Les Grandes Espérances/I/3

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (Tome 1p. 22-29).


CHAPITRE III.


C’était une matinée de gelée blanche très-humide. J’avais trouvé l’extérieur de la petite fenêtre de ma chambre tout mouillé, comme si quelque lutin y avait pleuré toute la nuit, et qu’il lui eût servi de mouchoir de poche. Je retrouvai cette même humidité sur les haies stériles et sur l’herbe desséchée, suspendue comme de grossières toiles d’araignée, de rameau en rameau, de brin en brin ; les grilles, les murs étaient dans le même état, et le brouillard était si épais, que je ne vis qu’en y touchant le poteau au bras de bois qui indique la route de notre village, indication qui ne servait à rien car on ne passait jamais par là. Je levai les yeux avec terreur sur le poteau, ma conscience oppressée en faisant un fantôme, me montrant la rue des Pontons.

Le brouillard devenait encore plus épais, à mesure que j’approchais des marais, de sorte qu’au lieu d’aller vers les objets, il me semblait que c’étaient les objets qui venaient vers moi. Cette sensation était extrêmement désagréable pour un esprit coupable. Les grilles et les fossés s’élançaient à ma poursuite, à travers le brouillard, et criaient très-distinctement : « Arrêtez-le ! Arrêtez-le !… Il emporte un pâté qui n’est pas à lui !… » Les bestiaux y mettaient une ardeur égale et écarquillaient leurs gros yeux en me lançant par leurs naseaux un effroyable : « Holà ! petit voleur !… Au voleur ! Au voleur !… » Un bœuf noir, à cravate blanche, auquel ma conscience troublée trouvait un certain air clérical, fixait si obstinément sur moi son œil accusateur, que je ne pus m’empêcher de lui dire en passant :

« Je n’ai pas pu faire autrement, monsieur ! Ce n’est pas pour moi que je l’ai pris ! »

Sur ce, il baissa sa grosse tête, souffla par ses naseaux un nuage de vapeur, et disparut après avoir lancé une ruade majestueuse avec ses pieds de derrière et fait le moulinet avec sa queue.

Je m’avançais toujours vers la rivière. J’avais beau courir, je ne pouvais réchauffer mes pieds, auxquels l’humidité froide semblait rivée comme la chaîne de fer était rivée à la jambe de l’homme que j’allais retrouver. Je connaissais parfaitement bien le chemin de la Batterie, car j’y étais allé une fois, un dimanche, avec Joe, et je me souvenais, qu’assis sur un vieux canon, il m’avait dit que, lorsque je serais son apprenti et directement sous sa dépendance, nous viendrions là passer de bons quarts d’heure. Quoi qu’il en soit, le brouillard m’avait fait prendre un peu trop à droite ; en conséquence, je dus rebrousser chemin le long de la rivière, sur le bord de laquelle il y avait de grosses pierres au milieu de la vase et des pieux, pour contenir la marée. En me hâtant de retrouver mon chemin, je venais de traverser un fossé que je savais n’être pas éloigné de la Batterie, quand j’aperçus l’homme assis devant moi. Il me tournait le dos, et avait les bras croisés et la tête penchée en avant, sous le poids du sommeil.

Je pensais qu’il serait content de me voir arriver aussi inopinément avec son déjeuner. Je m’approchai donc de lui et le touchai doucement à l’épaule. Il bondit sur ses pieds, mais ce n’était pas le même homme, c’en était un autre !

Et pourtant cet homme était, comme l’autre, habillé tout en gris ; comme l’autre, il avait un fer à la jambe ; comme l’autre, il boitait, il avait froid, il était enroué ; enfin c’était exactement le même homme, si ce n’est qu’il n’avait pas le même visage et qu’il portait un chapeau bas de forme et à larges bords. Je vis tout cela en un moment, car je n’eus qu’un moment pour voir tout cela ; il me lança un gros juron à la tête, puis il voulut me donner un coup de poing ; mais si indécis et si faible qu’il me manqua et faillit lui-même rouler à terre car ce mouvement le fit chanceler ; alors, il s’enfonça dans le brouillard, en trébuchant deux fois et je le perdis de vue.

« C’est le jeune homme ! » pensai-je en portant la main sur mon cœur.

Et je crois que j’aurais aussi ressenti une douleur au foie, si j’avais su où il était placé.

J’arrivai bientôt à la Batterie. J’y trouvai mon homme, le véritable, s’étreignant toujours et se promenant çà et là en boitant, comme s’il n’eût pas cessé un instant, toute la nuit, de s’étreindre et de se promener en m’attendant. À coup sûr, il avait terriblement froid, et je m’attendais presque à le voir tombé inanimé et mourir de froid à mes pieds. Ses yeux annonçaient aussi une faim si épouvantable que, quand je lui tendis la lime, je crois qu’il eût essayé de la manger, s’il n’eût aperçu mon paquet. Cette fois, il ne me mit pas la tête en bas, et me laissa tranquillement sur mes jambes, pendant que j’ouvrais le paquet et que je vidais mes poches.

« Qu’y a-t-il dans cette bouteille ? dit-il.

— De l’eau-de-vie, » répondis-je.

Il avait déjà englouti une grande partie du hachis de la manière la plus singulière, plutôt comme un homme qui a une hâte extrême de mettre quelque chose en sûreté, que comme un homme qui mange ; mais il s’arrêta un moment pour boire un peu de liqueur. Pendant tout ce temps, il tremblait avec une telle violence, qu’il avait toute la peine du monde à ne pas briser entre ses dents le goulot de la bouteille.

« Je crois que vous avez la fièvre, dis-je.

— Tu pourrais bien avoir raison, mon garçon, répondit-il.

— Il ne fait pas bon ici, repris-je, vous avez dormi dans les marais, ils donnent la fièvre et des rhumatismes.

— Je vais toujours manger mon déjeuner, dit-il, avant qu’on ne me mette à mort. J’en ferais autant, quand même je serais certain d’être repris et ramené là-bas, aux pontons, après avoir mangé ; et je te parie que j’avalerai jusqu’au dernier morceau. »

Il mangeait du hachis, du pain, du fromage et du pâté, tout à la fois : jetant dans le brouillard qui nous entourait des yeux inquiets, et souvent arrêtant, oui, arrêtant jusqu’au jeu des mâchoires pour écouter. Le moindre bruit, réel ou imaginaire, le murmure de l’eau, ou la respiration d’un animal le faisait soudain tressaillir, et il me disait tout à coup :

« Tu ne me trahis pas, petit diable ?… Tu n’as amené personne avec toi ?

— Non, monsieur !… non !

— Tu n’as dit à personne de te suivre ?

— Non !

— Bien ! disait-il, je te crois. Tu serais un fier limier, en vérité, si à ton âge tu aidais déjà à faire prendre une pauvre vermine comme moi, près de la mort, et traquée de tous côtés, comme je le suis. »

Il se fit dans sa gorge un bruit assez semblable à celui d’une pendule qui va sonner, puis il passa sa manche de toile grossière sur ses yeux.

Touché de sa désolation, et voyant qu’il revenait toujours au pâté de préférence, je m’enhardis assez pour lui dire :

« Je suis bien aise que vous le trouviez bon.

— Est-ce toi qui as parlé ?

— Je dis que je suis bien aise que vous le trouviez bon.

— Merci, mon garçon, je le trouve excellent. »

Je m’étais souvent amusé à regarder manger un gros chien que nous avions à la maison, et je remarquai qu’il y avait une similitude frappante dans la manière de manger de ce chien et celle de cet homme. Il donnait des coups de dent secs comme le chien ; il avalait, ou plutôt il happait d’énormes bouchées, trop tôt et trop vite, et regardait de côté et d’autres en mangeant, comme s’il eût craint que, de toutes les directions, on ne vînt lui enlever son pâté. Il était cependant trop préoccupé pour en bien apprécier le mérite, et je pensais que si quelqu’un avait voulu partager son dîner, il se fût jeté sur ce quelqu’un pour lui donner un coup de dent, tout comme aurait pu le faire le chien, en pareille circonstance.

« Je crains bien que vous ne lui laissiez rien, dis-je timidement, après un silence pendant lequel j’avais hésité à faire cette observation : il n’en reste plus à l’endroit où j’ai pris celui-ci.

— Lui en laisser ?… À qui ?… dit mon ami, en s’arrêtant sur un morceau de croûte.

— Au jeune homme. À celui dont vous m’avez parlé. À celui qui se cache avec vous.

— Ah ! ah ! reprit-il avec quelque chose comme un éclat de rire ; lui !… oui !… oui !… Il n’a pas besoin de vivres.

— Il semblait pourtant en avoir besoin, » dis-je.

L’homme cessa de manger et me regarda d’un air surpris.

« Il t’a semblé ?… Quand ?…

— Tout à l’heure.

— Où cela ?

— Là-bas !… dis-je, en indiquant du doigt ; là-bas, où je l’ai trouvé endormi ; je l’avais pris pour vous. »

Il me prit au collet et me regarda d’une manière telle, que je commençai à croire qu’il était revenu à sa première idée de me couper la gorge.

« Il était habillé tout comme vous, seulement, il avait un chapeau, dis-je en tremblant, et… et… (j’étais très-embarrassé pour lui dire ceci) et… il avait les mêmes raisons que vous pour m’emprunter une lime. N’avez-vous pas entendu le canon hier soir ?

— Alors on a tiré ! se dit-il à lui-même.

— Je m’étonne que vous ne le sachiez pas, repris-je, car nous l’avons entendu de notre maison, qui est plus éloignée que cet endroit ; et, de plus, nous étions enfermés.

— C’est que, dit-il, quand un homme est dans ma position, avec la tête vide et l’estomac creux, à moitié mort de froid et de faim, il n’entend pendant toute la nuit que le bruit du canon et des voix qui l’appellent… Écoute ! Il voit des soldats avec leurs habits rouges, éclairés par les torches, qui s’avancent et vont l’entourer ; il entend appeler son numéro, il entend résonner les mousquets, il entend le commandement : en joue !… Il entend tout cela, et il n’y a rien. Oui… je les ai vus me poursuivre une partie de la nuit, s’avancer en ordre, ces damnés, en piétinant, piétinant… j’en ai vu cent… et comme ils tiraient !… Oui, j’ai vu le brouillard se dissiper au canon, et, comme par enchantement, faire place au jour !… Mais cet homme ; il avait dit tout le reste comme s’il eût oublié ma réponse ; as-tu remarqué quelque chose de particulier en lui ?

— Il avait la face meurtrie, dis-je, en me souvenant que j’avais remarqué cette particularité.

— Ici, n’est-ce pas ? s’écria l’homme, en frappant sa joue gauche, sans miséricorde, avec le plat de la main.

— Oui… là !

— Où est-il ? »

En disant ces mots, il déposa dans la poche de sa jaquette grise le peu de nourriture qui restait.

« Montre-moi le chemin qu’il a pris, je le tuerai comme un chien ! Maudit fer, qui m’empêche de marcher ! Passe-moi la lime, mon garçon. »

Je lui indiquai la direction que l’autre avait prise, à travers le brouillard. Il regarda un instant, puis il s’assit sur le bord de l’herbe mouillée et commença à limer le fer de sa jambe, comme un fou, sans s’inquiéter de moi, ni de sa jambe, qui avait une ancienne blessure qui saignait et qu’il traitait aussi brutalement que si elle eût été aussi dépourvue de sensibilité qu’une lime. Je recommençais à avoir peur de lui, maintenant que je le voyais s’animer de cette façon ; de plus j’étais effrayé de rester aussi longtemps dehors de la maison. Je lui dis donc qu’il me fallait partir ; mais il n’y fit pas attention, et je pensai que ce que j’avais de mieux à faire était de m’éloigner. La dernière fois que je le vis, il avait toujours la tête penchée sur son genou, il limait toujours ses fers et murmurait de temps à autre quelque imprécation d’impatience contre ses fers ou contre sa jambe. La dernière fois que je l’entendis, je m’arrêtai dans le brouillard pour écouter et j’entendis le bruit de la lime qui allait toujours.


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