Les Grandes Espérances/I/15

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (Tome 1p. 160-175).


CHAPITRE XV.


Je devenais trop grand pour occuper plus longtemps la chambre de la grand’tante de M. Wopsle. Mon éducation, sous la direction de cette absurde femme, se termina, non pas cependant avant que Biddy ne m’eût fait part de tout ce qu’elle avait appris au moyen du petit catalogue des prix, voire même une chanson comique qu’elle avait achetée autrefois pour un sou, et qui commençait ainsi :

Quand à Londres nous irons
xxxxRon, ron, ron,
xxxxRon, ron, ron,
Faut voir quelle figure nous ferons
xxxxRon, ron, ron,
xxxxRon, ron, ron.

Mais mon désir de bien faire était si grand, que j’appris par cœur cette œuvre remarquable, et cela de la meilleure foi du monde. Je ne me souviens pas, du reste, d’avoir jamais mis en doute le mérite de l’œuvre, si ce n’est que je pensais, comme je le fais encore aujourd’hui, qu’il y avait dans les ron, ron, tant de fois répétés, un excès de poésie. Dans mon avidité de science, je priai M. Wopsle de vouloir bien laisser tomber sur moi quelques miettes intellectuelles, ce à quoi il consentit avec bonté. Cependant, comme il ne m’employait que comme une espèce de figurant qui devait lui donner la réplique, et dans le sein duquel il pouvait pleurer, et qui tour à tour devait être embrassé, malmené, empoigné, frappé, tué, selon les besoins de l’action, je déclinai bientôt ce genre d’instruction, mais pas assez tôt cependant pour que M. Wopsle, dans un accès de fureur dramatique, ne m’eût au trois quarts assommé.

Quoi qu’il en soit, j’essayais d’inculquer à Joe tout ce que j’apprenais. Cela semblera si beau de ma part, que ma conscience me fait un devoir de l’expliquer. Je voulais rendre Joe moins ignorant et moins commun, pour qu’il fût plus digne de ma société et qu’il méritât moins les reproches d’Estelle.

La vieille Batterie des marais était le lieu choisi pour nos études ; nos accessoires consistaient en une ardoise cassée et un petit bout de crayon. Joe y ajoutait toujours une pipe et du tabac. Je n’ai jamais vu Joe se souvenir de quoi que ce soit d’un dimanche à l’autre, ni acquérir sous ma direction la moindre connaissance quelconque. Cependant il fumait sa pipe à la Batterie d’un air plus intelligent, plus savant même, que partout ailleurs. Il était persuadé qu’il faisait d’immenses progrès, le pauvre homme ! Pour moi, j’espère toujours qu’il en faisait.

J’éprouvais un grand calme et un grand plaisir à voir passer les voiles sur la rivière et à les regarder s’enfoncer au-delà de la jetée, et quand quelquefois la marée était très-basse, elles me paraissaient appartenir à des bateaux submergés qui continuaient leur course au fond de l’eau. Lorsque je regardais les vaisseaux au loin en mer, avec leurs voiles blanches déployées je finissais toujours, d’une manière ou d’une autre, par penser à miss Havisham et à Estelle, et, lorsqu’un rayon de lumière venait au loin tomber obliquement sur un nuage, sur une voile, sur une montagne, ou former une ligne brillante sur l’eau, cela me produisait le même effet. Miss Havisham et Estelle, l’étrange maison et l’étrange vie qu’on y menait, me semblaient avoir je ne sais quel rapport direct ou indirect avec tout ce qui était pittoresque.

Un dimanche que j’avais donné congé à Joe, parce qu’il semblait avoir pris le parti d’être plus stupide encore que d’habitude, pendant qu’il savourait sa pipe avec délices, et que moi, j’étais couché sur le tertre d’une des batteries, le menton appuyé sur ma main, voyant partout en perspective l’image de miss Havisham et celle d’Estelle, aussi bien dans le ciel que dans l’eau, je résolus enfin d’émettre à leur propos une pensée qui, depuis longtemps, me trottait dans la tête :

« Joe, dis-je, ne penses-tu pas que je doive une visite à miss Havisham ?

— Et pourquoi, mon petit Pip ? dit Joe après réflexion.

— Pourquoi, Joe ?… Pourquoi rend-on des visites ?

— Certainement, mon petit Pip il y a des visites peut-être qui… dit Joe sans terminer sa phrase. Mais pour ce qui est de rendre visite à miss Havisham, elle pourrait croire que tu as besoin de quelque chose, ou que tu attends quelque chose d’elle.

— Mais, ne pourrais-je lui dire que je n’ai besoin de rien… que je n’attends rien d’elle.

— Tu le pourrais, mon petit Pip, dit Joe ; mais elle pourrait te croire, ou croire tout le contraire. »

Joe sentit comme moi qu’il avait dit quelque chose de fin, et il se mit à aspirer avec ardeur la fumée de sa pipe, pour n’en pas gâter les effets par une répétition.

« Tu vois, mon petit Pip, continua Joe aussitôt que ce danger fut passé, miss Havisham t’a fait un joli présent ; eh bien ! après t’avoir fait ce joli présent, elle m’a pris à part pour me dire que c’était tout.

— Oui, Joe, j’ai entendu ce qu’elle t’a dit.

— Tout ! répéta Joe avec emphase.

— Oui, Joe, je t’assure que j’ai entendu.

— Ce qui voulait dire, sans doute, mon petit Pip : tout est terminé entre nous… restons chacun chez nous… vous au nord, moi au midi… Rompons tout à fait. »

J’avais pensé tout cela, et j’étais très-désappointé de voir que Joe avait la même opinion, car cela rendait la chose plus vraisemblable.

« Mais, Joe…

— Oui, mon pauvre petit Pip.

— … Voilà près d’un an que je suis ton apprenti, et je n’ai pas encore remercié miss Havisham de ce qu’elle a fait pour moi. Je n’ai pas même été prendre de ses nouvelles, ou seulement témoigné que je me souvenais d’elle.

— C’est vrai, mon petit Pip, et à moins que tu ne lui offres une garniture complète de fers, ce qui, je le crains bien, ne serait pas un présent très-bien choisi, vu l’absence totale de chevaux…

— Je ne veux pas parler de souvenirs de ce genre-là ; je ne veux pas lui faire de présents. »

Mais Joe avait dans la tête l’idée d’un présent, et il ne voulait pas en démordre.

« Voyons, dit-il, si l’on te donnait un coup de main pour forger une chaîne toute neuve pour mettre à la porte de la rue ? Ou bien encore une grosse ou deux de pitons à vis, dont on a toujours besoin dans un ménage ? Ou quelque joli article de fantaisie, tel qu’une fourchette à rôties pour faire griller ses muffins, ou bien un gril, si elle veut manger un hareng saur ou quelque autre chose de semblable.

— Mais Joe, je ne parle pas du tout de présent, interrompis-je.

— Eh bien ! continua Joe, en tenant bon comme si j’eusse insisté, à ta place, mon petit Pip, je ne ferais rien de tout cela, non en vérité, rien de tout cela ! Car, qu’est-ce qu’elle ferait d’une chaîne de porte, quand elle en a une qui ne lui sert pas ? Et les pitons sont sujets à s’abîmer… Quant à la fourchette à rôties, elle se fait en laiton et ne nous ferait aucun honneur, et l’ouvrier le plus ordinaire se fait un gril, car un gril n’est qu’un gril, dit Joe en appuyant sur ces mots, comme s’il eût voulu m’arracher une illusion invétérée. Tu auras beau faire, mais un gril ne sera jamais qu’un gril, je te le répète, et tu ne pourras rien y changer.

— Mon cher Joe, dis-je en l’attrapant par son habit dans un mouvement de désespoir ; je t’en prie, ne continue pas sur ce ton : je n’ai jamais pensé à faire à miss Havisham le moindre cadeau.

— Non, mon petit Pip, fit Joe, de l’air d’un homme qui a enfin réussi à en persuader un autre. Tout ce que je puis te dire, c’est que tu as raison, mon petit Pip.

— Oui, Joe ; mais ce que j’ai à te dire, moi, c’est que nous n’avons pas trop d’ouvrage en ce moment, et que, si tu pouvais me donner une demi-journée de congé, demain, j’irais jusqu’à la ville pour faire une visite à miss Est… Havisham.

— Quel nom as-tu dit là ? dit gravement Joe ; Esthavisham, mon petit Pip, ce n’est pas ainsi qu’elle s’appelle, à moins qu’elle ne se soit fait rebaptiser.

— Je le sais… Joe… je le sais…, c’est une erreur ; mais que penses-tu de tout cela ? »

En réalité, Joe pensait que c’était très-bien, si je le trouvais moi-même ainsi ; mais il stipula positivement que si je n’étais pas reçu avec cordialité ou si je n’étais pas encouragé à renouveler une visite qui n’avait d’autre objet que de prouver ma gratitude pour la faveur que j’avais reçue, cet essai serait le premier et le dernier. Je promis de me conformer à ces conditions.

Joe avait pris un ouvrier à la semaine, qu’on appelait Orlick. Cet Orlick prétendait que son nom de baptême était Dolge, chose tout à fait impossible ; mais cet individu était d’un caractère tellement obstiné, que je crois bien qu’il savait parfaitement que ce n’était pas vrai, et qu’il avait voulu imposer ce nom dans le village pour faire affront à notre intelligence. C’était un gaillard aux larges épaules, doué d’une grande force ; jamais pressé et toujours lambinant. Il semblait même ne jamais venir travailler à dessein, mais comme par hasard ; et quand il se rendait aux Trois jolis bateliers pour prendre ses repas, ou quand il s’en allait le soir, il se traînait comme Caïn ou le Juif errant, sans savoir le lieu où il allait, ni s’il reviendrait jamais. Il demeurait chez l’éclusier, dans les marais, et tous les jours de la semaine, il arrivait de son ermitage, les mains dans les poches, et son dîner soigneusement renfermé dans un paquet suspendu à son cou, ou ballottant sur son dos. Les dimanches, il se tenait toute la journée sur la barrière de l’écluse, et se balançait continuellement, les yeux fixés à terre ; et quand on lui parlait, il les levait, à demi fâché et à demi embarrassé, comme si c’eût été le fait le plus injurieux et le plus bizarre qui eût pu lui arriver.

Cet ouvrier morose ne m’aimait pas. Quand j’étais tout petit et encore timide, il me disait que le diable habitait le coin le plus noir de la forge, et qu’il connaissait bien l’esprit malin. Il disait encore qu’il fallait tous les sept ans allumer le feu avec un jeune garçon, et que je pouvais m’attendre à servir incessamment de fagot. Mon entrée chez Joe comme apprenti confirma sans doute le soupçon qu’il avait conçu qu’un jour ou l’autre je le remplacerais, de sorte qu’il m’aima encore moins, non qu’il ait jamais rien dit ou rien fait qui témoignât la moindre hostilité ; je remarquai seulement qu’il avait toujours soin d’envoyer ses étincelles de mon côté, et que toutes les fois que j’entonnais le Vieux Clem, il partait une mesure trop tard.

Le lendemain, Dolge Orlick était à son travail, quand je rappelai à Joe le congé qu’il m’avait promis. Orlick ne dit rien sur le moment, car Joe et lui avaient justement entre eux un morceau de fer rouge qu’ils battaient pendant que je faisais aller la forge ; mais bientôt il s’appuya sur son marteau et dit :

« Bien sûr, notre maître !… vous n’allez pas accorder des faveurs rien qu’à l’un de nous deux… Si vous donnez au petit Pip un demi-jour de congé, faites-en autant pour le vieux Orlick. »

Il avait environ vingt-quatre ans, mais il parlait toujours de lui comme d’un vieillard.

« Et que ferez-vous d’un demi-jour de congé si je vous l’accorde ? dit Joe.

— Ce que j’en ferai ?… Et lui, qu’est-ce qu’il en fera ?… J’en ferai toujours bien autant que lui, dit Orlick.

— Quant à Pip, il va en ville, dit Joe.

— Eh bien ! le vieil Orlick ira aussi en ville, repartit le digne homme. On peut y aller deux. Il n’y a peut-être pas que lui qui puisse aller en ville.

— Ne vous fâchez pas, dit Joe.

— Je me fâcherai si c’est mon plaisir, grommela Orlick. Allons, notre maître, pas de préférences dans cette boutique ; soyez homme ! »

Le maître refusa de continuer à discuter sur ce sujet jusqu’à ce que l’ouvrier se fût un peu calmé. Orlick s’élança alors sur la fournaise, en tira une barre de fer rouge, la dirigea sur moi comme s’il allait me la passer au travers du corps, lui fit décrire un cercle autour de ma tête et la posa sur l’enclume, où il se mit à jouer du marteau, il fallait voir, comme si c’eût été sur moi qu’il frappait, et que les étincelles qui jaillissaient de tous côtés eussent été des gouttes de mon sang. Finalement, quand il eut tant frappé qu’il se fut échauffé et que le fer se fut refroidi, il se reposa sur son marteau et dit :

« Eh bien ! notre maître ?

— Êtes-vous raisonnable maintenant ? demanda Joe.

— Ah ! oui, parfaitement, répondit brusquement le vieil Orlick.

— Alors, comme en général vous travaillez aussi bien qu’un autre, dit Joe, ce sera congé pour tout le monde. »

Ma sœur était restée silencieuse dans la cour, d’où elle entendait tout ce qui se disait. Par habitude, elle écoutait et espionnait sans le moindre scrupule. Elle parut inopinément à l’une des fenêtres.

« Comment ! fou que tu es, tu donnes des congés à de grands chiens de paresseux comme ça ! Il faut que tu sois bien riche, par ma foi, pour gaspiller ton argent de cette façon ! Je voudrais être leur maître…

— Vous seriez le maître de tout le monde si vous l’osiez, riposta Orlick avec une grimace de mauvais présage.

— Laissez-la dire, fit Joe.

— Je pourrais être le maître de tous les imbéciles et de tous les coquins, repartit ma sœur, et je ne pourrais pas être le maître de tous les imbéciles sans être celui de votre patron, qui est le roi des buses et des imbéciles… et je ne pourrais pas être le maître des coquins sans être votre maître, à vous, qui êtes le plus lâche et le plus fieffé coquin de tous les coquins d’Angleterre et de France. Et puis !…

— Vous êtes une vieille folle, mère Gargery, dit l’ouvrier de Joe, et si cela suffit pour faire un bon juge de coquins, vous en êtes un fameux !

— Laissez-la tranquille, je vous en prie, dit Joe.

— Qu’avez-vous dit ? s’écria ma sœur en commençant à pousser des cris ; qu’avez-vous dit ? Que m’a-t-il dit, Pip ?… Comment a-t-il osé m’appeler en présence de mon mari ?… Oh !… oh !… oh !… »

Chacune de ces exclamations était un cri perçant. Ici, je dois dire, pour rendre hommage à la vérité, que chez ma sœur, comme chez presque toutes les femmes violentes que j’ai connues, la passion n’était pas une excuse, puisque je ne puis nier qu’au lieu d’être emportée malgré elle par la colère, elle ne s’efforçât consciencieusement et de propos délibéré de s’exciter elle-même et n’atteignit ainsi par degrés une fureur aveugle.

« Comment, reprit-elle, comment m’a-t-il appelée devant ce lâche qui a juré de me défendre ?… Oh ! tenez-moi !… tenez-moi !…

— Ah ! murmura l’ouvrier entre ses dents, si tu étais ma femme, je te mettrais sous la pompe et je t’arroserais convenablement.

— Je vous dis de la laisser tranquille, répéta Joe.

— Oh ! s’entendre traiter ainsi ! s’écria ma sœur arrivée à la seconde période de sa colère, oh ! s’entendre donner de tels noms par cet Orlick ! dans ma propre maison !… Moi ! une femme mariée !… en présence de mon mari !… Oh !… oh !… oh !… »

Ici, ma sœur, après avoir crié et frappé du pied pendant quelques minutes, commença à se frapper la poitrine et les genoux, puis elle jeta son bonnet en l’air et se tira les cheveux. C’était sa dernière étape avant d’arriver à la rage. Ma sœur était alors une véritable furie ; elle eut un succès complet. Elle se précipita sur la porte qu’heureusement j’avais eu le soin de fermer.

Que pouvait faire Joe après avoir vu ses interruptions méconnues, si ce n’est de s’avancer vers son ouvrier et de lui demander pourquoi il s’interposait entre lui et Mrs  Joe, et ensuite s’il était homme à venir sur le terrain. Le vieil Orlick vit bien que la situation exigeait qu’on en vînt aux mains, et il se mit aussitôt sur la défensive. Sans prendre seulement le temps d’ôter leurs tabliers de cuir, ils s’élancèrent l’un sur l’autre comme deux géants, mais personne, à ma connaissance du moins, n’aurait pu tenir longtemps contre Joe. Orlick roula bientôt dans la poussière de charbon, ni plus ni moins que s’il eût été le jeune homme pâle, et ne montra pas beaucoup d’empressement à sortir de cette situation piteuse. Alors Joe alla ouvrir la porte et ramassa ma sœur, qui était tombée sans connaissance près de la fenêtre (pas avant toutefois d’avoir assisté au combat). On la transporta dans la maison, on la coucha, et on fit tout ce qu’on put pour la ranimer, mais elle ne fit que se débattre et se cramponner aux cheveux de Joe. Alors suivit ce calme singulier et ce silence étrange qui succèdent à tous les orages, et je montai m’habiller avec une vague sensation que j’avais déjà assisté à une pareille scène, que c’était dimanche et que quelqu’un était mort.

Quand je descendis, je trouvai Joe et Orlick qui balayaient, sans autres traces de leur querelle qu’une fente à l’une des narines d’Orlick, ce qui était loin de l’embellir, et ce dont il aurait parfaitement pu se passer. Un pot de bière avait été apporté des Trois jolis bateliers, et les deux géants se la partageaient de la manière la plus paisible du monde. Ce calme eut sur Joe une influence sédative et philosophique. Il me suivit sur la route pour me faire, en signe d’adieu, une réflexion qui pouvait m’être utile :

« Du bruit, mon petit Pip, et de la tranquillité, mon petit Pip, voilà la vie ! »

Avec quelles émotions ridicules (car nous trouvons comiques chez l’enfant les sentiments qui sont sérieux chez l’homme fait), avec quelles émotions, dis-je, me retrouvais-je sur le chemin qui conduisait chez miss Havisham ! Cela importe peu. Il en est de même du nombre de fois que je passai et repassai devant la porte avant de pouvoir prendre sur moi de sonner. Il importe également fort peu que je raconte comment j’hésitai si je m’en retournerais sans sonner, ce que je n’aurais pas manqué de faire si j’en avais eu le temps.

Miss Sarah Pocket, et non Estelle, vint m’ouvrir.

« Comment ! c’est encore toi ? dit miss Pocket. Que veux-tu ? »

Quand je lui eus dit que j’étais seulement venu pour savoir comment se portait miss Havisham, Sarah délibéra si elle me renverrait ou non à mon ouvrage. Mais ne voulant pas prendre sur elle une pareille responsabilité, elle me laissa entrer, et revint bientôt me dire sèchement que je pouvais monter.

Rien n’était changé, et miss Havisham était seule.

« Eh bien ! dit-elle en fixant ses yeux sur moi, j’espère que tu n’as besoin de rien, car tu n’auras rien.

— Non, miss Havisham ; je voulais seulement vous apprendre que j’étais très-content de mon état, et que je vous suis on ne peut plus reconnaissant.

— Là !… là !… fit-elle en agitant avec rapidité ses vieux doigts. Viens de temps en temps, le jour de ta naissance. Ah ! s’écria-t-elle tout à coup en se tournant vers moi avec sa chaise, tu cherches Estelle, n’est-ce pas ? »

J’avais en effet cherché si j’apercevais Estelle, et je balbutiai que j’espérais qu’elle allait bien.

« Elle est loin, dit miss Havisham, bien loin. Elle apprend à devenir une dame. Elle est plus jolie que jamais, et elle est fort admirée de tous ceux qui la voient. Sens-tu que tu l’as perdue ? »

Il y avait dans la manière dont elle prononça ces derniers mots tant de malin plaisir, et elle partit d’un éclat de rire si désagréable que j’en perdis le fil de mon discours. Miss Havisham m’évita la peine de le reprendre en me renvoyant. Quand Sarah, la femme à la tête en coquille de noix, eut refermé la porte sur moi, je me sentis plus mécontent que jamais de notre intérieur, de mon état et de toutes choses. Ce fut tout ce qui résulta de ce voyage.

Comme je flânais le long de la Grande-Rue, regardant d’un air désolé les étalages des boutiques en me demandant ce que j’achèterais si j’étais un monsieur, qui pouvait sortir de chez le libraire, sinon M. Wopsle ? M. Wopsle avait entre les mains la tragédie de George Barnwell[1], pour laquelle il venait de débourser six pence, afin de pouvoir la lire d’un bout à l’autre sans en passer un mot en présence de Pumblechook, chez qui il allait prendre le thé. Aussitôt qu’il me vit, il parut persuadé qu’un hasard providentiel avait placé tout exprès sur son chemin un apprenti pour l’écouter, sinon pour le comprendre. Il mit la main sur moi et insista pour que je l’accompagnasse chez M. Pumblechook. Sachant que l’on ne serait pas très-gai chez nous, que les soirées étaient très-noires et les chemins mauvais ; de plus, qu’un compagnon de route, quel qu’il fût, valait mieux que de n’avoir pas de compagnon du tout, je ne fis pas grande résistance. En conséquence, nous entrions chez M. Pumblechook au moment où les boutiques et les rues s’allumaient.

N’ayant jamais assisté à aucune autre représentation de George Barnwell, je ne sais pas combien de temps cela dure ordinairement, mais je sais bien que ce soir-là nous n’en fûmes pas quittes avant neuf heures et demie, et que, quand M. Wopsle entra à Newgate, je pensais qu’il n’en sortirait jamais pour aller à la potence, et qu’il était devenu beaucoup plus lent que dans un autre moment de sa déplorable carrière. Je pensai aussi qu’il se plaignait un peu trop, après tout, d’être coupé dans sa fleur, comme s’il n’avait pas perdu toutes ses feuilles les unes après les autres en s’agitant depuis le commencement de sa vie. Ce qui me frappait surtout c’étaient les rapports qui existaient dans toute cette affaire avec mon innocente personne. Quand Barnwell commença à mal tourner, je déclare que je me sentis positivement identifié avec lui. Pumblechook s’en aperçut, et il me foudroya de son regard indigné, et Wopsle aussi prit la peine de me présenter son héros sous le plus mauvais jour. Tour à tour féroce et insensé, on me fait assassiner mon oncle sans aucune circonstance atténuante ; Millwood avait toujours été rempli de bontés pour moi, et c’était pure monomanie chez la fille de mon maître d’avoir l’œil à ce qu’il ne me manquât pas un bouton. Tout ce que je puis dire pour expliquer ma conduite dans cette fatale journée, c’est qu’elle était le résultat inévitable de ma faiblesse de caractère. Même après qu’on m’eut pendu et que Wopsle eut fermé le livre, Pumblechook continua à me fixer en secouant la tête et disant :

« Profite de l’exemple, mon garçon, profite de l’exemple. »

Comme si c’eût été un fait bien avéré que je n’attendais, au fond de mon cœur, que l’occasion de trouver un de mes parents qui voulût bien avoir la faiblesse d’être mon bienfaiteur pour préméditer de l’assassiner.

Il faisait nuit noire quand je me mis en route avec M. Wopsle. Une fois hors de la ville, nous nous trouvâmes enveloppés dans un brouillard épais, et, je le sentis en même temps, d’une humidité pénétrante. La lampe de la barrière de péage nous parut une grosse tache, elle ne semblait pas être à sa place habituelle, et ses rayons avaient l’air d’une substance solide dans la brume. Nous en faisions la remarque, en nous étonnant que ce brouillard se fût élevé avec le changement de vent qui s’était opéré, quand nous nous trouvâmes en face d’un homme qui se dandinait du côté opposé à la maison du gardien de la barrière.

« Tiens ! nous écriâmes-nous en nous arrêtant, Orlick ici !

— Ah ! répondit-il en se balançant toujours, je m’étais arrêté un instant dans l’espoir qu’il passerait de la compagnie.

— Vous êtes en retard ? » dis-je.

Orlick répondit naturellement :

« Et vous, vous n’êtes pas en avance.

— Nous avons, dit M. Wopsle, exalté par sa récente représentation, nous avons passé une soirée littéraire très-agréable, M. Orlick. »

Orlick grogna comme un homme qui n’a rien à dire à cela, et nous continuâmes la route tous ensemble. Je lui demandai s’il avait passé tout son congé en ville.

« Oui, répondit-il, tout entier. Je suis arrivé un peu après vous, je ne vous ai pas vu, mais vous ne deviez pas être loin. Tiens ! voilà qu’on tire encore le canon.

— Aux pontons ? dis-je.

— Il y a des oiseaux qui ont quitté leur cage, les canons tirent depuis la brune ; vous allez les entendre tout à l’heure. »

En effet, nous n’avions fait que quelques pas quand le boum ! bien connu se fit entendre, affaibli par le brouillard, et il roula pesamment le long des bas côtés de la rivière, comme s’il eût poursuivi et atteint les fugitifs.

« Une fameuse nuit pour se donner de l’air ! dit Orlick. Il faudrait être bien malin pour attraper ces oiseaux-là cette nuit. »

Cette réflexion me donnait à penser, je le fis en silence. M. Wopsle, comme l’oncle infortuné de la tragédie, se mit à penser tout haut dans son jardin de Camberwell. Orlick, les deux mains dans ses poches, se dandinait lourdement à mes côtés. Il faisait très-sombre, très-mouillé et très-crotté, de sorte que nous nous éclaboussions en marchant. De temps en temps le bruit du canon nous arrivait et retentissait sourdement le long de la rivière. Je restais plongé dans mes pensées. Orlick murmurait de temps en temps :

« Battez !… battez !… vieux Clem ! »

Je pensais qu’il avait bu ; mais il n’était pas ivre.

Nous atteignîmes ainsi le village. Le chemin que nous suivions nous faisait passer devant les Trois jolis bateliers ; l’auberge, à notre grande surprise (il était onze heures), était en grande agitation et la porte toute grande ouverte. M. Wopsle entra pour demander ce qu’il y avait, soupçonnant qu’un forçat avait été arrêté ; mais il en revint tout effaré en courant :

« Il y a quelque chose qui va mal, dit-il sans s’arrêter. Courons chez vous, Pip… vite… courons !

— Qu’y a-t-il ? demandai-je en courant avec lui, tandis qu’Orlick suivait à côté de moi.

— Je n’ai pas bien compris ; il paraît qu’on est entré de force dans la maison pendant que Joe était sorti ; on suppose que ce sont des forçats ; ils ont attaqué et blessé quelqu’un. »

Nous courions trop vite pour demander une plus longue explication, et nous ne nous arrêtâmes que dans notre cuisine. Elle était encombrée de monde, tout le village était là et dans la cour. Il y avait un médecin, Joe et un groupe de femmes rassemblés au milieu de la cuisine. Ceux qui étaient inoccupés me firent place en m’apercevant, et je vis ma sœur étendue sans connaissance et sans mouvement sur le plancher, où elle avait été renversée par un coup furieux asséné sur le derrière de la tête, pendant qu’elle était tournée du côté du feu. Décidément, il était écrit qu’elle ne se mettrait plus jamais en colère tant qu’elle serait la femme de Joe.

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  1. George Barnwell, tragédie bourgeoise de George Lillo, joaillier et auteur dramatique anglais, né à Londres en 1693 et mort en 1739. Fielding était un de ses amis intimes. Lillo est le créateur de la tragédie bourgeoise, genre dans lequel il a précédé Diderot. George Barnwell ou L’apprenti de Londres, qui fut représenté pour la première fois en 1731, est un drame remarquable ; il a été traduit en français par Clément de Genève, en 1748, et imité par Saurin, membre de l’Académie française.