Les Goncourt, 1889

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G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 1-8).


LES GONCOURT



I

Edmond et Jules de Goncourt.


Voici deux artistes d’une puissance et d’une originalité singulières, deux frères de tempéraments, de goûts et de caractères différents, mais d’optique pareille et de même cerveau, confondus par l’affinité de leurs talents.

Victor Hugo se sentait vivement attiré par cette fraternité du sang et de la plume. En toute occasion il cherchait à pénétrer ce phénomène psychique qui ne s’était pas encore produit quand Labruyère écrivait que, dans les œuvres d’esprit, rien de puissant et d’élevé ne peut éclore de la collaboration. Pour les Goncourt, au contraire, la collaboration fut une force accumulée vers un même but et, de l’enlacement de leurs deux talents naquit une forme d’art saisissante, absolument personnelle et raffinée, souvent fiévreuse, parfois violente et brutale, merveilleusement propre à encager les idées, à mouler la forme extérieure et palpable des choses, à rendre les nuances les plus difficilement perceptibles.

Leur originalité a été de mettre au rancart tout l’appareil sonore de la vieille rhétorique dont la littérature romantique, quand ils débutèrent, venait de regonfler les outres et de créer un style à mailles souples, ténues et résistantes, laissant voir la chose ou l’idée à travers le filet qui les captive. Nulle autre préoccupation ne possède les Goncourt que de donner l’empreinte littérale de leur sensation au moment même et dans la forme où elle se produit ; ils opèrent ainsi une continuelle transposition d’art ; sans atténuer en traduisant, ils parlent de chaque chose avec des mots qui donnent l’illusion de sa présence réelle.

On a dit qu’ils étaient les Chopin de la littérature et fourni ainsi une idée ingénieuse de leur nervosité, de l’élégance incorrecte et du brillant de leur jeu ; mais, dans le même ordre d’idées, M. Paul Bourget les a, plus heureusement encore, comparés à des Tziganes qui jouent douloureusement et passionnément de leurs instruments. Il a ajouté, avec non moins de justesse, que les Goncourt ont donné un système nerveux aux phrases qu’ils écrivent. Voilà bien, appliquées aux deux frères, des idées et des images qui semblent détachées de leur œuvre même. C’est que tout analyste, tout artiste de sentiment, tout orfèvre de phrases ayant « la perception suraiguë de la personnalité des choses » qui écrit aujourd’hui, subit, consciemment ou non, l’influence de ces deux dilettantes qui ont su combiner, dans un alliage pittoresque, la psychologie et la plastique. M. Alphonse Daudet avait bien raison de le dire : « Toute la littérature contemporaine, nous tous, nous sommes les redevables et tributaires de ces directs héritiers de Balzac et de Diderot. »[1]

Les idées nouvelles et les façons personnelles de voir ont dû, pour s’exprimer, se créer une forme. Aussi les Goncourt ont-ils été amenés à forger, à leur image, une langue criante de vérité, tout imprégnée de moderne et qui respire. Celle du dix-septième siècle n’a laissé saillir ses muscles que sous les violences de Saint-Simon ; elle ne suffit plus aux écrivains et aux penseurs qui veulent rendre les perceptions les plus délicates, les nuances des nuances et les idées les plus subtiles. Pour donner aux sensations l’accent pittoresque, pour ralentir ou éperonner les idées, ouater ou modeler les phrases, les accessions nouvelles sont parfois nécessaires et ne peuvent attrister que les régents de grammaire roulés et englués dans les bandelettes de la tradition.

Les Goncourt ont-ils été au delà de l’indispensable dans leur razzia d’innovations ; ont-ils, de parti pris, en haine des formes courantes, par amour de l’étrange et assoiffement du nouveau, parfois sauté des barrières inutiles ? — C’est possible… Le fait est que, pour ne pas amoindrir leur pensée, ils ne se sont pas fait faute de brusquer la langue ; mais ils ont toujours su lui conserver la clarté et le mouvement qui sont ses qualités essentielles. Tout fourmille de vie sous l’éclatante réverbération de leur phrase ; ils sont des magiciens ès lettres.

Au reste, grand ou petit, chacun écrit comme il peut et comme il sent, et le style est la physionomie de la pensée ; pour chacun, le bonheur de l’expression découle tout naturellement de la netteté de l’image reçue. Des artistes d’une excessive sensibilité, subissant le choc des impressions, comme si une machine électrique leur en transmettait l’éclair, vibrant pour des riens, souffrant ou jouissant démesurément des choses, sont naturellement plus préoccupés de bien voir et de rendre juste que de s’enquérir si les mots qu’ils emploient ont leurs habitudes dans le beau monde et siègent à l’ordinaire, dans les carrosses à marteaux de l’Académie. La forme correcte, ils la remplacent par le raffinement et l’inattendu de la tournure, par le rythme et par l’élan, par des alliances hardies de mots, des accumulations calculées, des lenteurs savantes, des inflexions nuancées, des modulations capricieuses. Ils ouvrent, à tout moment, un écrin de phrases d’où sortent des éclats divergents qui surprennent, qui éblouissent et qui charment.

De là l’attrait de leurs livres, d’un art aigu, d’une étrangeté et d’un abandon qui marquent l’état d’esprit qui les a produits, livres qui dégagent une sorte d’attirance et de fascination, mais qui, trop souvent, semblent sortis, tout saignants, d’un immense effort et d’une grandissime souffrance. Ils sont vraiment des œuvres de blessés. Pour écrire de la sorte, il faut avoir non seulement vu et senti, mais souffert du choc maladif des sensations. Aussi ces artistes vibrants, palpitants et endoloris à l’état chronique, sortes d’écorchés qui traversent la vie en se cognant à tous ses angles, sont-ils les premiers à pâtir de la réalité qu’ils décrivent. Ils ont développé en eux une capacité douloureuse de sentir. Leur manière d’être, leur visage portent l’empreinte de la préoccupation incessante qui les possède. L’affinement excessif de leur système nerveux a altéré les rapports entre les divers organes de la vie, l’individu s’est déséquilibré. Parfois le cerveau se prend et l’homme meurt : témoin Jules de Goncourt.

La maladie causée par le développement de la sensibilité, les deux frères l’ont étudiée sur eux-mêmes, dans un dédoublement continuel, avec une précision et une impersonnalité de physiologistes. Quand nous en serons aux phases successives du mal dont est mort Jules, on croira resuivre, pas à pas, les lentes agonies de Charles Demailly et de Coriolis. Celle de Jules et sa mort ont eu pour témoin Edmond de Goncourt, très malade, lui aussi, à cette époque. Dans la troisième partie du Journal, dans un chapitre de la Maison d’un artiste, dans les Frères Zemganno, il a repris, seul alors, mais avec l’accumulation des observations communes, ce sujet attristant qu’il a marqué de traits plus précis. Les deux frères ont donc été aussi des subjectifs, à la façon allemande. Ils ont débrouillé douloureusement le peloton de leurs nerfs, mis à vif leurs fibres les plus ténues, amplifié leurs sensations. On croit assister parfois, en lisant leurs livres, à une expérience de vivisection dans laquelle ils sont en même temps les tourmenteurs et les suppliciés.

Jules de Goncourt, mort à trente-neuf ans, en 1870, était le charme même. Tous ceux qui l’approchèrent ont conservé mémoire de l’éclat et du prime-saut de son esprit, de son scepticisme léger, insouciant et gouailleur. Bien qu’il fût capable d’un effort de travail très soutenu, il donnait à la rêverie horizontale, dans le nimbe épais de la fumée du tabac, de longues heures méditatives. Plus jeune de huit ans que son frère Edmond, il était plus petit que lui de taille, rose et blanc ; de longues moustaches, blondes et fines, se cerclaient sur ses lèvres. Il incrustait fréquemment, dans l’arcade sourcilière de son œil gauche, un monocle qui lui donnait un semblant d’impertinence, quoiqu’il fût seulement curieux et intéressé. Dans l’œuvre commune, il apportait surtout l’imprévu et l’éclat, avec une aptitude au dialogue qui l’eût fait réussir au théâtre. Edmond, au contraire, était le travailleur tenace, le metteur en œuvre réfléchi, l’accoucheur à terme de la gestation commune. Gavarni, dans la suite des portraits qui a pour titre Messieurs du Feuilleton, a dessiné ses jeunes amis sur une même planche lithographique. Les deux profils donnent, de l’un et de l’autre, une idée exacte : Jules, fureteur en éveil, le regard braqué ; Edmond, un peu en arrière, méditatif et sérieux. Ainsi les voyait-on, quand ils sortaient, presque toujours ensemble, de par les rues : Jules allait devant, en éclaireur, à quatre pas d’Edmond.

La collaboration des deux frères a été brutalement déchirée par la mort. En 1870, ils venaient de quitter l’appartement de la rue Saint-Georges, dans lequel ils avaient habité depuis leur jeunesse, pour aller s’installer à Auteuil, dans le parc de Montmorency, où ils avaient acheté une maison. Jules, déjà malade, fut foudroyé par une congestion cérébrale et son frère, dépareillé, resta marqué d’un sceau de tristesse et de mélancolie.

Lui aussi a bien l’allure de son talent et de son esprit. De solide charpente et de taille haute, d’une distinction affinée, ses cheveux épais, d’un ton d’argent ancien, se massent, indépendants et harmonieux, autour d’un visage pâle de noctambule. Son œil, où veille un feu noir étrange, laisse passer l’allumement passionné de ses dessous. La prunelle est d’une dilatation singulière et la sclérotique blanche qui l’enchâsse luit, comme avivée par un rehaut de gouache. Tout l’homme est dans ce regard chargé de recherche inquiète et de vie cérébrale, froid et perçant, quand un éclair de bonté native ne tempère pas son acuité. Le nez court — moins pourtant que ne l’a fait M. Bracquemond dans le dessin du Luxembourg qu’il a gravé — domine d’un peu haut une moustache blanche, longue, légèrement éparse aux extrémités. Le sourire, plein de franchise et de finesse, succède, sans effort, à une expression attristée. M. Edmond de Goncourt a l’élégance du corps et la tenue d’un officier supérieur en retraite qui aurait conservé sa taille de régiment et la netteté de son esprit. Ses mains, fines et longues, tout en faisceaux fibreux emboîtés dans des articulations noueuses, ont, pour toucher les choses, des délicatesses féminines. Les collectionneurs de haute lignée sont seuls pourvus de ces tentacules languides et subtiles, d’un tact exquis, qui adhèrent voluptueusement aux choses d’art avec un attouchement de caresse.

Comment il s’est fait que des esprits amoureux du dix-huitième siècle, c’est-à-dire d’une époque charmante mais enfiévrée par le joli, ayant créé, à son image, un art merveilleusement faux et maniéré, mais original et spirituel, ont été, en même temps, les Vésale, les initiateurs d’une anatomie littéraire qui devait offenser leurs nerfs délicats et leur élégance native, c’est une anomalie qui paraît étonner les Goncourt eux-mêmes. Ils la constatent, à plusieurs reprises, dans leur journal, mais ils n’ont pas tenté d’en fournir une explication. La double étude à laquelle ils se livraient en même temps et qui leur faisait publier, dans le même mois de janvier 1865, Germinie Lacerteux et un fascicule musqué sur Honoré Fragonard, ils l’ont menée de front pendant toute leur vie commune et M. Edmond de Goncourt l’a continuée, quand il est demeuré seul. C’est un second problème de psychologie, non moins curieux que celui de leur collaboration.

Leur œuvre a donc deux faces tout à fait distinctes, mais qui ne nuisent en rien à sa réelle unité. En effet, les Goncourt ont été, presque dès le début, ce qu’ils devaient être ensemble pendant vingt ans, ce qu’est encore M. Edmond de Goncourt. Ils ne sont jamais sortis littérairement des deux domaines qu’ils s’étaient choisis ; ils en ont épuisé les faces les plus diverses. De la société du dix-huitième siècle, ils ont fait une histoire générale et presque complète ; de la société contemporaine, ils ont étudié les phénomènes individuels les plus différents.

Ils étaient entrés dans la vie avec une fortune modeste qui assurait leur indépendance matérielle. Ils n’eurent jamais souci de l’augmenter par des travaux lucratifs ou par des combinaisons d’affaires. Éloignés du monde, travaillant sans cesse, ils sont demeurés tout entiers à leur besogne d’artistes qui a absorbé leurs deux vies. Ils ont été les vrais types de l’homme de lettres laborieux, au dix-neuvième siècle. Dans l’ardeur des discussions, souvent très passionnées qu’a soulevées leur œuvre et aussi des criailleries qui jappent encore contre elle, les adversaires les plus ardents n’ont jamais attaqué la loyauté de leur effort et la dignité de leur vie.

  1. Le Figaro, 21 octobre 1887.