— De quoi s’agit-il ? demanda Caldas intrigué par ce début.

— Je vais vous livrer mon secret. Nous sommes seuls, car Coquillet ne compte pas. Nous avons du temps devant nous, je puis parler. Mais avant, dites-moi, aimez-vous l’administration ?

— Certainement, répondit diplomatiquement Romain, puisque j’y suis entré.

— Ce n’est pas une raison, mais peu importe. Vous avez pris le parti le plus sage. Il n’y a qu’une carrière dans notre pays, l’administration. On dit que le Français est léger, rieur, badin ; c’est faux. Le Français est employé. L’administration mène à tout. Elle vous fera faire un beau mariage ou vous donnera la rédaction en chef d’un grand journal. Soyez fier d’être employé, vous êtes un des deux cent mille souverains de la France. Il peut y avoir une royauté, une république ou un empire ; en réalité c’est le bureau qui règne.

— Il a lu M. de Cormenin, pensa Caldas.

— Maintenant, continua Cassegrain, reste à savoir pourquoi les administrations qui gouvernent semblent inférieures à l’armée qui nous obéit en définitive. Vous ne vous en doutez pas, vous êtes trop jeune. Eh bien, je vais vous le dire. Tout gît dans l’uniforme. Il nous faut un uniforme.

— Oh ! fit Caldas, qui se voyait par la pensée revêtu de l’habit vert des académiciens ou du pantalon gris-souris des eaux et forêts.

— Je dis qu’il nous faut l’uniforme, et je le prouve, reprit Cassegrain, sans tenir compte de l’interruption. Qu’est-ce qu’un employé ? Un soldat, mais un soldat incomplet, puisque rien ne le distingue du bourgeois. Complétez-le. Donnez-lui un képi, un bonnet à poil, un casque, quelque chose enfin, et vous doublez sa valeur et son importance. Tenez, moi qui vous parle, j’ai proposé pour le ministère de l’Équilibre un costume qui nous mettrait au premier rang : pantalon de casimir vert-clair, tunique bleu-de-roi avec revers jaunes, passepoils amarante et broderies d’argent figurant des plumes entre-croisées ; l’épée d’acier et le claque à plumes blanches : qu’en dites-vous ?

— Je dis que ce serait fort pittoresque.

— Vous avez trouvé le mot, dit l’innovateur enchanté ; mais ce n’est pas tout. J’ai là le plan d’un projet grandiose qui assimile chaque ministère à un corps d’armée. Qu’est-ce que le ministre ? un maréchal de France commandant plusieurs divisions. Laissez-lui donc son titre alors. Partant de ce principe, l’expéditionnaire est un simple soldat, soldat administratif, le commis un caporal, le commis principal un sergent, le sous-chef un lieutenant (sous-chef, lieutenant, ces deux mots veulent dire la même chose) ; un chef de bureau est un capitaine, toujours administratif (capitaine, chef, même étymologie, caput, tête).

— Vous m’intéressez prodigieusement, dit Caldas.

— Je vois dans vos yeux que vous allez imprimer tout cela, continua Cassegrain ; mais attendez la fin. J’ai là de quoi enchaîner à tout jamais l’hydre des révolutions. J’ai résolu d’un seul coup le problème jusqu’alors insoluble de l’ordre social. Et c’est simple ! simple comme l’œuf cassé de Colomb. Faites porter à chaque Français l’uniforme de sa profession, enrôlez les citoyens, donnez une bannière à chaque corps d’état ; vous aurez ainsi le régiment des Boulangers et celui des Couvreurs, le régiment des Cordonniers, des Médecins, des Marchands de nouveautés, des Apothicaires et des Journalistes.

— Oh ! oh ! fit Romain.

— J’ai rêvé plus encore. À chaque Français je donne un numéro matricule qui devient son nom de famille et simplifie la tenue des registres de l’état civil : on ne sera plus M. Caldas ou M. Cassegrain ; appellations qui, soit dit en passant, n’éveillent que des idées triviales ; on sera monsieur trois mille sept cent quarante, ou monsieur cent mille cent soixante-treize. C’est là, Monsieur, une des inévitables conséquences de notre immortelle révolution de 89 ; c’est l’égalité devant le chiffre.

— Allons donc ! dit Caldas, celui qui n’a que vingt sous ne sera jamais l’égal de celui qui a cinq francs.

— J’ai prévu l’objection, car je mets à la tête de cette France nouvelle une administration universelle qui perçoit les revenus de la terre, de l’industrie et du travail, et qui donne à chacun tant par mois.

— Décidément, pensa Caldas, il n’a pas lu M. de Cormenin.

Et, sous un prétexte quelconque, il s’enfuit au plus vite en murmurant :

— Est-ce que je ne suis pas dans une maison de fous ?