Les Gens de bureau/XXXIX

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Dentu (p. 251-253).
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XXXIX


Le Zèle, comédie en quatre actes, en prose, par MM. Saint-Adolphe et Romain Caldas, allait être terminé et présenté à M. de Chilly.

M. Deslauriers, qui n’est pas un collaborateur pour rire, avait vigoureusement pioché. Il avait bel et bien mis pour sa part deux mots plaisants qui n’étaient pas drôles du tout. De plus il avait recopié de sa plus belle écriture les deux premiers actes.

Il achevait la copie du troisième un matin, lorsque Caldas entra.

— Cher Saint-Adolphe, dit le jeune homme, nous n’en finirons jamais, si vous me laissez dans le bureau où je suis. Il faut absolument me mettre ailleurs.

— Ah ! si je pouvais te faire travailler dans mon propre bureau, dit tristement Saint-Adolphe, je voudrais faire concurrence à Sardou et devenir le marquis de Carabas du boulevard. Malheureusement c’est impossible.

— Pourquoi ? demanda Romain.

— Parce que ce n’est pas l’usage, et que l’usage est le tyran de l’Équilibre. Ah ! tu ne connais pas nos bureaucrates, mon ami ! l’usage les guide comme le caniche guide l’aveugle, et ils vont en aveugles, en effet. L’usage pour eux, c’est le transparent qu’on donne aux enfants qui s’exercent à écrire. La routine est leur foi, ils ont pour l’innovation l’horreur qu’éprouve pour l’eau la bête enragée. Avant de faire la moindre broutille, l’employé se gratte la tête. Vous croyez qu’il réfléchit ? non ; il se demande : « – Cela s’est-il déjà fait ? »

Cela s’est-il fait ? voilà le grand mot.

Vous venez proposer quelque chose de grand, de beau, d’utile, d’indispensable, on vous demande d’abord : « – Cela s’est-il fait ? – Non. – Alors, serviteur. »

Vous insistez, vous prouvez qu’il fait jour à midi au mois de juin. À quoi bon ? Cela ne s’est jamais fait. Aussi, chaque année, dans les mêmes circonstances, on voit se reproduire les mêmes boulettes. Cela s’est fait, cela se fera. Tout est gravé, stéréotypé, cliché. Vous avez, vous, une lettre de dix lignes à écrire, vous prenez la plume ; votre sous-chef arrive :

« — Malheureux, que faites-vous ? dit-il, il y a un précédent.

« — À quoi bon ? répondez-vous, la chose est simple comme bonjour, j’aurai fini dans cinq minutes.

« — Ce n’est pas ainsi qu’on procède, réplique le sous-chef, il y a un précédent, il faut le trouver. »

On cherche, on fait fouiller vingt bureaux, quatre cents cartons, on remue des dunes de poussière, on dérange cinquante employés et on ne trouve rien.

— Et que fait-on alors ? demanda Caldas.

— On en revient à votre première idée. La lettre est écrite en cinq minutes ; on a perdu trois jours, mais on a sauvegardé la tradition administrative.