Les Grandes Espérances/II/30

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (Tome 2p. 356-361).


CHAPITRE XXX.


Depuis onze ans, je n’avais vu de mes propres yeux ni Joe ni Biddy, bien qu’ils se fussent souvent présentés à mon imagination, pendant mon séjour en Orient, quand un soir de décembre, qu’il faisait nuit depuis une heure ou deux, je posai doucement la main sur le loquet de la porte de la vieille cuisine. Je le touchai si doucement, qu’on ne m’entendit pas et je regardai à l’intérieur sans être vu. Là, fumant sa pipe à son ancienne place, près du feu de la cuisine, aussi bien conservé et aussi fort que jamais, bien qu’un peu gris, était assis Joe, et, dans le coin, abrité par la jambe de Joe, et assis sur mon petit tabouret, et regardant le feu, on voyait qui ?… Moi encore !

« Nous lui avons donné le nom de Pip en souvenir de vous, mon cher vieux camarade, dit Joe, rempli de joie, quand il me vit prendre un autre tabouret à côté de l’enfant, à qui je ne tirai pas les cheveux, et nous avons espéré qu’il grandirait un petit bout comme vous, et nous croyons que c’est ce qu’il fait. »

Je le croyais aussi, et je lui fis faire une longue promenade le lendemain matin ; nous causâmes beaucoup, nous comprenant l’un l’autre parfaitement. Je le conduisis au cimetière ; je le menai à une certaine tombe, et il me montra la pierre qui était consacrée à la mémoire de :

PHILIP PIRRIP
décédé dans cette paroisse,
et aussi
GEORGIANA,
épouse du ci-dessus.

« Biddy, dis-je en causant avec elle, après le dîner, pendant que sa petite fille jouait sur ses genoux, il faudra que vous me donniez Pip un de ces jours, ou qu’au moins vous me le prêtiez.

— Non, non, dit doucement Biddy, il faut vous marier.

— C’est ce que disent Herbert et Clara ; mais je crois que je n’en ferai rien ; je me suis si bien installé chez eux, que cela n’est même pas du tout probable. Je suis tout à fait un vieux garçon. »

Biddy baissa les yeux sur son enfant, et porta ses petites mains à ses lèvres ; puis elle mit sa bonne main maternelle, avec laquelle elle l’avait touché, dans la mienne. Il y avait quelque chose dans cette action et dans la légère pression de l’anneau de mariage de Biddy, qui avait en soi une douce éloquence.

« Cher Pip, dit Biddy, êtes-vous bien sûr que votre cœur ne bat plus pour elle ?

— Oh ! oui !… Je ne le pense pas, du moins, Biddy.

— Dites-moi comme à une vieille… vieille amie, l’avez-vous tout à fait oubliée ?

— Ma chère Biddy, je n’ai rien oublié de ce qui a eu dans ma vie une grande importance, et peu de ce qui y a eu quelque importance. Mais ce pauvre rêve, comme je l’appelais autrefois, est envolé, Biddy, tout à fait envolé ! »

Cependant je savais, tout en disant cela, que j’avais une secrète intention de visiter seul, ce soir-là, l’emplacement de la vieille maison, et cela en souvenir d’elle. Oui, en souvenir d’Estelle !

J’avais d’abord entendu dire qu’elle menait une vie des plus malheureuses, et qu’elle était séparée de son mari, qui l’avait traitée très-brutalement, et qui avait la réputation d’être un composé d’orgueil, d’avarice, de méchanceté et de petitesse. J’avais appris ensuite la mort de son mari, à la suite d’un accident causé par ses mauvais traitements sur un cheval. Il y avait quelque deux ans que ce bonheur lui était arrivé, et je supposais qu’elle était remariée.

On dînait de bonne heure, chez Joe, et j’avais largement le temps, sans presser ma causerie avec Biddy, d’aller au vieil endroit avant la nuit ; mais, tout en flânant sur le chemin, pour regarder les objets d’autrefois et pour penser au passé, le jour était tout à fait tombé quand j’arrivai.

Il n’y avait plus de maison, plus de brasserie, plus de bâtiments, si ce n’est le mur du vieux jardin. L’espace vide avait été entouré d’une grossière palissade, et, en regardant par-dessus, je vis que quelques branches du vieux lierre avaient repris racine, et poussaient tranquillement en couvrant de leur verdure de petits monceaux de ruines. Une porte de la palissade se trouvant entr’ouverte, je la poussai et j’entrai.

Un brouillard froid et argenté avait voilé l’après-midi, et la lune ne s’était pas encore levée pour le disperser. Mais les étoiles brillaient au-dessus du brouillard et la lune allait paraître et la soirée n’était pas sombre. Je pouvais me retracer l’emplacement de chaque partie de la vieille maison, de la brasserie, des portes et des tonneaux. Je l’avais fait, et je regardais le long d’une allée du jardin dévasté, quand j’y aperçus une ombre solitaire.

Cette ombre montra qu’elle m’avait vu, elle s’était avancée vers moi, mais elle resta immobile. En approchant, je vis que c’était l’ombre d’une femme. Quand j’approchai davantage encore, elle fut sur le point de s’éloigner, alors elle fit un mouvement de surprise, prononça mon nom, et je m’écriai :

« Estelle !

— Je suis bien changée… Je m’étonne que vous me reconnaissiez. »

La fraîcheur de sa beauté était en effet partie, mais sa majesté si indescriptible et son charme indescriptible étaient restés. Ces perfections, je les connaissais. Ce que je n’avais pas encore vu, c’était le regard adouci, attristé de ses yeux, autrefois si fiers ; ce que je n’avais pas encore vu, c’était la pression affectueuse de sa main autrefois insensible.

Nous nous assîmes sur un banc près de là, et je dis :

« Après tant d’années, il est étrange que nous nous rencontrions, Estelle, ici même, où nous nous sommes vus pour la première fois. Y venez-vous souvent ?

— Je ne suis jamais revenue ici depuis…

— Ni moi. »

La lune commençait à se lever, et je pensai au regard placide dirigé vers le plafond blanc par celui qui n’était plus. La lune commençait à se lever, et je pensai à la pression de sa main sur ma main, quand je lui eus dit les dernières paroles qu’il eût entendues sur terre.

Estelle rompit la première le silence qui s’était établi entre nous.

« J’ai très-souvent espéré et désiré revenir, mais j’ai été empêchée par bien des circonstances. Pauvre vieille maison ! »

Le brouillard argenté fut effleuré par les premiers rayons de la lune, et les mêmes rayons effleurèrent les larmes qui coulaient de ses yeux. Ignorant que je les voyais, elle dit :

« Vous êtes-vous demandé, en marchant de long en large, comment il se fait que ce terrain soit dans cet état ?

— Oui, Estelle.

— Le terrain m’appartient. C’est le seul bien que je n’aie pas abandonné ; tout le reste m’a quitté petit à petit, mais j’ai gardé ce terrain. Il a été le sujet de la seule résistance décidée que j’aie faite pendant toutes ces années de malheur.

— Doit-on y construire ?

— Oui, on finira par là. Je suis venue ici pour lui faire mes adieux avant ce changement. Et vous, dit-elle du ton d’intérêt touchant avec lequel on parle à une personne qui va s’éloigner, resterez-vous toujours à l’étranger ?

— Toujours.

— Et vous êtes heureux, j’en suis sûre.

— Je travaille beaucoup pour avoir de quoi vivre. Donc, je suis heureux.

— J’ai souvent pensé à vous, dit Estelle.

— Vraiment ?

— Tout dernièrement, très-souvent. Il y eut un temps long et pénible, où j’éloignai de moi le souvenir de ce que j’avais repoussé quand j’ignorais ce que cela valait. Mais depuis, mon devoir n’a plus été incompatible avec ce souvenir, et je lui ai donné une place dans mon cœur.

— Vous avez toujours eu votre place dans mon cœur, » dis-je.

Et nous gardâmes encore le silence, jusqu’au moment où elle reprit :

« J’étais loin de penser que je prendrais congé de vous en quittant cet endroit ; je suis bien aise de le faire.

— Vous êtes bien aise de nous séparer encore, Estelle ? Pour moi, partir est une pénible chose ; pour moi, le souvenir de notre séparation a toujours été aussi triste que pénible…

— Mais vous m’avez dit autrefois, repartit Estelle avec animation : « Dieu vous bénisse, Dieu vous pardonne ! » Et si vous avez pu me dire cela alors, vous n’hésiterez pas à me le dire maintenant… maintenant que la souffrance a été plus forte que toutes les autres leçons, et m’a appris à comprendre ce qu’était votre cœur. J’ai été courbée et brisée, mais, je l’espère, pour prendre une forme meilleure. Soyez aussi discret et aussi bon pour moi que vous l’étiez, et dites-moi que nous sommes amis.

— Nous sommes amis, dis-je en me levant et me penchant vers elle au moment où elle se levait de son banc.

— Et continuerons-nous à rester amis séparables ? » dit Estelle.

Je pris sa main dans la mienne et nous nous rendîmes à la maison démolie ; et, comme les vapeurs du matin s’étaient levées depuis longtemps quand j’avais quitté la forge, de même les vapeurs du soir s’élevaient maintenant, et dans la vaste étendue de lumière tranquille qu’elles me laissaient voir, j’entrevis l’espérance de ne plus me séparer d’Estelle.

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