Les Grandes Espérances/II/8

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (Tome 2p. 75-85).


CHAPITRE VIII.


Pensant que le dimanche était le jour le plus convenable pour aller consulter M. Wemmick à Walworth, je consacrai l’après-midi du dimanche suivant à un pèlerinage au château. En arrivant devant les créneaux, je trouvai le pavillon flottant et le pont-levis levé ; mais, sans me laisser décourager par ces démonstrations de défiance et de résistance, je sonnai à la porte, et fus admis de la manière la plus pacifique.

« Mon fils, monsieur, dit le vieillard, après avoir assuré le pont-levis, avait dans l’idée que le hasard pourrait vous amener aujourd’hui, et il m’a chargé de vous dire qu’il serait bientôt de retour de sa promenade de l’après-midi. Il est très-réglé dans ses promenades, mon fils… très-réglé en toutes choses, mon fils. »

Je faisais des signes de tête au vieillard, comme Wemmick lui-même aurait pu faire, et nous entrâmes nous mettre près du feu.

« C’est à son étude que vous avez fait la connaissance de mon fils, monsieur ? » dit le vieillard en gazouillant selon son habitude, tout en se chauffant les mains à la flamme.

Je fis un signe affirmatif.

« Ah ! j’ai entendu dire que mon fils était très-habile dans sa partie, monsieur. »

Je fis plusieurs signes successifs.

« Oui, c’est ce qu’on m’a dit. Il s’occupe de jurisprudence. »

Je fis des signes sans interruption.

« Ce qui me surprend beaucoup chez mon fils, dit le vieillard, car il n’a pas été élevé dans cette partie, mais dans la tonnellerie. »

Curieux de savoir ce que le vieillard connaissait de la réputation de M. Jaggers, je lui hurlai ce nom à l’oreille. Il me jeta dans une grande confusion en se mettant à rire de tout son cœur, et en répliquant d’une manière très-fine :

« Non, à coup sûr, vous avez raison ! »

Et, à l’heure qu’il est, je n’ai pas la moindre idée de ce qu’il voulait dire, ni de la plaisanterie qu’il croyait que j’avais faite.

Comme je ne pouvais pas rester à lui faire perpétuellement des signes de tête, je lui demandai en criant s’il avait exercé la profession de tonnelier. À force de hurler ce mot plusieurs fois, en frappant doucement sur le ventre du vieillard, pour mieux attirer son attention, je réussis enfin à me faire comprendre.

« Non, dit-il, un magasin… un magasin… d’abord, là-bas. »

Il semblait me montrer la cheminée ; mais je crois qu’il voulait dire à Liverpool.

« Et puis, dans la Cité de Londres, ici. Cependant, ayant une infirmité, car j’ai l’oreille dure, monsieur… »

J’exprimai par gestes le plus grand étonnement.

« Oui, j’ai l’oreille dure, et voyant cette infirmité, mon fils s’est mis dans la jurisprudence et il a pris soin de moi, et petit à petit il a créé cette élégante et belle propriété. Mais pour en revenir à ce que vous disiez, vous savez, poursuivit le vieillard en riant de nouveau, je dis : non, à coup sûr ; vous avez raison. »

Je me demande modestement si mon extrême ingénuité m’aurait jamais mis à même de dire quelque chose qui l’aurait amusé moitié autant que cette plaisanterie imaginaire, quand j’entendis tout à coup un clic-clac dans le mur d’un côté de la cheminée, et que je vis s’ouvrir un carré montrant une petite planchette, sur laquelle on lisait :

JOHN.

Le vieillard suivait mes yeux, et s’écria d’une voix triomphante :

« Mon fils est rentré ! »

Et tous deux nous nous rendîmes au pont-levis.

On aurait vraiment payé pour voir Wemmick m’adressant un salut de l’autre côté du fossé, pendant que nous aurions pu nous serrer la main par-dessus, avec la plus grande facilité. Le vieux était si enchanté de faire manœuvrer le pont-levis, que je n’offris pas de l’aider ; je me tins tranquille, jusqu’au moment où Wemmick eût traversé et m’eût présenté à miss Skiffins. C’était une jeune femme qui l’accompagnait.

Miss Skiffins avait l’air d’être en bois, et ouvrait la bouche comme celui qui l’escortait. Elle pouvait avoir deux ou trois ans de moins que Wemmick, et, à juger par l’apparence, elle paraissait assez à son aise ; la coupe de ses vêtements, depuis le haut de la taille, par derrière et par devant, la faisait ressembler beaucoup à un cerf-volant, et j’aurais pu trouver sa robe d’un orange un peu trop décidé et ses gants d’un vert un peu trop intense, mais elle paraissait être une excellente personne, et montrait les plus grands égards pour le vieux. Je ne fus pas longtemps à découvrir qu’elle rendait de fréquentes visites au château, car lorsque nous entrâmes, et que je complimentai Wemmick sur son ingénieux moyen de s’annoncer à son père, il me pria de fixer, pour un instant, mon attention de l’autre côté de la cheminée, et disparut. Bientôt on entendit un autre clic-clac, et un autre petit carré s’ouvrit, sur lequel on lisait :

MISS SKIFFINS.

Alors, le carré de miss Skiffins se ferma et celui de John s’ouvrit. Ensuite, miss Skiffins et John s’ouvrirent ensemble, et finalement ils se fermèrent ensemble. Lorsque Wemmick revint de faire manœuvrer ces petites mécaniques, j’exprimai toute l’admiration qu’elles m’inspiraient, et il me dit :

« Vous savez, elles sont toutes deux agréables et utiles au père, et par saint Georges, monsieur, c’est une chose digne de remarque, que de tous les gens qui viennent à cette porte, le secret de ces ressorts n’est connu que du vieux, de miss Skiffins et de moi !

— Et c’est M. Wemmick qui les a faits, ajouta miss Skiffins, de son imagination et de sa propre main. »

Miss Skiffins ôta son chapeau, mais elle garda ses gants verts pendant toute la soirée, comme un signe visible et extérieur qu’il y avait compagnie. Wemmick m’invita à aller faire un tour dans la propriété pour jouir de l’effet de l’île pendant l’hiver. Pensant qu’il agissait ainsi pour me fournir l’occasion de prendre ses sentiments de Walworth, j’en profitai aussitôt que nous fûmes sortis du château.

Ayant bien réfléchi à ce sujet, je l’abordai, comme s’il n’en avait jamais été question auparavant. J’appris à Wemmick que j’étais inquiet sur le compte d’Herbert Pocket, et je lui dis comment nous nous étions d’abord rencontrés, et comment nous nous étions battus. Je dis quelques mots en passant de la famille d’Herbert, de son caractère, de son peu de ressources personnelles, et de la pension inexacte et insuffisante qu’il recevait de son père. Je fis allusion aux avantages que j’avais tirés de sa société dans mon ignorance primitive et mon peu d’usage du monde, et j’avouai que je craignais de ne l’avoir que fort mal payé de retour, et qu’il aurait mieux réussi sans moi et mes espérances. Tenant miss Havisham à un plan très-éloigné, je laissai entrevoir que j’aurais désiré prendre des arrangements avec lui pour son avenir, ayant la certitude qu’il possédait une âme généreuse, et qu’il était au-dessus de tout soupçon d’ingratitude ou de mauvais desseins.

« Pour toutes ces raisons, dis-je à Wemmick, et parce qu’il est mon compagnon et mon ami, et parce que j’ai une grande affection pour lui, je souhaiterais de faire refléter sur lui quelques rayons de ma bonne fortune, et, en conséquence, je viens demander conseil à votre expérience et à votre connaissance des hommes et des affaires, et savoir de vous comment, avec mes ressources, je pourrais assurer à Herbert un revenu réel, une centaine de livres par an, par exemple, pour le tenir en bon espoir et bon courage, et graduellement lui acheter une petite part dans quelque association. »

En concluant, je priai Wemmick de bien comprendre que je désirais tenir ce service secret, sans qu’Herbert en eût connaissance ou soupçon, et qu’il n’y avait personne autre au monde à qui je pusse demander conseil. Je terminai en posant ma main sur son épaule, et en disant :

« Je ne puis m’empêcher de me fier à vous, bien que je sache que cela vous embarrasse ; mais c’est votre faute, puisque vous m’avez vous-même amené ici. »

Wemmick garda le silence pendant un moment, puis il dit avec une sorte d’élan :

« Sachez-le, monsieur Pip, je dois vous dire une chose, c’est que cela est diablement bien à vous !

— Dites que vous m’aiderez à faire le bien alors.

— Diable ! répliqua Wemmick en secouant la tête, ça n’est pas mon affaire.

— Ce n’est pas non plus ici votre maison d’affaires, dis-je.

— Vous avez raison, répondit-il ; vous frappez le clou sur la tête, monsieur Pip ; je vais y réfléchir, si vous le voulez bien, et je pense que tout ce que vous voulez faire peut être fait petit à petit. Skiffins (c’est le frère de mademoiselle) est un comptable ; je le verrai et lui dirai votre projet.

— Je vous remercie dix mille fois.

— Au contraire, dit-il, c’est à moi de vous remercier ; car, bien que nous agissions strictement sous notre responsabilité privée et personnelle, on peut dire cependant qu’il reste toujours autour de nous quelques toiles d’araignée de Newgate, et cela les enlève. »

Après avoir causé quelques moments de plus, nous rentrâmes au château, où nous trouvâmes miss Skiffins en train de préparer le thé. La responsabilité du pain rôti était laissée au vieux, et cet excellent homme y mettait une telle ardeur, que ses yeux me semblaient être en danger de fondre.

Le repas que nous allions faire n’était pas seulement nominal, c’était une vigoureuse réalité. Le vieillard avait préparé une telle pyramide de rôties bourrées, que c’est à peine si je pouvais le voir par-dessus, tandis qu’il accrochait le gril au sommet de la barre supérieure de la grille à charbon de terre après les avoir enlevées et les avoir remplacées par d’autres qui commençaient à fumer. De son côté miss Skiffins brassait une telle quantité de thé que le cochon relégué dans un endroit retiré en fut fortement excité et qu’il manifesta à plusieurs reprises son désir de prendre part à la fête.

Le pavillon avait été baissé, le canon tiré à l’heure dite et je me sentais aussi séparé du reste du monde, qui n’était pas Walworth, que si le fossé avait eu trente pieds de largeur et autant de profondeur. Rien ne troublait la tranquillité du château, si ce n’est le bruit que faisaient en s’ouvrant de temps à autre John et miss Skiffins, ces petites portes semblaient en proie à quelque infirmité spasmodique et sympathique, et je me sentis mal à l’aise jusqu’à ce que j’y fusse habitué. D’après la nature méthodique des arrangements de miss Skiffins, je conclus qu’elle faisait le thé tous les dimanches soir, et je soupçonnai certaine broche classique qu’elle portait, représentant le profil d’une femme peu séduisante, avec un nez aussi mince que le premier quartier de la lune, d’être un cadeau de Wemmick.

Nous mangeâmes toutes les rôties et bûmes du thé en proportion, et il était réjouissant de voir combien après le repas nous étions tous chauds et graisseux. Le vieux surtout aurait pu passer pour un vieux chef de tribu sauvage nouvellement huilé ; après un moment de repos, miss Skiffins, en l’absence de la petite servante, qui, à ce qu’il paraît, se retirait dans le sein de sa famille les après-midi du dimanche, lava les tasses à thé, comme une dame qui le fait pour s’amuser, et de manière à ne pas se compromettre vis-à-vis d’aucun de nous ; puis elle remit ses gants verts, et nous nous groupâmes autour du feu. Alors Wemmick dit :

« Maintenant, vieux père, lisez-nous le journal. »

Wemmick m’expliqua, pendant que le vieux tirait ses lunettes, que c’était une vieille habitude, et que le vieillard éprouvait une satisfaction infinie à lire le journal à haute voix.

« Je ne chercherai pas de prétexte pour l’en empêcher, dit Wemmick ; car il a si peu de plaisir… Y êtes-vous, vieux père ?

— J’y suis, John, j’y suis ! répondit le vieillard, en voyant qu’on lui parlait.

— Faites-lui seulement un signe de tête de temps en temps, quand il quittera le journal des yeux, dit Wemmick, et il sera heureux comme un roi. Nous écoutons, vieux père.

— Très-bien, John, très-bien ! repartit le joyeux vieillard, si content et si affairé, que c’était vraiment charmant de le voir.

Le vieillard, en lisant, me rappela la classe de la grand’tante de M. Wopsle, avec cette plaisante particularité, que sa voix semblait sortir par le trou de la serrure. Comme il avait besoin que les chandelles fussent près de lui, et comme il était toujours sur le point de brûler, soit sa tête, soit le journal, il demandait autant de surveillance qu’un moulin à poudre. Mais Wemmick était également infatigable dans sa douceur et dans sa vigilance, et le vieux continuait à lire, sans se douter des nombreux dangers dont on le sauvait à tout moment. Toutes les fois qu’il levait les yeux sur nous, nous exprimions tous le plus grand intérêt et la plus grande attention, et nous lui faisions des signes de tête jusqu’à ce qu’il continuât.

Comme Wemmick et miss Skiffins étaient assis l’un à côté de l’autre, et comme j’étais, moi, dans un coin obscur, j’observai une extension longue et graduelle de la bouche de M. Wemmick, en même temps que son bras se glissait lentement et graduellement autour de la taille de miss Skiffins. Avec le temps, je vis paraître sa main de l’autre côté de miss Skiffins ; mais, à ce moment, miss Skiffins l’arrêta doucement avec son gant vert, ôta son bras, comme si c’eût été une partie de son propre vêtement, et, avec le plus grand sang-froid, le déposa sur la table devant elle. Le calme de miss Skiffins, pendant cette opération, était un des spectacles les plus remarquables que j’eusse encore vus, et on aurait presque pu croire qu’elle le faisait machinalement.

Bientôt je vis le bras de Wemmick qui recommençait à disparaître, et graduellement je le perdis de vue. Un peu après, sa bouche commença à s’élargir de nouveau. Après un intervalle d’incertitude qui, pour moi du moins, fut tout à fait fatigant et presque pénible, je vis sa main paraître de l’autre côté de miss Skiffins. Aussitôt miss Skiffins l’arrêta avec le calme d’un placide boxeur, ôta cette ceinture ou ceste, comme la première fois, et la posa sur la table. Supposant que la table était l’image du sentier de la vertu, je dois déclarer que, pendant tout le temps que dura la lecture du vieux, le bras de Wemmick s’éloigna continuellement de ce sentier, et y fut non moins continuellement ramené par miss Skiffins.

À la fin, le vieillard tomba dans un léger assoupissement. Ce fut le moment pour Wemmick de produire une petite bouilloire, un plateau et des verres, ainsi qu’une bouteille noire à bouchon de porcelaine, représentant quelque dignitaire clérical, à l’aspect rubicond et gaillard. À l’aide de tous ces ustensiles, nous eûmes tous quelque chose de chaud à boire, sans excepter le vieux, qui ne tarda pas à se réveiller. Miss Skiffins composait le mélange, et je remarquai qu’elle et Wemmick burent dans le même verre. J’étais sans doute trop bien élevé pour offrir de reconduire miss Skiffins jusque chez elle ; et dans ces circonstances, je pensai que je ferais mieux de partir le premier. C’est ce que je fis, après avoir pris cordialement congé du vieillard, et passé une soirée extrêmement agréable.

Avant qu’une semaine fût écoulée, je reçus un mot de Wemmick, daté de Walworth, et m’informant qu’il espérait avoir avancé l’affaire dont nous nous étions occupés, et qu’il serait bien aise de me voir à ce sujet. Je me rendis donc de nouveau plusieurs fois à Walworth, et cependant je l’avais souvent vu et revu dans la Cité ; mais nous n’ouvrions jamais la bouche sur ce sujet dans la Petite Bretagne ou ses environs. Le fait est que nous trouvâmes un jeune et honorable négociant ou courtier maritime, établi depuis peu, et qui demandait un aide intelligent, en même temps qu’un capital, et qui, dans un temps déterminé, aurait besoin d’un associé. Un traité secret fut signé entre lui et moi au sujet d’Herbert ; je lui versai comptant la moitié de mes cinq cents livres, et je pris l’engagement de lui faire divers autres versements, les uns à certaines échéances sur mon revenu, les autres à l’époque où j’entrerais en possession de ma fortune. Le frère de miss Skiffins dirigea la négociation ; Wemmick s’en occupa tout le temps, mais ne parut jamais.

Toute cette affaire fut si habilement conduite, que Herbert ne soupçonna pas un instant que j’y fusse pour quelque chose. Jamais je n’oublierai le visage radieux avec lequel il rentra à la maison, une certaine après-midi, et me dit comme une grande nouvelle qu’il s’était abouché avec un certain Claricker, c’était le nom du jeune marchand, et que Claricker lui avait témoigné à première vue une sympathie extraordinaire, et qu’il croyait que la chance de réussir était enfin venue. À mesure que ses espérances prenaient plus de consistance et que son visage devenait plus radieux, il dut voir en moi un ami de plus en plus affectueux ; car j’eus là la plus grande difficulté à retenir des larmes de bonheur et de triomphe en le voyant si heureux. À la fin, la chose se fit, et le jour qu’il entra dans la maison Claricker, il me parla pendant toute la soirée avec l’animation du plaisir et du succès. Je pleurai alors réellement et abondamment, en allant me coucher, et en pensant que mes espérances avaient fait au moins un peu de bien à quelqu’un.

Maintenant commence à poindre un grand événement dans ma vie, et qui la fit dévier de sa route. Mais avant que je raconte, et que je passe à tous les changements qui s’ensuivirent, je dois consacrer un chapitre à Estelle. C’est bien peu accorder au sujet qui, depuis si longtemps, remplissait mon cœur.


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