Les Grandes Espérances/I/20

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (Tome 1p. 238-250).


CHAPITRE XX.


Le voyage de notre ville à la métropole dura environ cinq heures. Il était un peu plus de midi lorsque la diligence à quatre chevaux dans laquelle j’étais placé s’engagea dans le labyrinthe commercial ce Cross-Keys, de Wood-Street, de Cheapside, de Londres, en un mot.

Nous autres Anglais, nous avions particulièrement, à cette époque, décidé que c’était un crime de lèse-nation que de mettre en doute qu’il pût y avoir au monde quelque chose de mieux que nous et tout ce que nous possédons : autrement, pendant que j’errais dans l’immensité de Londres, je me serais, je le crois, demandé souvent si la grande ville n’était pas tant soit peu laide, tortueuse, étroite et sale.

M. Jaggers m’avait dûment envoyé son adresse. C’était dans la Petite-Bretagne, et il avait eu soin d’écrire sur sa carte : « En sortant de Smithfield et près du bureau de la diligence. » Quoi qu’il en soit, un cocher de fiacre qui semblait avoir autant de collets à son graisseux manteau que d’années, m’emballa dans sa voiture après m’avoir hissé sur un nombre infini de marchepieds, comme s’il allait me conduire à cinquante milles. Il mit beaucoup de temps à monter sur un siège recouvert d’une vielle housse vert pois, toute rongée, usée par le temps, et déchiquetée par les vers. C’était un équipage merveilleux, avec six grandes couronnes de comte sur les panneaux, et derrière, quantité de choses tout en loques, pour supporter je ne sais combien de laquais, et une flèche en bas pour empêcher les piétons amateurs de céder à la tentation de remplacer les laquais.

J’avais à peine eu le temps de goûter les douceurs de la voiture et de penser combien elle ressemblait à une cour à fumier et à une boutique à chiffons, tout en cherchant pourquoi les sacs où les chevaux devaient manger se trouvaient à l’intérieur, quand je vis le cocher se préparer à descendre, comme si nous allions nous arrêter. Effectivement, nous nous arrêtâmes bientôt dans une rue à l’aspect sinistre, devant un certain bureau dont la porte était ouverte, et sur laquelle on lisait : M. JAGGERS.

« Combien ? demandai-je au cocher.

— Un shilling, me répondit-il, à moins que vous ne vouliez donner davantage. »

Naturellement, je ne voulais pas donner davantage, et je le lui dis.

« Alors, c’est un shilling, observa le cocher. Je ne tiens pas à me faire une affaire avec lui, je le connais. »

Il cligna de l’œil et secoua la tête en prononçant le nom de M. Jaggers.

Quand il eut pris son shilling et qu’il eut employé un certain temps à remonter sur son siège, il se décida à partir ; ce qui parut apporter un grand soulagement à son esprit. J’entrai dans le premier bureau avec mon portemanteau à la main, et je demandai si M. Jaggers était chez lui.

« Il n’y est pas, répondit le clerc, il est à la Cour. Est-ce à M. Pip que j’ai l’honneur de parler ? »

Je fis un signe affirmatif.

« M. Jaggers a dit que vous l’attendiez dans son cabinet. Il n’a pu dire combien de temps il serait absent, ayant une cause en train, mais je suppose que son temps étant très-précieux, il ne sera que le temps strictement nécessaire. »

Sur ces mots, le clerc ouvrit une porte et me fit entrer dans une pièce retirée, donnant sur le derrière. Là, je trouvai un individu borgne, entièrement vêtu de velours, et portant des culottes courtes. Cet individu, se trouvant interrompu dans la lecture de son journal, s’essuya le nez avec sa manche.

« Allez attendre dehors, Mike, » dit le clerc.

Je commençai à balbutier que j’espérais ne pas être importun, quand le clerc poussa l’individu dehors avec si peu de cérémonie que j’en fus tout étonné. Puis, lui jetant sa casquette sur les talons d’un air de moquerie, il me laissa seul.

Le cabinet de M. Jaggers recevait la lumière d’en haut. C’était un lieu fort triste. Le vitrage était tout de pièces et de morceaux, comme une tête cassée, et les maisons voisines, toutes déformées, semblaient se pencher pour me regarder au travers. Il n’y avait pas autant de paperasses que je m’attendais à en trouver ; mais il y avait des objets singuliers que je ne m’attendais pas du tout à voir. Par exemple, on pouvait contempler dans ce lieu singulier un vieux pistolet rouillé, un sabre dans son fourreau, plusieurs boîtes et plusieurs paquets à l’aspect étrange, et sur une tablette deux effroyables moules en plâtre, de figures particulièrement enflées et tirées autour du nez. Le fauteuil à dossier de M. Jaggers était recouvert en crin noir et avait des rangées de clous en cuivre tout autour, comme un cercueil. Il me semblait le voir s’étaler dans ce fauteuil et mordre son index devant ses clients. La pièce était petite, et les clients paraissaient avoir l’habitude de s’appuyer contre le mur, car il était, surtout en face du fauteuil de M. Jaggers, tout graisseux, sans doute par le frottement continuel des épaules. Je me rappelais en effet que l’individu borgne s’était glissé adroitement contre la muraille, quand j’avais été la cause innocente de son expulsion.

Je m’assis sur la chaise des clients, placée tout contre le fauteuil de M. Jaggers, et je fus fasciné par la sombre atmosphère du lieu. Je me souviens d’avoir remarqué que le clerc avait, comme son patron, l’air de savoir toujours quelque chose de désavantageux sur chacun des gens qui se présentaient devant lui. Je me demandais en moi-même combien il y avait de clercs à l’étage supérieur, et s’ils avaient tous la même puissance nuisible sur leurs semblables ? Je m’étonnais de voir tant de vieille paille dans la chambre, et je me demandais comment elle y était venue ? J’étais curieux de savoir si les deux figures enflées étaient de la famille de M. Jaggers, et je me demandais pourquoi, s’il était réellement assez infortuné pour avoir eu deux parents d’aussi mauvaise mine, il les reléguait sur cette tablette poudreuse, exposés à être noircis par les mouches, au lieu de leur donner une place au foyer domestique ? Je n’avais, bien entendu, aucune idée de ce que c’était qu’un jour d’été à Londres, et mon esprit pouvait bien être oppressé par l’air chaud et étouffant et par la poussière et le gravier qui couvraient tous les meubles. Cependant, je continuai à rester assis et à attendre dans l’étroit cabinet de M. Jaggers, tout étonné de ce que je voyais, jusqu’au moment où il me devint impossible de supporter plus longtemps la vue des deux bustes placés en face du fauteuil de M. Jaggers. Je me levai donc, et je sortis.

Quand je dis au clerc que j’allais faire un tour et prendre l’air en attendant le retour de M. Jaggers, il me conseilla d’aller jusqu’au bout de la rue, de tourner le coin, et m’apprit que là je tomberais dans Smithfield. En effet, j’y fus bientôt. Cette ignoble place, toute remplie d’ordures, de graisse, de sang et d’écume semblait m’attacher et me retenir. J’en sortis avec toute la promptitude possible, en tournant dans une rue où j’aperçus le grand dôme de Saint-Paul, qui se penchait pour me voir, par-dessus une construction lugubre, qu’un passant m’apprit être la prison de Newgate. En suivant le mur de la prison, je trouvai le chemin couvert de paille, pour étouffer le bruit des voitures. Je jugeai par là, et par la quantité de gens qui stationnaient tout alentour, en exhalant une forte odeur de bière et de liqueurs, que les jugements allaient leur train.

Pendant que je regardais autour de moi, un employé de justice, excessivement sale et à moitié ivre, me demanda si je ne désirais pas entrer pour entendre prononcer un jugement ou deux ; il m’assura qu’il pouvait me faire avoir une place de devant, moyennant la somme d’une demi-couronne ; que pour ce prix modique je verrais tout à mon aise le Lord Grand-Juge avec sa grande robe et sa grande perruque ; il m’annonçait ce terrible personnage comme on annonce les figures de cire, mais bientôt il me l’offrit au prix réduit de dix-huit pence. Comme je déclinais sa proposition, sous prétexte de rendez-vous, il eut la bonté de me faire entrer dans une cour, et de me montrer l’endroit où on rangeait les potences, et aussi celui où on fouettait publiquement. Ensuite, il me montra la porte par laquelle les condamnés passent pour se rendre au supplice ; augmentant l’intérêt que devait exciter en moi cette terrible porte, en me donnant à entendre que le surlendemain, à huit heures du matin, quatre de ces malheureux devaient passer par là pour être pendus sur une seule ligne. C’était horrible et cela me fit concevoir une triste idée de Londres, d’autant plus que celui qui avait voulu me faire voir le Lord Grand-Juge portait, des pieds à la tête, jusqu’à son mouchoir inclusivement, des habits qui, évidemment, dans l’origine, ne lui avaient pas appartenu, et qu’il devait avoir achetés, du moins je l’avais en tête, à vil prix chez le bourreau. Dans ces circonstances, je crus en être quitte à bon compte en lui donnant un shilling.

Je passai à l’étude pour demander si M. Jaggers était rentré. Là j’appris qu’il était encore absent, et je sortis de nouveau. Cette fois je fis le tour de la Petite-Bretagne en tournant par le clos Bartholomé. J’appris alors que d’autres personnes que moi attendaient le retour de M. Jaggers. Il y avait deux hommes à l’aspect mystérieux qui longeaient le clos Bartholomé, occupés, tout en causant, à mettre le bout de leurs souliers entre les pavés. L’un disait à l’autre, au moment où ils passaient près de moi pour la première fois :

« Jaggers le ferait si cela était à faire. »

Il y avait un rassemblement de deux femmes et de trois hommes dans un coin. Une des deux femmes versait des larmes sur son châle, et l’autre, tout en la tirant par son châle, la consolait en disant :

« Jaggers est pour lui, Mélia, que veux-tu de plus ? »

Or, pendant que je flânais dans le clos Bartholomé, un petit juif borgne survint. Il était accompagné d’un autre petit juif qu’il envoya faire une commission. En l’absence du messager, je remarquai que ce juif, qui sans doute était d’un tempérament nerveux, se livrait à une gigue d’impatience sous un réverbère, tout en répétant avec une sorte de frénésie ces mots :

« Oh ! Zazzerz !… Zazzerz !… Zazzerz ?… Tous les autres ne valent pas le diable ! C’est Zazzerz qu’il me faut. »

Ces témoignages de la popularité de mon tuteur me firent une profonde impression, et j’admirai, en m’étonnant plus que jamais.

À la fin, en regardant à travers la grille de fer du clos Bartholomé, dans la Petite Bretagne, je vis M. Jaggers qui traversait la rue et venait de mon côté. Tous ceux qui l’attendaient le virent en même temps que moi. Ce fut un véritable assaut. M. Jaggers mit une main sur mon épaule, m’entraîna et me fit marcher à ses côtés sans me dire une seule parole, puis il s’adressa à ceux qui le suivaient.

Il commença par les deux hommes mystérieux :

« Je n’ai rien à vous dire, fit M. Jaggers en leur montrant son index ; je n’en veux pas savoir davantage : quant au résultat, c’est une flouerie, je vous ai toujours dit que c’était une flouerie !… Avez-vous payé Wemmick ?

— Nous nous sommes procuré l’argent ce matin, monsieur, dit un des deux hommes d’un ton soumis, tandis que l’autre interrogeait la physionomie de M. Jaggers.

— Je ne vous demande ni quand ni comment vous vous l’êtes procuré… Wemmick l’a-t-il ?

— Oui, monsieur, répondirent les deux hommes en même temps.

— Très-bien ! Alors, vous pouvez vous en aller, je ne veux plus rien entendre ! dit M. Jaggers en agitant sa main pour les renvoyer. Si vous me dites un mot de plus, j’abandonne l’affaire.

— Nous avons pensé, monsieur Jaggers…, commença un des deux hommes en ôtant son chapeau.

— C’est ce que je vous ai dit de ne pas faire, dit M. Jaggers. Vous avez pensé… à quoi et pourquoi faire ?… je dois penser pour vous. Si j’ai besoin de vous, je sais où vous trouver. Je n’ai pas besoin que vous veniez me trouver. Allons, assez, pas un mot de plus ! »

Les deux hommes se regardèrent pendant que M. Jaggers agitait sa main pour les renvoyer, puis ils se retirèrent humblement sans proférer une parole.

« À vous, maintenant ! dit M. Jaggers, s’arrêtant tout à coup pour s’adresser aux deux femmes qui avaient des châles, à celles que les trois hommes venaient de quitter. Oh ! Amélia, est-ce vrai ?

— Oui, M. Jaggers.

— Et vous souvenez-vous, repartit M. Jaggers, que sans moi vous ne seriez pas et ne pourriez pas être ici ?

— Oh ! oui, vraiment, monsieur ! répondirent simultanément les femmes, que Dieu vous garde, monsieur, nous le savons bien !

— Alors, dit M. Jaggers, pourquoi venez-vous ici ?

— Mon billet, monsieur, fit la femme qui pleurait.

— Hein ? fit M. Jaggers ; une fois pour toutes, si vous ne pensez pas que votre billet soit en bonnes mains, je le sais, moi ; et si vous veniez ici pour m’ennuyer avec votre billet, je ferai un exemple de vous et de votre billet en le laissant glisser de mes mains. Avez-vous payé Wemmick ?

— Oh ! oui, monsieur, jusqu’au dernier penny.

— Très-bien. Alors vous avez fait tout ce que vous aviez à faire. Dites un mot… un seul mot de plus… et Wemmick va vous rendre votre argent. »

Cette terrible menace nous débarrassa immédiatement des deux femmes. Il ne restait plus personne que le juif irritable qui avait déjà, à plusieurs reprises, porté à ses lèvres le pan de l’habit de M. Jaggers.

« Je ne connais pas cet homme, dit M. Jaggers toujours du même ton peu engageant. Que veut cet individu ?

— Mon zer monzieur Zazzerz, ze zuis frère d’Abraham Lazaruz !

— Qu’est-ce ? dit M. Jaggers ; lâchez mon habit. »

L’homme ne lâcha prise qu’après avoir encore une fois baisé le pan de l’habit de M. Jaggers, et il répliqua :

« Abraham Lazaruz, zoupzonné pour l’arzenterie.

— Trop tard ! dit M. Jaggers, trop tard ! je suis pour l’autre partie !…

— Saint père ! monzieur Zazzerz… trop tard !… s’écria l’homme nerveux en pâlissant, ne dites pas que vous êtes contre Abraham Lazaruz !

— Si… dit M. Jaggers, et c’est une affaire finie… Allez vous-en !

— Monzieur Zazzerz, seulement une demi-minute. Mon couzin est en ce moment auprès de M. Wemmick pour lui offrir ce qu’il voudra. Monzieur Zazzerz ! un quart de minute. Si vous avez reçu de l’autre partie une somme d’argent, quelle qu’elle soit, l’argent ne fait rien ! Monzieur Zazzerz !… Monzieur !… »

Mon tuteur se débarrassa de l’importun avec un geste de suprême indifférence et le laissa se trémousser sur le pavé comme s’il eût été chauffé à blanc. Nous gagnâmes la maison sans plus d’interruption. Là, nous trouvâmes le clerc et l’homme en veste de velours et en casquette garnie de fourrures.

« Mike est là, dit le clerc en quittant son tabouret et s’approchant confidentiellement de M. Jaggers.

— Oh ! dit M. Jaggers en se tournant vers l’homme qui ramenait une mèche de ses cheveux sur son front comme le taureau de Cock Robin tirait le cordon de la sonnette. Votre homme vient cette après-midi. Eh bien !

— Eh bien ! M. Jaggers, dit Mike avec la voix d’un homme qui a un rhume chronique ; après bien de la peine, j’en ai trouvé un qui pourra faire l’affaire.

— Qu’est-il prêt à jurer ?

— Monsieur Jaggers, dit Mike en essuyant cette fois son nez avec sa casquette de fourrure ; en somme je crois qu’il jurera n’importe quoi. »

M. Jaggers devenait de plus en plus irrité.

« Je vous avais cependant averti d’avance, dit-il en montrant son index au client craintif, que si vous supposiez avoir le droit de parler de la sorte ici, je ferais de vous un exemple. Comment ! infernal scélérat que vous êtes, osez-vous me parler ainsi ? »

Le client parut effrayé, et en même temps embarrassé comme un homme qui n’a pas conscience de ce qu’il a fait.

« Cruche ! dit le clerc en le poussant du coude, tête creuse ! Pourquoi lui dites-vous cela en face ?

— Allons, répondez-moi vivement, mauvais garnement, dit mon tuteur d’un ton sévère : encore une fois et pour la dernière, qu’est-ce que l’homme que vous m’amenez est prêt à jurer ? »

Mike regardait mon tuteur dans le blanc des yeux, comme s’il eût cherché à y lire sa leçon, puis il répliqua lentement :

« Il donnera des renseignements d’un caractère général, ou bien il jurera qu’il a passé avec la personne toute la nuit en question.

— Allons, maintenant, faites bien attention : dans quelle position sociale est cet homme ? »

Mike regardait tantôt sa casquette, tantôt le plancher, tantôt le plafond ; puis il tourna les yeux vers moi et vers le clerc, avant de risquer sa réponse, et en faisant beaucoup de mouvements, il se prit à dire :

« Nous l’avons habillé comme… »

Mon tuteur s’écria tout à coup :

« Ah ! vous y tenez !… vous y tenez !… »

— Cruche !… » ajouta le clerc en lui donnant encore une fois un grand coup de coude.

Après de nouvelles hésitations, Mike partit et recommença :

« Il est habillé en homme respectable, comme qui dirait un pâtissier.

— Est-il là ? demanda M. Jaggers.

— Je l’ai laissé, répondit Mike, assis sur le pas d’une porte au coin de la rue.

— Faites-le passer devant cette fenêtre, que je le voie. »

La fenêtre indiquée était celle de l’étude. Nous nous approchâmes tous les trois derrière le grillage, et nous vîmes le client passer comme par hasard en compagnie d’un grand escogriffe à l’air sinistre, vêtu de blanc et portant un chapeau en papier. Ce marmiton était loin d’être à jeun, il avait un certain œil poché qui était devenu vert et jaune, vu son état de convalescence, et qu’il avait peint pour le dissimuler.

« Dites-lui qu’il emmène son témoin sur-le-champ, dit mon tuteur au clerc avec un profond dégoût, et demandez-lui ce qu’il entend que je fasse d’un pareil individu. »

Mon tuteur m’emmena ensuite dans son propre appartement, et, tout en déjeunant avec des sandwiches et un flacon de Sherry, il m’apprit en ce moment les dispositions qu’il avait prises pour moi. Je devais me rendre à l’Hôtel Barnard, chez M. Pocket junior, où un lit avait été préparé pour me recevoir ; je devais rester avec M. Pocket junior jusqu’au lundi ; et, ce jour-là je devais me rendre avec lui chez M. son père afin de pouvoir décider si je pourrais m’y plaire. J’appris aussi quelle serait ma pension ; elle était fort convenable. Mon tuteur tira de son tiroir pour me les donner les adresses de plusieurs négociants auxquels je devais recourir pour mes vêtements et tout ce dont je pourrais avoir besoin.

« Vous serez satisfait du crédit qu’on vous accordera, monsieur Pip, dit mon tuteur, dont la bouteille de Sherry répandait autant d’odeur que le fût lui-même, pendant qu’il se rafraîchissait à la hâte ; mais je serai toujours à même de suspendre votre pension, si je vous trouve jamais ayant affaire aux policemen. Il est certain que vous tournerez mal d’une façon ou d’une autre, mais ce n’est pas de ma faute. »

Quand j’eus réfléchi pendant quelques instants sur cette opinion encourageante, je demandai à M. Jaggers si je pouvais envoyer chercher une voiture. Il me répondit que cela n’en valait pas la peine, que j’étais très-près de ma destination, et que Wemmick m’accompagnerait si je le désirais.

J’appris alors que Wemmick était le clerc que j’avais vu dans l’étude. On sonna un autre clerc occupé en haut et qui vint prendre la place de Wemmick pendant que Wemmick serait absent. Je l’accompagnai dans la rue après avoir serré les mains de mon tuteur. Nous trouvâmes une foule de gens qui rôdaient devant la porte ; mais Wemmick sut se frayer un chemin au milieu d’eux en leur disant doucement, mais d’un ton déterminé :

« Je vous dis que c’est inutile ; il n’a absolument rien à vous dire. »

Nous pûmes donc bientôt nous en débarrasser, et nous poursuivîmes notre chemin en marchant côte à côte.

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