Les Gens de bureau/XXVIII

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Dentu (p. 170-178).
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XXVIII


On ne se résigne pas volontiers à perdre quatre-vingt-dix francs, et un honnête homme n’a qu’une parole, même avec son tailleur.

Voilà pourquoi le lendemain retrouva Caldas à son bureau. Mais comme il n’avait pas encore digéré l’affront de la veille, il s’était procuré les tables de mortalité de Déparcieux afin d’étudier la question économique des caisses de retraite.

Ce précieux ouvrage lui apprit que la vie probable d’un homme parvenu à l’âge de vingt-cinq ans (et Caldas les aurait à la Saint-Jean d’été) est de quatorze ans et huit mois.

— Ah ! dit-il, je vois bien que l’on trompe ici ! Mais consultons quelque autre statisticien.

Ricardo, Adam Smith et M. Schnitzler, dont il invoqua tour à tour l’autorité, ne s’éloignent guère que de quelques mois du chiffre de Déparcieux.

— Allons, pensa Caldas, mes quatre-vingt-dix francs courent grand risque d’être flambés ! Mais non, j’en aurai le cœur net, je veux rattraper mon argent, je resterai ici, je ferai mes trente-six ans, et quand j’aurai ma retraite (je suis décidé à vivre très-longtemps) pour vexer l’administration et lui faire du tort, je vivrai plus vieux que le centenaire du Constitutionnel, et l’on mettra ma longévité dans les faits-divers !

Cette résolution prise, il concentra toute son intelligence à se donner l’air et l’esprit bureaucratiques.

Pour commencer, il apporta un vieux paletot, déférant enfin aux observations de M. Rafflard, qui, à plusieurs reprises, avait paru choqué de lui voir conserver pour travailler au bureau ses habits neufs.

Le vêtement de travail, en effet, est aussi nécessaire à l’employé qu’au canotier la vareuse.

Il n’est pas riche, l’employé, en général, et il lui faut faire des miracles d’industrie pour n’avoir pas des chapeaux trop gras avec des appointements si maigres.

Il est presque toujours très propre. À le voir dans la rue on ne devine pas sa gêne périodique. Il a chaîne d’or vrai ou faux au gilet, sa chaussure est soigneusement cirée, et si son couvre-chef laisse à désirer, c’est que les chapeliers n’ont pas imaginé encore de vendre les chapeaux soixante francs, payables à raison de deux francs par mois.

Le pantalon seul trahit l’employé ; ces plis affreux qui se font aux genoux sont sa désolation.

Quelques-uns ont essayé de les prévenir. Pour cela, une fois emboîtés dans leur chaise, ils lâchent leurs bretelles et retroussent leurs pantalons jusqu’à mi-jambe. Vains efforts ! la genouillère paraît toujours ; seulement, au lieu d’être à sa place ordinaire, elle est vers le milieu des tibias, ce qui leur donne l’air d’avoir des exostoses.

Cette nécessité d’une mise convenable est une des sept plaies de l’employé de l’Équilibre. Il doit être habillé comme un monsieur, lui qui ne gagne pas tant que l’ouvrier.

Et l’ouvrier imbécile qui envie le sort de ce bourgeois en redingote !

Obligé ainsi de sacrifier au paraître, tous, au ministère, depuis le chef de bureau jusqu’au surnuméraire, ont une double garde-robe.

La grande tenue, celle du dehors ; la petite tenue, celle du dedans.

Que cette dernière est horrible, grand Dieu !

C’est avec des pincettes, lecteur, que je voudrais te présenter les vieux habits noirs, les redingotes ou les paletots que j’ai vus sur le dos de plus d’un collègue de Caldas.

On ne les brosse jamais, ces fidèles serviteurs.

La poussière, l’encre, les taches s’y entassent d’une année à l’autre, si bien qu’un géologue en friperie pourrait, à ces couches successives, assigner, avec précision l’âge de chacune de ces loques.

Car elles ne s’usent jamais ; les vêtements neufs passent, les guenilles restent.

La plupart des gens de bureau se bornent à déposer chaque matin dans l’armoire aux habits dont est pourvue chaque pièce, leur redingote, leur pardessus, et le haillon qu’ils endossent à la place forme un singulier contraste avec leurs pantalons et leurs gilets quelquefois élégants.

On dirait un alliage de Brummel et de Chodruc-Duclos.

Cependant il est un genre d’employé qui sait éviter ce contraste ; c’est

L’EMPLOYÉ COQUET.

Celui-là met sur son dos tout ce qu’il gagne, comme dit le peuple ; il a l’air d’un gandin, et dîne à vingt-deux sous ; il porte la raie au milieu du front ; sa barbe est soigneusement ratissée ; il fait canne, gants et lorgnon.

L’employé coquet transforme son bureau en cabinet de toilette. Son premier soin, en arrivant, est de changer de tout, — de tout ce dont il peut changer. Il quitte ses bottines vernies pour chausser des savates, et par-dessus sa chemise de batiste il glisse une blouse de flanelle.

Plus heureux est le sous-chef du bureau no 10, le d’Orsay de l’Équilibre, qui arrive en toute saison avec une fleur à la boutonnière, rose en été, camélia en hiver. Il occupe une pièce à lui seul, et il peut à son aise, en poussant les verrous, — faire peau sale de la tête aux pieds. Il arrive pimpant, s’enferme cinq minutes dans son cabinet ; lorsqu’il en sort, on lui donnerait un sou.

Le chef du bureau no 4 est bien heureux aussi d’avoir une pièce pour son usage particulier. C’est le ci-devant beau. Il se teint les cheveux, se peint les veines, et réussit presque à réparer des ans l’irréparable outrage. Ses dents surtout sont un chef-d’œuvre, et s’il se renferme toujours dans son bureau, c’est qu’il a l’habitude, dit-on, de les ôter pour travailler. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il y rend la liberté à son ventre, emprisonné, hors du bureau, dans un corset énergiquement sanglé.

Cet homme « bien conservé » a eu jadis des succès auprès des femmes ; il en a encore moyennant une douzaine de mille francs par an. Il roucoulait la romance dans les salons sous la Restauration ; d’aucunes assurent qu’on peut encore le faire chanter aujourd’hui.

Il affectionne les étoffes de couleurs tendres, porte l’habit bleu barbeau à boutons d’or, et l’été se montre avec des pantalons de nankin.

À côté de ces représentants de la fashion se place naturellement

L’EMPLOYÉ QUI VA DANS LE MONDE

Celui-ci fait de son bureau un petit pied-à-terre dans Paris où son budget restreint ne lui permet pas d’habiter ; c’est dans les environs de Montrouge ou de Charonne qu’il a son domicile effectif.

Sa tenue de danseur est soigneusement pliée dans une petite armoire fermant à clef. Il y enferme également des chemises que la blanchisseuse vient prendre tous les huit jours.

Lorsqu’il est invité à une soirée ou à un bal, il va dîner sans se presser, passe ensuite une ou deux heures au café, et sur les huit heures du soir regagne son bureau, où le portier, à qui il a donné le mot et peut-être la pièce, le laisse pénétrer sans difficultés.

Là il se rase, se peigne, se lave, s’habille et se pomponne.

Les maisons où les fêtes se prolongent jusqu’au jour sont celles qu’il préfère ; il reste jusqu’au dernier cotillon, et alors regagne encore son bureau.

Il se déshabille, revêt sa défroque de travail, allume un grand feu et s’endort. L’arrivée de ses collègues ne le réveille pas ; il les a dressés à respecter son somme.

L’employé qui va dans le monde y va rarement pour son plaisir. C’est une besogne, une tâche qu’il s’impose.

Toujours un motif secret le guide.

Il chasse à l’héritière.

Il cherche des relations et recrute des protecteurs.

Il y en a qui ne vont au bal que pour être invités ensuite à dîner.

Dans tous les cas, l’employé qui va dans le monde est cher à la maîtresse de maison : c’est le danseur dont les jambes sont infatigables ; une fois monté, il va toujours, pourvu qu’entre chaque danse il ait le temps d’avaler un rafraîchissement. C’est l’homme précieux et dévoué ; il fait valser des dames qui pèsent deux cents, et polke avec les jeunes demoiselles de six ans.

Il est le cavalier servant des dames en turban qui font tapisserie, et on lui donne, lorsqu’il entre, la liste des quadrilles qu’il devra faire danser.

Le rêve de tous ces danseurs diplomates serait d’être invités aux bals officiels, aux bals surtout que donne le ministre de l’Équilibre. Mais les invitations passent bien au-dessus de leur tête.

On en cite un cependant, simple commis, qui s’avisa l’an passé d’un stratagème qui lui ouvrit l’Eldorado de ses rêves. Cet homme intrépide avait d’avance revêtu son costume de bal ; il réussit, à la sortie des bureaux, à se glisser dans le corps de logis occupé par le ministre.

Là il s’enferma dans un de ces réduits où d’ordinaire on reste le moins longtemps possible. Il y resta, lui, de quatre heures à dix heures du soir.

À ce moment les salons étaient pleins, et il aurait passé inaperçu sans les émanations subtiles et exotiques qu’il traînait après lui.

Chacun se demandait d’où venait cet homme, plus parfumé qu’un couplet de M. Clairville.

Un employé supérieur, présent à la fête, éventa ce mystère.

On sut par où avait passé l’intrus pour pénétrer dans les salons.

Depuis, par ordre supérieur, on n’oublie plus de l’inviter à tous les bals.