Les Grèves et l’Inscription maritime

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Les grèves et l’inscription maritime
J. Charles-Roux

Revue des Deux Mondes tome 54, 1909


LES GRÈVES
ET
L’INSCRIPTION MARITIME

Les grèves d’inscrits maritimes, qui éclatent si fréquemment dans les divers ports de France, et principalement dans celui de Marseille, ont non seulement pour conséquence de compromettre les intérêts vitaux de l’Algérie-Tunisie et du commerce franco-méditerranéen, mais de jeter une perturbation profonde dans le commerce général français.

C’est en 1900 que les inscrits entrèrent pour la première fois en révolte et, depuis cette époque, le nombre des grèves ne se compte plus. Or, comme les Pouvoirs publics n’ont pas cessé d’user à leur égard de la plus grande mansuétude, le public français et étranger en a conclu que la grève est une maladie endémique, une plaie rongeant sans cesse notre marine et ne permettant plus de compter sur la régularité de nos services. Aussi, s’oriente-t-on vers les ports étrangers, et les compagnies de navigation étrangères envahissent-elles de plus en plus le bassin de la Méditerranée : elles seraient vraiment bien maladroites de ne pas tirer parti de la situation exceptionnellement favorable qui leur est faite, et on ne saurait leur en vouloir.

Le rétablissement de la liberté de pavillon entre la France et l’Algérie en temps de grève, voté récemment et que l’attitude des inscrits a imposé, ne peut que faciliter ce mouvement, d’autant plus que des considérations, purement électorales sans doute, ont déterminé le Parlement à ne pas voter le corollaire obligatoire de ce rétablissement, c’est-à-dire la faculté laissée aux armateurs français, en temps de grève, de s’affranchir des obligations de la loi sur l’Inscription maritime, pour la composition de leurs équipages.


I

Les grèves d’inscrits se présentent sous diverses formes : grève générale, grève partielle, mise à l’index de telle ou telle compagnie, ou même de tel ou tel bateau. Il serait trop long d’en retracer l’historique complet, mais elles affectent depuis quelque temps une forme qui mérite une mention spéciale, parce qu’elle entraîne pour l’armement, le commerce en général et les voyageurs, des conséquences aussi désagréables que ruineuses : nous voulons parler de la grève éclatant ex abrupto, marchandises, dépêches et voyageurs étant embarqués.

Ce procédé constitue un véritable raffinement dans cet art nouveau, où les meneurs des inscrits tendent à passer maîtres. La veille du jour du départ du navire, tout paraît tranquille : aucun signe de mécontentement n’a été observé ; le matin même, l’équipage a procédé aux travaux usuels, allumé les feux, mis les chaudières en pression ; il a déjeuné de bon appétit…, quand tout à coup, cinq minutes avant de lever l’ancre, au moment où le commandant monte sur la passerelle pour donner l’ordre de larguer les amarres, tous les hommes de l’équipage vont prendre leurs sacs, descendent à terre et déclarent ne pas vouloir partir en alléguant un prétexte quelconque.

Il est facile de se rendre compte du désappointement et de la mauvaise humeur des voyageurs, surtout des étrangers, qui jurent de ne plus s’exposer à une aussi détestable plaisanterie, en prenant les lignes françaises. Quant à l’armateur ou celui qui le représente, il parlemente pour essayer de ramener l’équipage à bord, il s’adresse au Commissaire de la marine en le priant d’user de son autorité et d’appliquer la loi, en cas de refus définitif de départ. Peine perdue…, ses réclamations restent vaines, tout aussi bien auprès des marins que des représentai des Pouvoirs publics, et il ne lui reste qu’à veiller au plus pressé, c’est-à-dire à ouvrir toutes grandes les soupapes d’échappement de vapeur, pour que les chaudières ne fassent pas explosion, à éteindre les feux, à se préoccuper de l’expédition des dépêches, à rembourser aux voyageurs leurs frais de passage et à leur procurer les moyens de se rendre à leur destination par une autre voie. Quant aux marchandises embarquées, elles attendront le bon plaisir des inscrits. Conformément à la loi, l’armateur dépose une plainte en mains du commissaire de l’Inscription maritime ; mais ce dernier, l’accueillant avec un sourire, ne prend pas même la peine de la faire suivre au ministre compétent et la met philosophiquement au panier.

Un fait plus grave encore peut-être, puisqu’il s’est passé en pleine mer, s’est produit le 9 septembre, à bord du paquebot Moise rentrant d’Oran.

Au départ de ce port, un soutier a été reconnu malade par le docteur et exempté de service. Le chef mécanicien, jugeant qu’il était nécessaire de le remplacer par un autre soutier, en a en effet désigné un dans la bordée non de quart, en l’informant qu’il toucherait pour ce travail des heures supplémentaires. Le soutier désigné a refusé ses services au chef mécanicien ; il a même réitéré son refus au capitaine, qui l’avait fait appeler, et l’a insulté et menacé devant des passagers. Dans ces conditions, le capitaine lui a déclaré qu’il le débarquerait à son arrivée à Marseille.

Cet inscrit modèle a rejoint alors ses quartiers et prévenu ses collègues des intentions du capitaine ; aussitôt la bordée de quart, qui devait prendre le service de la chauffe, a déclaré qu’elle refusait le travail, à moins que le capitaine ne donnât sa parole d’honneur qu’il ne débarquerait pas leur camarade en arrivant à Marseille. Comme il faisait assez mauvais temps, le capitaine, craignant des avaries pour le navire si on laissait tomber les feux, et se préoccupant justement de ses passagers, qui manifestaient déjà leur inquiétude, a donné sa parole, contraint et forcé.

Nous sommes ici en présence d’une véritable révolte éclatant non point dans le port, mais en cours de voyage, en pleine mer. C’est un acte d’indiscipline sévèrement puni par la loi et qui, à ma connaissance, n’a été suivi d’aucune sanction pénale.

Enfin, pour donner une idée de l’état d’âme, non pas des inscrits, qui ont été longtemps de très braves gens et ne demanderaient pas mieux de le redevenir, mais de ceux qui les mènent et qui prétendent veiller à la défense de leurs intérêts en mentors dévoués, voici comment se termine une circulaire récente, portant le numéro 2, de la Fédération nationale des syndicats maritimes ; Union syndicale des marins et pêcheurs du commerce réunis de France :

« La loi n’est que ce que le travailleur veut qu’elle soit… Camarades, organisez-vous. »

Quelque opinion politique que l’on professe, et sans en exclure les plus avancées, il est difficile de lire cette déclaration sans une profonde tristesse, car ce sont là des principes purement anarchiques : ils n’ont rien à voir avec la doctrine républicaine.

Veut-on un autre exemple ? Voici la délibération prise à la Bourse du travail de Marseille, le 29 septembre dernier, à la suite de condamnations prononcées contre deux inscrits par le tribunal maritime : « Les adhérens à l’Union syndicale des marins et pêcheurs du commerce réunis de France, section de Marseille, réunis en assemblée générale ce soir à la Bourse du travail, après avoir pris connaissance des déclarations faites par M. le Sous-Secrétaire d’Etat à la commission mixte, relativement à l’application du décret-loi du 20 mars 1852, déclarations parmi lesquelles M. le Sous-Secrétaire d’Etat indiquait aux membres de cette commission qu’il entendait gouverner par la conciliation et non par la répression, ont adopté un ordre du jour dans lequel, considérant les condamnations arbitraires des camarades Lasinal, Bardi et Monteux, condamnés pour désertion alors qu’ils voulaient faire respecter la loi du 27 avril 1907 sur la réglementation du travail abord et la sécurité de la navigation ;

« Ils protestent énergiquement contre les peines d’un mois de prison pour Lasinal, un mois pour Bardi avec suppression de quinze jours de salaire et vingt jours pour Monteux, infligées à leurs camarades.

« Invitent le Sous-Secrétaire d’Etat à donner des ordres aux administrateurs des quartiers maritimes, en général, et à M. Aubertin, administrateur à Marseille en particulier, pour qu’ils assurent le respect de la loi par tous et ne se fassent pas les complices des armateurs ;

« Réclament :

« 1° L’élargissement de leurs camarades victimes de la vindicte des armateurs ;

« 2° La refonte immédiate du décret précité qui n’est digne que de gouvernemens monarchiques et césariens.

« La séance a été levée aux cris de : Vive l’Internationale ! après le vote d’un second ordre du jour joignant les protestations énergiques de l’assemblée à celles du prolétariat mondial contre la répression du mouvement espagnol et exprimant son admiration pour les vaillans pionniers espagnols qui ont manifesté leur aversion pour la guerre marocaine. »

Ce sont, ne l’oublions pas, des soldats de l’armée de mer qui s’élèvent contre nos lois, blâment leurs juges et affirment hautement et publiquement les doctrines détestables de l’antimilitarisme, et leurs représentans sont appelés dans les conseils du gouvernement ! Envieux républicain que je suis, il m’est impossible de voir, d’un œil sec, battre en brèche l’idée de patrie par ceux qui sont appelés à la défendre et remplacer le chant de la Marseillaise par celui de la Carmagnole et de l’Internationale.

Nous croyons que les Pouvoirs publics commettent une erreur dangereuse en prêtant une oreille indulgente à ces fauteurs de désordre et en coquetant avec eux, tandis qu’ils affectent de considérer et de traiter les armateurs en ennemis. Notons bien que l’armement ne réclame aucune prépondérance, aucune supériorité, aucun traitement de faveur, mais uniquement l’égalité ; elle n’existe pas ici, bien qu’elle figure sur notre devise républicaine.

Dans tous les ports et à bord de chaque navire, le syndicat des Inscrits délègue un de ses représentans, chauffeur, soutier ou matelot, pour être le trait d’union entre le syndicat et l’équipage, recueillir par suite toutes les plaintes, ou au besoin les provoquer, contrôler le capitaine et les officiers et inspecter en permanence toutes les parties du navire. A chaque rentrée dudit navire dans son port d’armement, le délégué adresse son rapport au syndicat.

Tels sont les sentimens, les procédés, et telle est l’organisation de guerre de nos collaborateurs.

Le nouveau sous-secrétaire d’État à la Marine a cru bien faire en instituant une commission mixte, composée en nombre égal d’armateurs et d’inscrits, siégeant sous sa présidence. Il croit à juste titre à l’efficacité des contacts directs, de la pénétration, pour ainsi dire, entre employeurs et employés, et il a la noble ambition de ramener ainsi les inscrits dans la bonne voie et de prévenir les conflits qui se produisent à jet continu. Sa présence au ministère de la Guerre a déjà exercé une trop heureuse influence sur les ouvriers dépendant de ce département et son patriotisme nous est trop connu, pour qu’il soit permis de douter un instant de ses intentions. Nous n’avons jamais fondé cependant de grandes espérances sur l’efficacité de son institution, et les événemens semblent nous donner raison. La commission mixte, en effet, vient de siéger pendant plusieurs jours au ministère de la Marine ; les membres qui la composent ont été unanimes à reconnaître la nécessité d’éviter, d’une manière absolue, le renouvellement des grèves déclarées ex abrupto. Mais, hélas ! cette sage délibération n’a point produit sur les inscrits l’effet qu’on en attendait, puisque, à la date du 25 septembre, un incident du même ordre que les précédens s’est produit à bord du paquebot Tafna.

Ce navire devait appareiller au bassin de la Joliette, à midi, pour Bizerte et Tunis, avec une cinquantaine de passagers, la poste et cinq cents tonnes de marchandises diverses. Ail heures et demie, les chauffeurs et les soutiers, au nombre de 13, se rendirent auprès du commandant qui se trouvait sur la passerelle et lui signifièrent que si un de leurs camarades, qui n’avait pas fait cause commune avec eux, lors de la récente grève, n’était pas débarqué, ils se verraient dans la nécessité de mettre sac à terre. À cette prétention que rien ne faisait prévoir, le commandant déclara que leur réclamation n’était non seulement pas prévue par les règlemens, mais pas même par l’arbitrage de M. le président Ditte, et qu’en conséquence, il ne pouvait approuver leur décision et leur donner satisfaction. Devant le résultat négatif de leur démarche, les chauffeurs et soutiers décidèrent de déserter le bord, à la grande surprise des passagers, qui ne s’attendaient pas à pareille mésaventure, et le navire n’a pris la mer qu’à 5 heures 30 du soir, après intervention des armateurs et de l’administration de la Marine, mais sans qu’aucune sanction pénale ait été infligée aux inscrits.

On voit par-là que les espérances de M. Chéron ne se sont pas réalisées et que l’institution de la commission mixte n’a pas apporté grand changement au mal dont nous nous plaignons à bon droit.

Une fort regrettable lacune existe d’ailleurs dans la composition de cette commission, puisque aucun représentant des capitaines, des officiers, qui sont aussi des inscrits maritimes, n’y figure. Leur place y est cependant marquée, puisque personne ne saurait contester leur compétence, leur impartialité. En perpétuel contact avec les équipages, ils peuvent, mieux que qui que ce soit, juger de la justesse ou de l’inanité de leurs réclamations et sont, en somme, responsables de tout ce qui se passe à leur bord. Il est difficile que les états-majors n’aient pas été vivement peines et froissés de l’inexplicable et injuste ostracisme dont ils ont été frappés ; et nous nous permettrons de répéter, à cette occasion, que le jour où l’on aura laissé porter atteinte à l’autorité du commandant, à bord, le jour où le commandant sera, pour ainsi dire, le subordonné du délégué du syndicat, — et c’est là le but poursuivi par les meneurs, — il n’y aura plus de navigation possible, et la marine marchande française aura vécu.

Une grève, surtout une grève subite, a des conséquences infiniment plus graves et des répercussions beaucoup plus vastes pour l’industrie de l’armement que pour les autres. Elle peut presque être assimilée à celles qui se produisent dans les chemins de fer ou dans un autre service public.

Il n’en est pas de l’expédition d’un navire pour le long cours, et même pour le cabotage, comme du départ d’une automobile pour Versailles ou Saint-Germain. Le public français, qui a le tort de trop se désintéresser des questions maritimes, serait certainement surpris des approvisionnemens de tous genres qui sont nécessaires à ces villes flottantes, du chiffre des dépenses occasionnées par leur mise en mouvement et de la perte énorme, des embarras multiples entraînés par le brusque arrêt dans un départ, et même par un retard de quelques heures. Mais si le public l’ignore, les inscrits, les hommes qui composent les équipages le savent fort bien, et il est douloureux de constater qu’ils ne se préoccupent en rien des intérêts primordiaux d’une industrie à laquelle ils collaborent, dont le caractère est essentiellement national, à la prospérité de laquelle ils devraient tenir, puisqu’ils en vivent, tandis qu’ils travaillent journellement à sa ruine, sous l’œil indifférent des représentans de l’autorité.

En somme, les inscrits ne sont plus les collaborateurs de l’armement, mais ses ennemis déclarés et prêts, au moindre signe de leurs chefs, à manifester leur mauvaise humeur, pour ne pas dire leur haine.

Comment expliquer ce fait étrange, si ce n’est par les détestables conseils que leur infusent quelques meneurs qui ont su gagner leur confiance, en exploitant les plus mauvais sentimens, et qui ont résolu le séduisant problème de récolter de larges prébendes leur permettant de ne jamais mettre le pied sur un navire, de coucher dans un bon lit, de se lever tard et de mener joyeuse vie sur terre, pendant que leurs protégés besognent sur mer et affrontent les tempêtes.

Il est surprenant que les inscrits, si indépendans et indisciplinés à l’égard de leurs patrons, ne fassent pas ces très simples réflexions et qu’ils obéissent au contraire aveuglément aux quelques meneurs qui, non seulement les trompent et les exploitent, mais travaillent cyniquement à la destruction de leur mère nourricière.

Il est aussi inadmissible qu’un gouvernement, quel qu’il soit, tolère de pareils procédés et qu’il ferme les yeux quand, par la simple application de la loi, il pourrait faire rapidement rentrer ces malheureux égarés dans l’ordre et mettre un terme aux difficultés intolérables au milieu desquelles l’armement se débat depuis dix ans.


II

Qu’est-ce, en effet, que la loi sur l’inscription maritime ? Quel en est l’esprit ? Comment est-elle appliquée et comment devrait-elle l’être ? Comment sont alimentées la caisse des invalides de la marine et la caisse de prévoyance ? Quelles charges en résulte-t-il pour le budget de l’Etat et pour l’armement ? Quelles sont les répercussions sur cette industrie des diverses lois sociales récemment votées par le Parlement ? Ce sont les questions que nous allons examiner.

La première et la principale des charges qui pèsent sur l’armement, dont toutes les autres dépendent pour ainsi dire, résulte du décret-loi du 21 décembre 1793, édictant que les officiers et les trois quarts de l’équipage doivent être français. Cet acte de navigation, imité de celui de Cromwell, interdisait, en outre, la francisation des navires construits à l’étranger et réservait à notre pavillon le monopole des transports entre la France et ses colonies.

Aujourd’hui, il ne reste de la loi de 1793 que la clause relative à la nationalité du personnel naviguant, mais cette clause suffit à mettre les armateurs français en état d’infériorité marquée vis-à-vis de leurs concurrens anglais, allemands, hollandais et norvégiens, qui ne sont, eux, assujettis à aucune prescription de ce genre.

Le régime de l’inscription maritime restreint encore la catégorie de Français auxquels les armateurs peuvent s’adresser pour recruter leurs effectifs. On sait en quoi consiste le régime fondé par Colbert, en vue de faciliter le recrutement des équipages des vaisseaux du Roi et d’abolir l’odieux système de la presse qui se bornait à fermer de temps en temps les ports et à cueillir, sans autre formalité, les matelots qui s’y trouvaient. Aux termes de la loi du 24 décembre 1896, qui a refondu cette organisation, sont compris dans l’inscription maritime les Français et naturalisés Français qui exercent la navigation à titre professionnel, c’est-à-dire comme moyen d’existence.

Les inscrits accomplissent leur service militaire dans l’armée de mer et sont exempts de tout autre service public ; la durée de leur assujettissement militaire s’étend de dix-huit à cinquante ans et comprend notamment une période obligatoire de sept années qui se subdivise nominalement en cinq ans de service actif et deux ans de disponibilité. Je dis nominalement, car les marins ne font généralement que trois ans de service, et il est même question de le réduire à deux ans, comme pour l’armée de terre.

Je fatiguerais le lecteur en lui citant un à un tous les articles de la loi : il est bon cependant de lui faire savoir que, sur un nombre total de 160 000 inscrits, le commerce ne dispose que d’un effectif de 45 433 hommes et que la pêche en absorbe 88 123.

En compensation des obligations auxquelles la loi les astreint, les inscrits maritimes jouissent d’importans privilèges professionnels, qui se rapportent notamment à l’exercice de la pêche côtière et au quasi-monopole de la navigation. Ils bénéficient, en outre, d’une série de mesures protectrices qui se sont multipliées dans ces dernières années.

C’est d’abord l’article 262 du Code de commerce en vertu duquel tout matelot tombé malade pendant le voyage, ou blessé au service du navire, est payé de ses loyers, traité et pansé aux frais du navire, c’est-à-dire de l’armateur. S’il a dû être laissé à terre, l’armateur doit également le rapatrier, après lui avoir payé ses salaires durant un délai maximum de quatre mois à dater de son débarquement ; toutefois, l’armateur peut se libérer des frais de traitement et de rapatriement en versant, entre les mains de l’autorité française, une somme fixe d’un tarif arrêté par décret.

En vue de remédier au caractère transitoire des secours accordés par l’article 262 du Code de commerce, la loi du 21 avril 1898 a créé au profit des marins français une caisse nationale de prévoyance contre les risques et les accidens de leur profession ; cette caisse, dont la loi du 29 décembre 1905 a étendu le bénéfice aux embarqués non inscrits, c’est-à-dire aux agens du service général à bord, est alimentée, entre autres ressources, par les cotisations des participans et par celles des armateurs.

Egales à l’origine, ces cotisations sont, depuis la loi de 1905, fixées pour l’armement à 3 et demi pour 100 des salaires des personnes embarquées, au lieu du taux primitif de 1 et demi pour 100, tandis que celles qui sont versées par les participans sont au maximum de 1 pour 100 pour les officiers, et de 0,75 pour 100 pour les gens de l’équipage.

En dehors de la caisse de prévoyance, il existe une Caisse des Invalides de la Marine, création ancienne, que la loi du 14 juillet 1908 a complètement réorganisée. Cette loi porte que les inscrits maritimes ayant accompli trois cents mois de services ont droit, à partir de l’âge de cinquante ans, à une pension sur la caisse des Invalides de la Marine. Sont dispensés toutefois de la condition d’âge, ceux qui sont atteints d’infirmités évidentes, qui les mettent dans l’impossibilité absolue de naviguer.

Pour alimenter ces pensions, dites de demi-solde, les articles 13 et 15 de la loi imposent aux inscrits un versement de 5 pour 100 de la totalité des salaires, et aux armateurs un versement de 3 pour 100.

C’est donc, pour les deux caisses, une contribution totale de 6 et demi pour 100 que le législateur a mise à la charge de l’armement français, en sus des sacrifices imposés par l’article 202 du Code de commerce. Comme l’ensemble des salaires maritimes s’élève à une somme approximative de 50 millions par an, on peut calculer aisément l’importance de cette contribution qui est de 3 250 000 francs.

La Caisse des Invalides a donné lieu en 1907 à une grève d’un caractère très particulier, puisque les états-majors y ont pris part ; mais celle-là, au moins, était dirigée contre le gouvernement, et non contre les armateurs. Il est vrai que ces derniers, comme toujours, en ont payé les frais.

M. Jules Siegfried, député du Havre, assimilant les inscrits à des pensionnés militaires, — et il en avait le droit puisque la loi du 18 avril 1831 est intitulée : « Loi sur les pensions de l’Armée de mer, » et que l’article 17 de la loi de finances du 26 février 1887 établit que les pensions dites de demi-solde sont assimilables aux pensions de l’armée de mer, — avait déposé une proposition de loi par laquelle le minimum de la pension entière pour les inscrits de la dernière catégorie serait porté à 600 francs et le maximum à 750 francs, et ceux de la première catégorie seraient respectivement de 1 800 et de 1 600 francs. Le gouvernement, qui participe annuellement à la Caisse des Invalides par une forte subvention, et qui était peu désireux de l’augmenter dans d’aussi fortes proportions, poussa les hauts cris, et, le 23 mai 1907, M. Thomson, alors ministre de la Marine et M. Caillaux, ministre des Finances, déposèrent un projet de loi réduisant de 600 à 360 francs le minimum de la pension de demi-solde.

Ce fut la raison de la grève… Les inscrits, états-majors en tête, voulaient les chiffres de M. Siegfried et protestaient contre ceux du gouvernement. La Chambre adopta cependant le projet de ce dernier, et ce projet, après avoir subi quelques remaniemens, fut voté par le Sénat dans la séance du 16 juin 1908. La Chambre l’a adopté définitivement le 26 juin.

En 1906, la cotisation globale des inscrits, c’est-à-dire 3 pour 100 de leurs salaires, s’élevait à 1 870 000 francs. Les pensionnés, au nombre de 49 000 (30 000 marins et 19 000 veuves) recevaient annuellement de la caisse 17 millions de francs, en chiffres ronds, provenant de la cotisation ci-dessus de 1 870 000 francs et de la rente du portefeuille de la caisse (3 500 000 francs). Le reste était fourni par le Trésor, obligé de verser annuellement à la Caisse une subvention variant de 11 à 13 millions, « versement qui ira toujours croissant au fur et à mesure que croîtra le taux des pensions. » En 1791, le taux des pensions était de 96 francs ; en 1862, de 135 francs ; la loi du 11 avril 1881 l’a porté à 204 francs ; enfin la loi de 1908 la élevé à 360 : soit une augmentation de 78 pour 100 qui entraînera une charge supplémentaire de 7 millions pour le budget et portera la contribution annuelle de l’État à une vingtaine de millions, venant s’ajouter à la cotisation de 3 pour 100 imposée aux armateurs.

M. Perrinjaquet, avocat à la Cour d’appel, et docteur en droit, dans une étude très sérieusement documentée qu’il a publiée dans la Revue Économique de Bordeaux de septembre 1907, s’exprime en ces termes : « Les inscrits prétendent, il est vrai, que l’État a puisé à différentes époques dans la Caisse des Invalides et qu’il ne ferait, en augmentant les pensions, que restituer ce qu’il doit aux gens de mer. L’État a fort mal géré la Caisse des Invalides, mais s’il y a parfois puisé, il y a aussi beaucoup versé en subventions. Aujourd’hui, tout compte fait, l’État a rendu beaucoup plus qu’il n’avait pris. Il subit une lourde charge pour les marins ou plutôt pour les inscrits, car la plupart de ceux-ci n’exercent pas le métier de marin, et s’adonnent tout simplement à la pêche. L’Etat paie bien cher les services que lui rendent ou lui auront rendus les inscrits maritimes. Si l’on songe que l’Inscription maritime ne procure à l’Etat que 5 000 hommes par an pour accomplir un service qui n’excède que de vingt mois celui des autres citoyens, on est effrayé du coût du système. Chaque inscrit embarqué annuellement représente actuellement (1906) une charge financière de 5 200 francs par an (26 000 000 : 5 000), sans compter la solde et l’entretien. Après l’augmentation des pensions, ce sera une somme de 6 400 francs que chaque inscrit embarqué coûtera à l’Etat. Comme ils accomplissent à peine deux années de services militaires, en plus de la durée du service obligatoire, chaque année de services supplémentaires reviendra à l’État à 3 200 francs. Ainsi, les sacrifices imposés au budget pour les inscrits représenteront une somme de 3 200 francs pour chacune des deux années de services supplémentaires des inscrits. Un pareil résultat est inadmissible, et il n’est pas exagéré de dire que les inscrits maritimes jouissent d’avantages exorbitans pour les services qu’ils rendent à l’État. Mais la liste des charges véritables de l’État, du chef de l’Inscription maritime, n’est cependant pas close ; l’Etat renonce, en effet, à toute taxe sur les inscrits maritimes pour l’industrie de la pêche côtière et l’exercice de la profession de marin, et il leur donne des concessions de plage gratuites. Ces sacrifices ne représentent pas une bien grosse somme, mais constituent de nouveaux privilèges à leur profit. Le principe d’égalité n’est plus rompu au détriment des inscrits, mais en leur faveur. »

On le voit, les inscrits sont de véritables privilégiés, investis d’un quasi-monopole, puisque non seulement les capitaines et officiers doivent être Français, mais que les deux tiers des équipages doivent l’être également. Mais, en échange de ces avantages et de ceux qui sont énumérés plus haut, ils ont des devoirs à remplir. Ce sont des sortes de soldats de réserve, devant présenter toutes les garanties de moralité, de discipline et de dévouement indispensables à l’armée de mer, comme à l’armée de terre. Aussi, le décret-loi de 1852, révisé et atténué en 1908, considère-t-il comme déserteur tout marin ayant quitté son bord, après avoir signé le rôle d’équipage, véritable contrat bilatéral, et renvoie le délinquant devant un tribunal spécial, le Tribunal Maritime, chargé d’appliquer les peines fixées par la loi.

C’est cette dernière partie de la loi que le gouvernement a jugé opportun de ne plus appliquer. En d’autres termes, les Pouvoirs publics maintiennent pour l’armement toutes les charges entraînées par l’inscription maritime, — ils les ont même sérieusement aggravées dans ces derniers temps, — et ils suppriment, par le fait du prince, les seules garanties dont jouissaient les armateurs.

Singulière façon, à mon humble avis, de veiller à l’exécution d’un contrat bilatéral !

Il m’est impossible de passer sous silence les lois votées par le Parlement, au cours de ces dernières années, et qui ont majoré dans de fortes proportions les dépenses de l’armement, et dont la plus lourde, celle de 1907, intéresse directement les inscrits et n’a été votée qu’à leur profit.

Le décret du 4 janvier 1896, portant règlement de police sanitaire, avait institué des droits tels que droits de reconnaissance à l’arrivée d’un navire dans un port français, droits de station payables pour les navires soumis à l’isolement, etc., etc. Un décret du 15 juin 1899 a modifié, en les aggravant, les mesures édictées par le décret de 1896.

Un décret du 21 septembre 1903 a prescrit des mesures au sujet de la désinfection des navires et de la dératisation.

Un décret du 26 juin 1903 réglemente les conditions d’installation des moyens de sauvetage à bord des navires affectés au transport des passagers.

Un décret du 22 juin 1904 est relatif au jaugeage des navires. Son application entraîne un surcroît de charges qu’on peut évaluer au bas mot à 1 950 000 francs par an pour l’ensemble de la marine.

Nous arrivons à la loi du 17 avril 1907 sur la sécurité de la navigation maritime et la réglementation du travail à bord des navires de commerce, loi dont l’application a été reconnue, dès l’abord, singulièrement délicate, puisqu’elle n’est entrée en vigueur que le 27 mars dernier. Elle astreint les armateurs à toute une série d’obligations, dont je n’ai pas à critiquer le principe, mais qui sont aussi gênantes qu’onéreuses : — Permis de navigation pour les navires nouvellement construits ou nouvellement acquis à l’étranger ; appareils à vapeur ; visites exceptionnelles après des avaries graves ou de notables changemens ; visite de partance effectuée à chaque départ par un inspecteur de la navigation maritime et portant non seulement sur les bonnes conditions de conservation, de navigabilité et de sécurité du bâtiment, mais encore sur les vivres, les boissons et l’eau potable ; obligation de donner à l’équipage une nourriture équivalente à celle des marins de la flotte ; obligation pour les navires voyageant au long cours et dont la jauge brute atteint 700 tonneaux d’avoir à bord avec le capitaine, pour le service du pont, au moins un officier en second et un lieutenant diplômé ; fixation des quarts et du total quotidien des heures de travail des officiers et de l’équipage ; rétribution supplémentaire pour toute heure excédant le service normal ; établissement du repos hebdomadaire, etc., etc.

Je ne peux citer ici que les dispositions les plus saillantes d’une loi, qui ne comprend pas moins de 37 articles, dont la mise en vigueur a nécessité deux règlemens d’administration publique et une très importante instruction ministérielle, et qui est tellement touffue et compliquée que, malgré ces précautions, elle a donné et donnera encore lieu à de multiples débats.

Sans discuter la sentence arbitrale rendue récemment par l’honorable président Ditte, on ne peut nier qu’elle a été une surprise pour les inscrits eux-mêmes, qui ne s’attendaient pas à pareille aubaine, et qu’elle a aggravé singulièrement la portée de la loi de 1907 en stipulant que le repos hebdomadaire perdu en mer doit être remplacé au port d’attache ou dans les escales par un nombre équivalent de jours de congé avec solde.

Il est bien difficile d’évaluer dès à présent les conséquences financières de la loi et de la sentence arbitrale, mais en fixant les nouvelles charges qu’elle entraîne à 10 millions de francs par an, on est certainement au-dessous de la vérité.

Si donc aux augmentations de salaires, aux heures supplémentaires, aux diminutions d’heures de travail résultant de chacune des grèves, on ajoute les charges de l’inscription maritime et autres qui proviennent des lois votées récemment par le Parlement, on arrive à un surcroît de charges considérable.

De plus l’exemple donné par les inscrits a été contagieux ; les dockers, employés au chargement et au déchargement des navires, qui sont des ouvriers ne jouissant d’aucun privilège, voyant que les inscrits obtiennent tout ce qu’ils veulent en se mettant en grève, ont adopté le même système. Nous en avons subi maintes fois l’application et, en ce moment, les dockers du Havre se sont mis en grève et exigent un salaire de six francs, avec la journée de huit heures. Après les dockers viennent les charbonniers, puis les charretiers, tous les corps de métier, en un mot, vivant de notre industrie. Les divers syndicats sont du reste en parfaite harmonie, se prêtent un appui dévoué et font mutuellement appel à la solidarité. Il en résulte que l’armement est traqué de tous côtés, que ses représentans dans les ports, journellement astreints à parer les coups qui leur sont portés, n’ont plus le temps matériel de s’occuper de leurs affaires et vivent dans un état permanent d’énervement et de cacophonie.

J’ai prié le secrétaire du Comité des armateurs de France de procéder à une enquête pour apprécier la somme totale approximative et annuelle représentée par les augmentations de salaires et l’application des lois sociales et le chiffre dépasse trente millions.

Or, comme les primes et compensations d’armement allouées à la marine atteignent 30 585 000 francs, on voit qu’on retire d’une main plus qu’on ne donne de l’autre et que l’effet de la loi organique de 1906 se trouve annihilé. Le but de cette loi ainsi que de celles qui l’ont précédée (janvier 1893 et avril 1902) avait été de faciliter le relèvement de la marine par une protection non déguisée, et je me demande si ce ne serait pas une des raisons inavouées des exigences des inscrits, dockers, etc. N’ont-ils point fait le raisonnement que, dès l’instant où l’armement bénéficiait de sérieux encouragemens, ils n’avaient pas à se gêner pour obtenir des avantages corrélatifs. — Nous savons, du reste, depuis longtemps que le régime de la protection est un dangereux engrenage et que, si l’on y met le doigt, le corps y passe tout entier.

Il n’y a plus alors à rechercher les causes du malaise dont souffre notre marine marchande : ce sont celles que nous venons d’énumérer et auxquelles il convient d’ajouter les rigueurs de notre tarif douanier, que la terrible Commission des douanes de la Chambre des députés semble vouloir encore majorer, et dont j’ai été un des premiers à signaler les désastreux effets à la tribune de la Chambre, dès 1892. Enfin l’insuffisance des dimensions et de l’outillage de nos ports de commerce est une dernière cause du malaise. Il n’existe, en effet, de grandes cales de radoub ni à Dunkerque, ni à Rouen, ni au Havre, ni à Marseille, et les travaux votés pour ces ports ont été conduits avec une telle lenteur qu’ils auront perdu, une fois terminés, la plus grande partie de leur effet utile.

Nous ne méconnaissons nullement le but humanitaire des lois sociales votées par les Chambres et sommes fort partisan de l’amélioration graduelle des conditions d’existence des marins à nos bords ; mais nous croyons que l’assimilation du travail à la mer au travail à terre est une dangereuse utopie. De plus, les Compagnies de navigation ne sont pas des œuvres de pure philanthropie. Elles ont à rémunérer les capitaux qui leur sont confiés, à procéder à d’importans amortissemens pour maintenir leurs flottes à leur véritable valeur et les renouveler. Un législateur prudent et avisé devrait donc veiller à ne pas charger leurs épaules d’un poids qu’elles sont incapables de supporter. Qu’il nous soit permis d’ajouter que la socialisation des compagnies de navigation et leur conversion en industries d’État, système vers lequel le Parlement semble s’orienter, ne facilitera pas la solution du problème, car, de toutes les industries, celle qui nous occupe réclame le plus de liberté et d’indépendance, conditions indispensables non pas à sa prospérité mais à son existence.

Enfin un mal dont souffre profondément notre marine marchande réside dans ce fait qu’elle dépend de quatre ministères et qu’auprès de chacun d’eux elle ne joue forcément qu’un rôle très secondaire.

Le ministère de la Marine a pour principal souci sa flotte de guerre ; celui du Commerce a pour unique mission de liquider les primes et compensations d’armement, au sujet desquelles il est rarement d’accord avec la Marine ; aux Travaux publics, on s’occupe des ports et nous n’hésitons pas à déclarer que nous avions trouvé auprès de M. Barthou un sérieux appui et que nous fondons sur M. Millerand les plus grandes espérances ; quant aux Postes et Télégraphes, on y prépare les cahiers des charges des Compagnies postales subventionnées et on veille à leur stricte exécution, mais on n’a pas à sortir de là. La marine marchande se trouve ainsi en face de quatre départemens ministériels, animés sans doute des meilleures intentions, mais confinés chacun dans son rôle spécial, dont aucun n’a le mandat ni la possibilité d’envisager de haut et dans son ensemble la grande cause qui nous intéresse. Aucun cerveau n’y songe, n’y réfléchit, ne s’y applique exclusivement avec compétence et esprit de suite, avec cet amour, cet intérêt passionné qu’inspire seule l’unique direction d’une œuvre et la responsabilité qui en résulte.

Ce système d’administration, surtout pour une industrie nationale aussi complexe et difficile, est incontestablement défectueux : il n’a de similaire chez aucun de nos concurrens étrangers.


III

Après cette digression, qui est intimement liée à notre sujet, revenons à la loi sur l’inscription maritime ; étudions-la dans sa lettre et dans son esprit, en nous plaçant au point de vue juridique.

La première question à examiner est de savoir si, invoquant le droit de grève, les inscrits peuvent se soustraire au décret de 1852, et s’ils ne tombent pas au contraire sous le coup de la loi civile et de la loi pénale.

Une première thèse, qui est la thèse socialiste, consiste à considérer le droit de grève comme d’essence tellement supérieure, qu’il soustrait ceux qui en usent à l’exécution de toutes les obligations par eux contractées. Pour les partisans de cette thèse, l’ouvrier, ou, d’une façon générale, le salarié qui se met en grève, ne rompt pas le contrat de travail qui le lie à son patron ; il en suspend simplement l’exécution avec l’intention bien arrêtée d’en reprendre le cours à des conditions meilleures pour lui et sans s’exposer à des dommages-intérêts vis-à-vis de son patron, eût-il abandonné le travail dans les conditions les plus abusives. Cette thèse a toujours été condamnée par la Cour de cassation qui, dans plusieurs arrêts, a décidé que, même lorsque l’exercice du droit de grève est légitime, le gréviste ne peut pas se soustraire aux obligations qui, d’après la convention ou l’usage, découlent pour lui du contrat de travail passé avec son patron.

Il faut donc que ce droit de grève s’exerce dans des conditions qui ne soient pas abusives ; sinon le gréviste s’expose à des dommages-intérêts envers le patron lésé par la rupture illicite du contrat et le brusque abandon du travail. C’est ainsi que, lorsque d’après la convention ou l’usage, l’ouvrier ne peut quitter le travail sans préavis, il doit, à peine de dommages-intérêts, observer le délai de prévenance à l’égard de son patron, avant de se mettre en grève. A l’inverse, les mêmes principes seraient applicables aux patrons qui feraient la grève, connue sous le nom de lock out.

A un premier point de vue, il est donc certain que les inscrits maritimes qui, liés vis-à-vis d’une Compagnie de navigation par un contrat régulier, abandonnent brusquement et dans les conditions précisées plus haut, le travail et le navire sur lequel ils sont embarqués, font du droit de grève, à supposer même que ce droit leur appartienne, un exercice abusif et qu’ils s’exposent à une condamnation à des dommages-intérêts.

Voilà le premier point, celui qui est relatif à la loi civile et aux sanctions qu’elle comporte.

Mais il en est un second plus important encore, celui qui touche à la loi pénale et aux sanctions qu’elle établit. Comme nous l’avons vu, les articles 65, 66 et 67 de la loi du 15 avril 1898 portant modification du décret-loi disciplinaire et pénal du 24 mars 1852 relatif à la marine marchande, édictent des pénalités d’emprisonnement contre les gens de mer qui, dans un port de France, des colonies ou de l’étranger, désertent le navire ou le laissent partir sans se rendre à bord. Les compagnies d’armement, en cette matière, n’ont pas le droit de citation directe ; elles ont donc déposé entre les mains de l’autorité compétente des plaintes contre les inscrits qui, liés vis-à-vis d’elle par un engagement régulier, ont déserté leur poste et abandonné le navire prêt à partir.

Ces plaintes sont restées sans résultat, et, en définitive, le gouvernement refuse de poursuivre.

Quels en sont les motifs ?

Visiblement, le gouvernement résiste à la doctrine consacrée par la Cour de cassation et il incline vers la thèse socialiste qui considère le droit de grève comme un droit d’essence supérieure, et comme un droit sacré qui soustrait le gréviste aux obligations que la convention ou la loi impose en temps ordinaire.

Mais, pour que cette conception pût être appliquée aux faits qui nous occupent, encore faudrait-il que les inscrits maritimes eussent le droit de se mettre en grève. Or, on peut soutenir avec de très fortes raisons que ce droit ne leur appartient pas. Le législateur n’a nulle part consacré en termes exprès et formels ce droit dont on parle tant et dont on use souvent si mal. Il découle implicitement de l’abrogation prononcée par l’article premier de la loi du 21 mars 1884, de celle des 14-27 juin 1791 et de l’article 416 du Code pénal qui punissait d’emprisonnement et d’amende tous ouvriers, patrons et entrepreneurs d’ouvrages qui, à l’aide d’amendes, défenses, proscriptions, interdictions prononcées par suite d’un plan concerté, auraient porté atteinte au libre exercice de l’industrie ou du travail.

Quelques explications sont ici nécessaires.

En abrogeant l’article 416 du Code pénal, la loi du 21 mars 1884 a eu simplement pour but et pour effet de permettre collectivement ce qui avait toujours été licite individuellement. Or, pour les inscrits maritimes, qui, ainsi qu’on l’a vu, ont un statut spécial, la situation est précisément inverse. Alors que dans l’industrie ordinaire l’individu, même lié par un contrat, ne s’expose à aucune peine en refusant brusquement et abusivement d’exécuter son contrat, l’inscrit maritime régulièrement engagé qui ne se rend pas à bord ou qui déserte le navire s’expose, en dehors des sanctions de droit civil, aux peines sévères édictées d’abord par le décret réglementaire du 24 mars 1852 et maintenu par la loi du 15 avril 1898, qui (cela est important à retenir) est postérieure à la loi de 1884. Il n’est donc pas libre individuellement de faire ou de refuser le travail promis, et cette observation est capitale pour la solution de la question en cause, à savoir le prétendu droit de grève des gens de mer.

Pourquoi cette restriction au principe de la liberté ? Les raisons abondent.

Nous avons vu que les inscrits maritimes sont des travailleurs privilégiés à certains points de vue el le privilège suppose presque toujours des obligations corrélatives qui sont le tribut et la rançon de ce privilège. Les inscrits ont un état spécial, comme le dit le titre 4 de la loi du 24 décembre 1907, et cet état les différencie nettement des salariés ordinaires. Leur situation n’est pas sans analogie avec celle des fonctionnaires et employés des services publics auxquels le gouvernement refuse avec énergie, précisément à cause de leur statut spécial, le droit de grève.

En échange des avantages qui leur sont concédés, et pour des considérations d’ordre public, de sécurité des navires et des passagers, les inscrits sont soumis à une discipline qui, dans une certaine mesure, restreint leur liberté. C’est ainsi que la loi leur défend, sous des sanctions pénales, de déserter le navire à bord duquel ils sont engagés. Cette défense doit conduire nécessairement, selon nous, à refuser aux Inscrits maritimes le droit de grève, et cela pour le motif que nous venons de dire, à savoir qu’ils ne peuvent pas faire collectivement ce qui leur est interdit individuellement. Or la loi leur défend individuellement d’abandonner le travail. Quoi qu’on puisse dire, une action collective ne saurait être, en droit, que la mise en œuvre, par réunion, d’actions individuelles isolément licites. D’où il résulte que les inscrits maritimes, liés par un engagement vis-à-vis des Compagnies de navigation, ne peuvent rompre cet engagement sous prétexte de grève, et que cette rupture les expose, non seulement au paiement de dommages-intérêts, mais aux pénalités de la loi du 15 avril 1898. Le gouvernement devrait donc traduire les déserteurs devant les tribunaux compétens.

On a beaucoup insisté, au cours des débats parlementaires que les grèves de Marseille ont provoqués en novembre 1904, sur l’exemple de pays étrangers (Angleterre, Amérique, Allemagne), où d’importantes grèves maritimes auraient éclaté sans que les pouvoirs publics aient cru devoir intervenir et appliquer aux grévistes les peines de la désertion.

Pour que l’exemple invoqué eût quelque valeur, il faudrait étudier les législations étrangères dans leur ensemble et dans leurs détails, tenir compte des mœurs nationales et d’une foule d’autres circonstances. Mais on ne se livre pour ainsi dire jamais à une étude complète et sincère ; on procède par affirmation, sans aller au fond des choses ; on ne cherche qu’à produire un effet sur l’auditoire.

Pour résoudre la question litigieuse, d’après les règles du droit, il faut : 1° préciser l’espèce ; 2° étudier les textes qui sont en vigueur en France.

Il s’agit d’inscrits maritimes liés à l’armateur par un engagement contracté d’après les principes du Code de commerce et les règles administratives et qui, brusquement et sans préavis, rompent cet engagement, en quittant le navire sur lequel ils étaient embarqués, au moment même où il allait prendre la mer. Or il existe, dans la législation française, un texte qui considère comme déserteurs les gens de mer engagés qui laissent partir le navire sans rejoindre le bord ou s’absentent sans permission trois fois vingt-quatre heures de leur navire ou du poste où ils ont été placés.

Ce texte n’est pas, comme on l’a dit à la tribune de la Chambre, un texte suranné qui remonte à la sombre époque du Second Empire. C’est un texte rajeuni en tout cas par le législateur de 1898 qui, tout en maintenant dans leur ensemble les principes posés par le décret de 1852, les a mis en harmonie avec les idées actuelles et a adouci certaines de ces dispositions au point de vue répressif. C’est, par suite d’une flagrante inexactitude qu’il a été dit que la loi pénale atteignait seulement le marin déserteur à l’étranger et hors d’un port de France.

Il y a dans la loi du 15 avril 1898 deux articles visant des situations distinctes. L’article 65 prévoit le cas de gens de mer qui, dans un port de France, s’absentent sans permission pendant trois fois vingt-quatre heures de leur navire et du poste où ils ont été placés. L’article 66 prévoit le cas de marins qui abandonnent leur navire et leur poste à l’étranger et leur applique des peines plus sévères. Le fait individuel de l’inscrit maritime qui, étant engagé, quitte son navire et, l’ayant quitté, ne le rejoint pas en temps utile, est donc un fait illicite et réprimé par une loi pénale récente, postérieure de quatorze ans à la loi de 1884, qu’on considère comme ayant consacré le droit de grève.

En réclamant l’application des lois existantes, les armateurs ne demandent nullement, comme on l’a prétendu, le maintien des inscrits maritimes en état de sujétion et de servage. Le droit de grève est une chose, l’exercice abusif et illicite de ce droit en est une autre. C’est cette distinction, consacrée par la jurisprudence de la Cour de cassation, qu’il ne faut pas perdre de vue. On peut parfaitement admettre que les inscrits maritimes aient, en vertu de la loi de 1884, le droit de se concerter pour l’étude et le règlement de leurs intérêts professionnels ; on peut admettre aussi que, lorsqu’ils ne sont pas liés à l’armateur par un contrat débattu et accepté, ils peuvent s’entendre pour n’accepter le travail qu’à des conditions déterminées ; on peut soutenir qu’il n’y a là rien d’illicite. Mais où la faute qui entraîne la responsabilité civile des inscrits apparaît et où apparaît aussi, à cause de la législation spéciale non abrogée qui les régit, le délit entraînant leur responsabilité pénale, c’est lorsque, liés par un contrat régulier et ce contrat ayant même reçu un commencement d’exécution, ils abandonnent brusquement leur navire et leur service. La grève qu’ils font ne les met pas à l’abri des risques et des périls auxquels ils s’exposent. En un mot et d’une façon générale, la loi de 1884 a simplement fait disparaître le délit spécial de coalition résultant de l’article 416 du Code pénal ; il ne s’ensuit nullement qu’en se coalisant el en faisant grève dans certaines conditions, les salariés n’encourent pas les responsabilités civiles et pénales résultant des autres textes de lois non abrogées.


Je me serais bien gardé de m’aventurer dans cette discussion juridique sans avoir pris conseil de jurisconsultes éminens, tels que Me Dambeza, avocat à la Cour de cassation et au Conseil d’État, et leur opinion est entièrement conforme à celle que je viens d’exposer.

Du reste, M. Chéron qui a pour les inscrits un cœur de père, ce dont personne ne le blâmera, — ne vient-il pas de prescrire l’emploi de la trousse individuelle qui sera mise à la disposition de chaque marin et où il trouvera les moyens prophylactiques contre l’avarie ? — M. Chéron ne paraît pas très rassuré sur la légalité de l’interprétation actuellement donnée à la loi. Il prépare, en effet, un projet dont nous ne connaissons pas la teneur, mais dont le but est certainement de modifier le texte du décret-loi disciplinaire dont nous avons longuement parlé, et de le mettre en harmonie avec les opinions émises à la tribune de la Chambre en 1904. Si ce projet était voté, ce serait le dernier coup porté à l’armement, livré dès lors pieds et poings liés aux fantaisies des meneurs des inscrits dont on a pu apprécier les dispositions bienveillantes ainsi que l’esprit nettement révolutionnaire et tristement inventif.

A dire vrai, nous sommes de plus en plus sceptique sur l’énergie dont peut faire preuve le gouvernement en présence du mauvais vent qui souffle de toutes parts et mon passage au Palais-Bourbon m’a prouvé qu’il est bien difficile, en politique, de faire machine en arrière. Si le gouvernement, moins optimiste que M. Chéron, et frappé enfin de la gravité de la crise imposée à la Marine, se décide à prendre les moyens nécessaires pour l’enrayer, les députés ne manqueront pas de se mettre en campagne, M. Camille Pelletan en tête, et feront entendre les plus amères protestations. L’approche des élections ne fera qu’exciter leur zèle. Il n’existe à nos yeux qu’un moyen de sortir de l’impasse dans laquelle nous a acculés la détestable politique suivie jusqu’à nos jours, c’est l’abrogation pure et simple de la loi sur l’Inscription maritime et la liquidation de la Caisse des Invalides. De cette réforme urgente dépendent l’avenir de notre industrie et de sérieuses économies pour le budget de l’État.

L’armement pourrait alors composer ses équipages comme il l’entendrait et passer avec eux des contrats de travail. Il serait placé, en somme, pour le recrutement de sa main-d’œuvre, dans la même situation que les autres industriels et non plus en face d’une classe de privilégiés en perpétuelle ébullition, usant avec âpreté de tous leurs droits, les excédant même et méconnaissant tous leurs devoirs. Nous vivrions sous le même régime que toutes les grandes nations maritimes, car, sauf en Italie dont la législation se rapproche de la nôtre, l’Inscription maritime n’existe nulle part.

Dans un prochain article nous indiquerons comment il conviendrait de procéder, à notre sens, pour la liquidation de la Caisse des Invalides et le recrutement de notre armée de mer.


J. CHARLES-ROUX.